Читать книгу Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8 - George Gordon Byron - Страница 4

LES DEUX FOSCARI
LES DEUX FOSCARI
TRAGÉDIE HISTORIQUE
ACTE III

Оглавление

SCÈNE PREMIÈRE

(La prison de Jacopo Foscari.)

JACOPO FOSCARI, seul

Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des murs où ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs des prisonniers, le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie de la mort, les imprécations du désespoir! Voilà donc pourquoi je revins à Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du cœur des hommes. Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était rien; c'est ici que le mien va se consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer après elle comme la colombe éloignée de son nid, alors qu'elle s'élance dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractères sont tracés sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux de mes tristes prédécesseurs dans ces lieux, l'époque de leur désespoir, la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme une épitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le récit du malheureux captif est gravé sur les barreaux de sa prison, comme les souvenirs de l'amant sur l'écorce de quelque grand arbre confident de son nom et de celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms me sont connus; ils sont néfