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CHAPITRE III
(1737-1740)
ОглавлениеDéclaration de Meudon.—M. de la Galaizière est nommé intendant de Lorraine.—Son arrivée à Nancy.—Arrivée de Stanislas et de la reine Opalinska.—Froideur de la population.—Grande réserve de la noblesse.—Le roi s'entoure de ses amis polonais.—Austérité de la reine.—Goût du roi pour le beau sexe.—Scandales de la cour de Lunéville.
Par le traité de 1735 il était formellement stipulé qu'à la mort de Stanislas les duchés de Lorraine feraient retour à la France.
Sur les instances de son gendre, le roi de Pologne consentit à signer, le 30 septembre 1736, la déclaration de Meudon.
Moyennant une rente annuelle de 1,500,000 l. [32], Stanislas accordait au roi de France le droit de prélever en Lorraine toutes les impositions, de quelque nature qu'elles fussent, et d'administrer tous les domaines, bois, fermes, salines, étangs, etc.; il lui abandonnait en outre la nomination des magistrats et des fonctionnaires, la confection des lois, etc., en un mot tous les droits de la souveraineté. C'était une abdication anticipée.
Un intendant, nommé d'accord avec Louis XV, devait exercer au nom de Stanislas les mêmes fonctions que les intendants de province exerçaient en France. Le choix de la France se porta sur M. de la Galaizière qui fut nommé chancelier et garde des sceaux de Lorraine [33]. Il partit pour Nancy le 28 janvier 1737.
Le 21 mars eut lieu la prestation de serment en présence de toutes les autorités civiles et militaires; le nouveau chancelier lut les lettres patentes de Stanislas et de Louis XV.
Quelques heures plus tard, un grand banquet réunissait au château tous les fonctionnaires de l'État. A la fin du repas, le chancelier se leva et au milieu du silence général, il proposa de boire, en vin de Tokay, la santé de Sa Majesté polonaise. Aussitôt, et pour faire illusion sur l'enthousiasme des assistants, la voix de l'orateur fut couverte par un bruit assourdissant de fanfares, de trompettes, de timbales, de cors de chasse et de hautbois.
Le soir, un feu d'artifice allégorique, promettant aux Lorrains la paix et l'abondance, fut tiré à l'extrémité de la Carrière; trois mille lampions éclairaient la place, et tous les monuments de la ville étaient illuminés a giorno.
Ces réjouissances, en d'autres temps, eussent attiré une foule énorme; mais c'était en vain qu'on s'efforçait de persuader aux Lorrains qu'ils étaient satisfaits de leur sort. Le changement de gouvernement était pour eux un sujet de consternation et le regret de l'indépendance perdue était unanime. Aussi les habitants restaient-ils chez eux et ne prenaient-ils aucune part aux fêtes publiques [34].
A la fin de mars, Stanislas et la reine Catherine Opalinska prirent congé de leur gendre. Louis XV, qui traitait ses beaux-parents avec une rare désinvolture, les reçut debout, et malgré leurs révérences empressées il ne fit pas un pas au-devant d'eux; il ne les reconduisit pas davantage.
Ce fut le 3 avril 1737 que Stanislas se présenta à ses nouveaux sujets [35]. Il fit son entrée à Lunéville au bruit du canon et avec les réjouissances d'usage en pareil cas. Il fut rejoint quelques jours après par la reine Opalinska.
Comme le château était en réparations, les nouveaux souverains descendirent à l'hôtel de Craon, mis gracieusement à leur disposition par le prince. Ainsi, dès le premier jour, la famille de Craon se mettait en avant et reprenait le rôle prépondérant qu'elle avait joué sous le duc Léopold.
M. de Craon n'était pas du reste un inconnu pour le roi de Pologne. Avant la mort de Charles XII, Stanislas, retiré aux Deux-Ponts, y était souvent réduit au strict nécessaire. Dans un moment de détresse, il envoya ses bijoux à un joaillier de Lunéville avec ordre de les vendre. Le prince de Craon, mis au courant par le joaillier, s'empressa de prévenir Léopold; ce dernier, très noblement, chargea M. de Craon de renvoyer les bijoux à Stanislas avec une somme qui excédait leur valeur.
Le roi de Pologne, qui était par nature essentiellement reconnaissant et qui n'oubliait jamais les services qu'on avait pu lui rendre, garda une véritable gratitude à Léopold et aussi à M. de Craon qui avait été l'intermédiaire du bienfait. Le prince eut encore en plusieurs circonstances l'occasion d'obliger le roi, de telle sorte que quand ce dernier arriva en Lorraine, son premier soin fut d'attirer près de lui M. de Craon et ses enfants, qui tous s'empressèrent auprès du nouveau souverain.
Si son gendre le traitait sans aucuns égards, Stanislas entendait au contraire observer vis-à-vis de lui les règles de la bienséance la plus stricte. A peine installé il voulut envoyer l'homme le plus considérable du pays pour complimenter Louis XV et lui annoncer la «prise de possession». Son choix se porta sur M. de Craon.
Le prince accepta volontiers la mission dont le roi de Pologne le voulait charger et il partit pour Versailles, ainsi que la princesse. Tous deux ne devaient revoir la Lorraine qu'après de longues années d'exil.
En effet, tout en favorisant de tout son pouvoir, autant par lui-même que par les siens, le paisible établissement de Stanislas, le prince de Craon était resté fidèle à la vieille dynastie lorraine. Le duc François, qui l'aimait et avait dans ses talents et dans son caractère une confiance sans bornes, l'avait chargé de se rendre en Toscane avec le titre de ministre plénipotentiaire, pour être prêt à prendre possession du grand-duché à la mort de Gaston de Médicis.
Laissant ses enfants en Lorraine, M. de Craon partit donc pour Versailles; puis, quand il eut rempli sa mission, il prit avec la princesse la route de Florence; ils s'y installèrent définitivement et ils y tinrent un grand état de maison [36].
Avant de raconter les débuts du règne de Stanislas et la façon dont il organisa sa petite cour, voyons d'abord quels étaient ses pouvoirs et quels rapports il entretint avec son terrible chancelier.
Les pouvoirs de M. de la Galaizière étaient énormes; par le fait, il exerçait en Lorraine l'autorité absolue. C'était, du reste, un homme d'une remarquable valeur, et il est resté une des grandes figures administratives du dix-huitième siècle.
Stanislas eut-il à souffrir de l'état de dépendance dans lequel il vécut vis-à-vis de son chancelier? Cela n'est pas douteux. Mais La Galaizière était un homme du monde, aimable, distingué, bien élevé; il n'abusait pas de sa toute-puissance; sans jamais rien céder dans la réalité, en apparence il se montrait plein d'égards et de courtoisie, et il gardait toujours, vis-à-vis de Stanislas, les formes les plus respectueuses. Dans la vie de chaque jour, il savait habilement s'effacer et laisser au monarque les cérémonies extérieures, la pompe officielle, en un mot l'illusion de la souveraineté. Enfin, il déploya dans ses rapports avec son souverain tant de finesse et d'esprit qu'ils vécurent, non seulement en paix, mais souvent même sur un pied de véritable intimité. Le roi était sensible aux procédés courtois de son chancelier, et, bien que souvent en désaccord, il ne s'éleva jamais entre eux de conflit irréparable.
Et puis le roi était si bon, si bienveillant; il tenait si peu au pouvoir! Il ne le regrettait que parce qu'il ne pouvait pas faire tout le bien qu'il aurait souhaité, et, s'il souffrait quelquefois de n'être pas le maître, c'était en se trouvant impuissant devant la dureté de son chancelier.
Quand il vit à quel rôle infime se réduisaient ses fonctions royales, il s'y résigna avec philosophie et il s'ingénia à se créer des compensations. Débarrassé des soucis du pouvoir, il ne songea plus qu'à faire du bien autour de lui et à s'entourer d'une cour agréable où il pût goûter en repos les joies du cœur et de l'esprit. Mais la tâche était malaisée, et il lui fallut plusieurs années avant d'y parvenir. Longtemps les Lorrains, aussi bien dans le peuple que dans la noblesse, n'ont voulu voir dans le roi qu'un usurpateur; que des ennemis et des oppresseurs dans les fonctionnaires chargés de les administrer.
Le roi de Pologne était la bonté même, et il se trouvait certainement le prince le mieux fait pour gagner rapidement l'affection de ses nouveaux sujets. De plus, il ne manquait pas d'esprit et il sut fort habilement retourner peu à peu l'opinion en sa faveur.
Il avait appris sans déplaisir les marques si profondes d'attachement données par les Lorrains à la régente et aux princesses lors de leur départ.
«J'aime ces sentiments, s'était-il écrié en écoutant le récit des scènes attendrissantes qui s'étaient passées à Lunéville; ils m'annoncent que je vais régner sur un peuple qui m'aimera quand je lui aurai fait du bien.»
Ces phrases et d'autres semblables, colportées à l'envi, n'avaient pas sensiblement diminué l'hostilité des populations. L'antipathie pour le nouveau règne se manifestait de toutes manières. On commença par chansonner le souverain:
Oh! grands dieux! quelle culbute!
Après nos ducs quelle chute!
Monseigneur de la Galaizière,
Laire, laire, laire, lanlaire,
Laire, laire, laire, lanla.
Que ne laissais-tu à Meudon
Ce Roi qui ne l'est que de nom
Monseigneur de la Galaizière [37]
Les Lorrains se laissaient même volontiers aller à manifester leurs sentiments publiquement.
On raconte qu'un jour Stanislas et la reine traversaient en carrosse la place du marché de Nancy; ils furent fort mal accueillis et même poursuivis par les quolibets de la foule. La reine, indignée, voulait faire rechercher les coupables: «Laissez-les dire, lui répondit sagement Stanislas. Je veux leur faire tant de bien qu'ils me pleureront encore plus que leurs anciens princes.»
C'étaient particulièrement les paysans qui se montraient les plus récalcitrants; dans les campagnes s'élevaient fréquemment des rixes avec les soldats français.
Dans les villes, surtout dans celles où résidait la cour, l'antipathie ne fut pas de très longue durée. Quand on vit que la présence de Stanislas et des seigneurs de sa suite amenait le mouvement, l'animation, les fêtes, on se réjouit malgré tout de voir reprendre les affaires, et on cessa bientôt de garder rigueur à un régime si favorable à la prospérité des commerçants.
Quelle était l'attitude des nobles lorrains, et comment acceptaient-ils le nouveau régime?
A la suite du changement de dynastie, la noblesse lorraine s'était divisée. Les uns n'avaient pas voulu changer de maître et avaient suivi à Vienne la dynastie nationale. Les autres, escomptant l'avenir, s'étaient tout de suite tournés vers la France. D'autres, plus éclectiques, s'étaient tournés des deux côtés à la fois; ainsi, le marquis de Choiseul-Stainville, par un équitable partage, avait fait entrer son fils aîné dans l'armée française, le second dans l'armée autrichienne.
Quant à la noblesse restée dans le pays, les uns s'étaient précipités au-devant du soleil levant, au point de soulever l'écœurement de l'ancien duc François; les autres, la majorité, se tinrent d'abord assez à l'écart. Dans l'espoir de les rallier tous plus aisément, Stanislas leur distribua libéralement les charges de la nouvelle cour. Au nombre de ses chambellans, il compte bientôt les marquis de Choiseul, du Châtelet, de Rougey; les comtes de Ludres, de Nettancourt, de Sainte-Croix, de Brassac, d'Hunolstein, etc. Le comte de Béthune est grand chambellan, le comte d'Haussonville grand louvetier, le marquis de Custine grand écuyer; le marquis de Lambertye commande les gardes du corps [38].
Ajoutez une foule de chambellans d'honneur; de gentilshommes pour la chambre, pour la table, pour la chasse; de pages, etc., etc.
La cour de la reine Opalinska n'est pas moins brillante que celle de Stanislas. Les marquises de Boufflers, de Salles; les comtesses de Choiseul, de Raigecourt sont dames du palais.
Un chevalier d'honneur, un premier maître d'hôtel, des filles d'honneur, des gentilshommes, des aumôniers, des pages complètent le personnel de son entourage.
Ce n'était point par une ostentation qui était loin de ses goûts que Stanislas multipliait ainsi les charges et les fonctions; mais il cherchait à donner satisfaction à tout le monde [39].
Bien entendu, la grande majorité de ces charges étaient plus honorifiques que réelles; la plupart étaient des sinécures et bien peu de ces nombreux fonctionnaires touchaient des émoluments. Aussi ne se croyaient-ils nullement tenus à remplir les fonctions dont on les avait gratifiés; la plupart s'isolèrent dans leurs châteaux, se bornant à attendre les événements et voulant voir, avant de se décider, ce qu'on pouvait espérer du nouveau roi.
Stanislas lui-même, soit qu'il se méfiât de leurs sentiments, soit qu'il se trouvât plus agréablement dans le milieu polonais auquel il était habitué, ne fit pas au début de grands efforts pour les attirer.
Par un sentiment de reconnaissance bien rare chez un souverain, il n'eut garde d'oublier les services rendus, et son premier soin, en retrouvant un trône, fut de récompenser ses vieux amis, ceux qui avaient partagé les dangers de sa vie aventureuse et qui avaient été les compagnons fidèles de son infortune. Il leur distribua les plus belles charges de la cour.
Le duc Ossolinski, ce duc révolutionnaire qui avait profité de ses fonctions de grand trésorier de Pologne pour enlever les diamants de la couronne, fut nommé grand maître de la cour.
Le baron de Meszech, un vieux fidèle de Stanislas, eut le soin de maintenir l'ordre et la règle dans le palais avec le titre de grand maréchal. Le chevalier de Wiltz reçut le commandement du régiment de cavalerie du roi que l'on appelait Stanislas-Roi et le titre de grand écuyer.
Le comte Zaluski, grand référendaire de Pologne, devint grand aumônier de la cour.
Le secrétaire du roi, Solignac, eut la charge de secrétaire général du gouvernement de Lorraine. M. de Sali fut nommé premier écuyer; Miaskoski, gentilhomme pour la chasse, etc.; Mme de Linanges, dame d'honneur de la reine, etc.
Le comte de Thianges, celui qui avait accepté de jouer le rôle du roi quand Stanislas avait cherché, en 1733, à reconquérir le trône de Pologne, eut la charge de grand veneur; il fut chargé de toutes les chasses et de l'équipage pour le cerf, tant des chiens que des chevaux [40].
Le roi ayant fondé une école pour quarante-huit cadets, la moitié des places fut réservée aux enfants de ses fidèles Polonais.
Dans son zèle de reconnaissance, Stanislas émit même la prétention de nommer, à Remiremont et à Poussay, des chanoinesses polonaises; mais cette prétention souleva un beau tapage dans les illustres chapitres, et le roi dut s'empresser de renoncer à son idée.
Si ces nominations donnaient satisfaction au besoin de reconnaissance du monarque, elles déplurent à la noblesse lorraine. On s'étonna, non sans raison, de voir les plus belles charges de la cour attribuées à des étrangers, au détriment de ceux qui avaient tous les droits possibles de les remplir. Ce fut une raison de plus de bouder le nouveau régime.
Composée presque exclusivement de ces Polonais batailleurs, querelleurs, aux mœurs encore brutales, violentes, presque sauvages, la cour de Lorraine, au début, fut loin de ressembler à ce qu'elle avait été sous Léopold, et rien ne pouvait faire prévoir alors le lustre et l'éclat dont elle devait briller quelques années plus tard.
Moins encore peut-être que les courtisans polonais du roi, la reine Opalinska n'était pas faite pour donner à la cour du charme et de l'agrément.
Issue du sang des Piast, simples paysans devenus rois, Catherine Opalinska avait été mariée à quinze ans [41] à Stanislas qui n'en avait que dix-huit.
C'était une femme excellente, pieuse, généreuse, bienfaisante, ayant sans cesse la main ouverte à toutes les infortunes; mais elle était d'une piété rigide, et l'austérité de ses mœurs était extrême.
Elle pratiquait l'humilité, lavait les pieds des pauvres à certaines grandes fêtes de l'année, portait elle-même ses aumônes; enfin, elle donnait l'exemple des plus rares vertus.
Elle ne se bornait pas aux pratiques intimes de la piété; elle aimait les cérémonies extérieures de l'Église. En 1739, au moment de la grande mission, on la vit suivre avec ponctualité tous les exercices; on la vit avec le roi, un flambeau à la main, renouveler les promesses du baptême, visiter le calvaire, suivre les processions. Vingt mille spectateurs fondaient en larmes à ce spectacle.
Pour tous, elle était un objet de vénération, mais aussi de crainte. Stanislas lui-même la redoutait. Quand il accordait quelque grâce pour laquelle il n'était pas certain de son agrément, il disait: «Surtout, n'en parlez pas à la reine.»
Les personnes appelées à vivre dans son intimité se plaignaient souvent de l'inégalité de son humeur. Sa santé délicate contribuait encore à la rendre morose, sévère; quelques-uns disaient même acariâtre.
La reine du reste détestait la Lorraine et elle caressa toujours le secret espoir de retourner finir ses jours en Pologne. Tout lui déplaisait à Lunéville, le château, l'eau, l'air, par-dessus tout les habitants, et elle ne dissimulait pas ses sentiments; aussi était-elle peu aimée.
On peut aisément supposer que la cour de Lorraine serait rapidement devenue une cour des plus tristes si Catherine avait pu la diriger à sa guise. Mais Stanislas était loin de partager les goûts d'austérité de sa femme et, tout en étant lui-même profondément religieux, il aimait la gaieté, le plaisir, voire même le beau sexe.
Il éprouvait même pour lui un attrait tout particulier et ses cinquante-cinq ans bien sonnés ne l'empêchaient pas de lui rendre des hommages empressés.
C'est le seul point sur lequel la reine Opalinska n'eut pas gain de cause; ses colères, ses indignations, ses anathèmes laissaient le roi fort indifférent, et il ne se montrait pas moins friand de «ses petites peccadilles», comme il appelait ses infidélités.
L'exemple donné par Stanislas sera naturellement suivi par les courtisans; l'on jouira à la cour de Lunéville d'une grande indépendance morale. Il y aura bien des intrigues, bien des maris trompés, souvent bien des scandales et des éclats.
Quand il arriva en Lorraine, Stanislas traînait à sa suite, comme favorite, la duchesse Ossolinska [42], sa cousine germaine; il avait éprouvé pour elle des sentiments très vifs. C'est grâce à ces sentiments que le duc, le mari, auquel, de toute justice, le roi devait bien une compensation, avait été nommé grand maître de la nouvelle cour.
La liaison de Stanislas avec sa cousine durait déjà depuis assez longtemps et, bien que le roi commençât à se lasser, elle subsista, avec quelques passades, pendant les premières années du séjour à Lunéville.
La duchesse Ossolinska avait une sœur, la belle comtesse Jablonowska, palatine de Russie. Stanislas passait également pour n'avoir pas été insensible à ses charmes et il l'avait comblée de faveurs. Puis la comtesse s'était attachée au chevalier de Wiltz, un des plus fidèles Polonais du roi, et elle l'aimait avec tant de passion qu'elle lui pardonnait même ses infidélités. Leur liaison n'était un mystère pour personne.
Le duc de Bourbon avait remarqué la comtesse pendant le séjour de Stanislas à Meudon, et il avait eu un instant l'idée de l'épouser; mais, quand il connut sa liaison avec Wiltz, il y renonça.
Le prince de Châtellerault-Talmont eut plus de confiance en lui, ou en elle, si on préfère, et il en fit sa femme, mais à la condition qu'elle ne reverrait jamais le chevalier; la comtesse promit tout ce qu'on voulut, et, quand elle fut princesse de Talmont, elle reprit paisiblement ses relations avec de Wiltz comme par le passé [43].
Mme du Deffant a tracé d'elle ce portrait mordant:
«Mme de Talmont a de la beauté et de l'esprit... Sa conversation est facile et a tout l'agrément et toute la légèreté français. Sa figure même n'est point étrangère; elle est distinguée sans être singulière. Un seul point la sépare des mœurs, des usages et du caractère de notre nation, c'est sa vanité... Elle se croit parfaite, elle le dit et elle veut qu'on la croie... Son humeur est excessive... elle ne sait jamais ce qu'elle désire, ce qu'elle craint, ce qu'elle hait, ce qu'elle aime.... L'heure de sa toilette, de ses repas, de ses visites, tout est marqué au coin de la bizarrerie et du caprice... Elle est crainte et haïe de tous ceux qui sont forcés de vivre avec elle.... L'agrément de sa figure, la coquetterie qu'elle a dans les manières séduisent beaucoup de gens, mais les impressions qu'elle fait ne sont pas durables.... Cependant, parmi tant de défauts, elle a de grandes qualités... Enfin, c'est un mélange de tant de bien et de tant de mal, que l'on ne saurait avoir pour elle aucun sentiment bien décidé: elle plaît, elle choque, on l'aime, on la hait, on la cherche, on l'évite.»
La princesse et le chevalier s'étaient empressés d'accompagner Stanislas à Lunéville, et Wiltz avait été nommé colonel du régiment de cavalerie du roi.
Le prince de Talmont lui aussi avait cru devoir suivre sa femme, mais il n'était pas assez aveugle pour ne pas s'apercevoir qu'elle avait repris avec Wiltz les habitudes anciennes. Contrairement aux usages du temps, il en montra beaucoup de mauvaise humeur, tant et si bien qu'il cherchait partout l'occasion de provoquer son rival. Une querelle s'éleva un jour entre eux dans le propre palais du roi; sans respect pour le lieu, et malgré les efforts des assistants, ils tirèrent l'épée, cherchant à s'entr'égorger. On courut chercher Stanislas qui eut toutes les peines du monde à les séparer.
Mais, à la suite de ce scandale, le prince de Talmont quitta la Lorraine, et il retourna se fixer à Paris en déclarant qu'il ne reverrait jamais sa femme.
Bientôt, tout s'arrangea pour le mieux, car le chevalier de Wiltz eut l'à-propos de mourir en 1738 [44]. C'était le cas où jamais de raccommoder deux époux que séparait un simple malentendu. Sollicité par la duchesse Ossolinska, Stanislas fit agir le confesseur de M. de Talmont. Cet excellent jésuite persuada facilement à son pénitent qu'il était de son devoir de retourner vivre avec sa femme, au moins sous le même toit, pour la plus grande édification du prochain. C'est ce qui eut lieu en effet. Comme récompense et par un juste retour des choses de ce monde, le roi donna à M. de Talmont le régiment du chevalier de Wiltz [45].
Un autre scandale, et non des moindres, fut causé par le comte de Salm, rhingrave du Rhin. Étant venu faire un long séjour à Lunéville, il courtisa les femmes de la cour, en compromit plusieurs; puis, tout à coup, s'amouracha de Mme de Lambertye, chanoinesse de Remiremont, qui se trouvait à ce moment chez sa mère. La chanoinesse ne se montra pas trop cruelle et elle répondit à la passion du comte; mais les jeunes gens furent imprudents; la mère, prévenue, par une amie délaissée, des rendez-vous amoureux de sa fille, fouilla dans ses papiers et trouva la correspondance des deux amants. Outrée de colère, «elle rossa d'abord d'importance» la chanoinesse, puis elle mit le rhingrave en demeure de l'épouser. Mais ce dernier répondit avec désinvolture qu'il était déjà engagé avec la fille du prince de Horn, et il partit aussitôt pour les Flandres. On étouffa l'histoire et l'on s'empressa de marier la coupable au neveu de l'abbé de Saint Pierre.
Les chapitres nobles de Lorraine faisaient du reste beaucoup trop souvent parler d'eux. Les chanoinesses vivaient fort librement et il éclatait des scandales qu'il était difficile d'étouffer complètement [46].
En 1742, une chanoinesse de l'abbaye de Poussay, Mlle de Béthisy, se brûla tout uniment la cervelle à la suite de chagrins d'amour, et de quel amour! Elle appartenait à la meilleure famille; fille de la marquise de Mézières, elle avait pour sœurs la princesse de Montauban et la princesse de Ligne. Elle était charmante; elle avait de l'esprit, beaucoup de caractère, parlait plusieurs langues; mais on lui reprochait ses opinions politiques trop avancées. Elle allait être nommée abbesse lorsqu'elle disparut subitement; ses compagnes prétendirent qu'elle s'était enfuie pour aller faire ses couches. Prises d'un accès de scrupules assez rare, elles écrivirent à la reine, qui protégeait Mlle de Béthisy, que le voyage de leur compagne déshonorait la maison et elles demandèrent son exclusion.
Mlle de Béthisy cependant rentra à l'abbaye, mais elle ne se montra pas plus sage et elle eut encore d'autres aventures. Enfin, elle se prit d'une passion folle pour son propre frère, le chevalier; ce dernier, après avoir répondu à ses avances, l'abandonna. Désespérée, la chanoinesse chercha à se consoler avec M. de Meuse; mais elle ne put oublier son frère, et, le trouvant cette fois insensible, elle prit le parti de se tuer. Elle chargea un pistolet de trois balles et se les logea dans la tête avec tant de sang-froid qu'entrées par la tempe droite elles sortirent par la tempe gauche.
Une future abbesse qui se supprimait si résolument! Le scandale fut grand; mais Stanislas défendit de faire aucune recherche sur ce suicide.
Le roi de Pologne déplorait d'autant plus tous ces scandales et la rudesse des mœurs qui l'entouraient qu'il avait été à même, pendant son séjour à Meudon, d'apprécier les charmes d'une cour civilisée. Aussi, après avoir subi presque complètement l'influence de son entourage polonais, ne tarda-t-il pas à vouloir s'en dégager. Nous allons le voir bientôt s'efforcer de grouper autour de lui des esprits distingués, des femmes aimables, habituées aux formes élégantes et raffinées, et de faire revivre, à Lunéville, les mœurs polies et charmantes, le ton et les habitudes d'urbanité, le goût des lettres et des arts qu'il avait tant admirés à la cour de sa fille.
En se ralliant sans hésiter au nouveau souverain, les membres de la famille de Beauvau-Craon rendirent à Stanislas le plus signalé service et ils l'aidèrent puissamment à atteindre le but qu'il poursuivait. Rien donc d'étonnant à ce que le roi se montrât reconnaissant et comblât de faveurs une famille si puissante, et dont l'exemple ne pouvait être que profitable.
Aussi en toutes circonstances les enfants du prince de Craon reçurent-ils les plus hautes marques d'estime et de considération.
Dès son arrivée en Lorraine, Stanislas désigna la jeune marquise de Boufflers pour remplir les fonctions de dame du palais de la reine. Peu après son mari fut nommé capitaine des gardes [47].
En 1738, la jeune femme étant accouchée d'un fils, c'est Stanislas qui fut le parrain du nouveau-né. L'enfant, était même né dans des circonstances assez particulières. La mère revenait de Bar-le-Duc en chaise de poste lorsqu'elle fut prise des premières douleurs; on n'eut même pas le temps de la transporter jusqu'au village voisin, elle accoucha sur la grande route et le valet de chambre qui courait la poste avec elle dut faire l'office de sage-femme. Cet enfant, qui par la suite devint un grand voyageur comme sa naissance semblait l'y prédestiner, fut le célèbre chevalier de Boufflers.
La même année, la sœur de Mme de Boufflers, Mme de La Baume-Montrevel, devint à son tour dame du palais.
En 1739, une autre sœur de Mme de Boufflers, la princesse douairière de Lixin, dont le mari avait été tué en duel par Richelieu [48], se remaria avec le marquis de Mirepoix, ambassadeur de France à Vienne. Le mariage eut lieu dans la chapelle de l'hôtel de Craon, la nuit du 2 au 3 janvier 1739; bien entendu Stanislas assista à la cérémonie. Il avait auparavant offert aux époux un magnifique repas dans son château d'Einville et il les avait comblés des plus riches cadeaux.
Le frère de Mme de Boufflers, le prince de Beauvau, est plus favorisé encore. Stanislas désirant avoir un régiment de gardes, il leva ce régiment en Lorraine; les officiers furent choisis dans la noblesse de la province et le corps attaché au service de France [49]. C'est le jeune marquis de Beauvau qui en fut nommé colonel; mais comme il était à peine âgé de vingt ans et qu'il n'avait encore jamais servi, on lui donna, pour colonel en second, M. de Montcamp, qui fut chargé de le former [50].
Ce n'était pas encore assez.
Le 8 avril 1739 Louis XV, à la sollicitation de Stanislas, envoie à M. de Craon et à son frère des lettres patentes ainsi conçues: «Considérant que le marquis de Beauvau, mestre de camp, colonel du régiment de la Reine, et le prince de Craon, viennent de la même tige que Isabeau de Bavière, 8e ayeule de S. M., elle les autorise, ainsi que leurs enfants nés ou à naître en légitime mariage, à prendre le titre de cousins de S. M., dans tous les actes, etc., et S. M. leur écrira de même.»
Enfin en 1742 le roi de Pologne, qui ne cesse de s'occuper de la famille de Beauvau, écrit au cardinal de Fleury pour solliciter l'abbaye de Saint-Pierre à Metz, en faveur de Mme de Beauvau, chanoinesse de Remiremont. «Tout ce que je puis dire par une parfaite connaissance de cause, écrit-il, c'est que c'est une dame très respectable par toutes ses belles qualités, et comme on ne vous gagne que par la vertu, je suis persuadé que vous aurez égard à la sienne.»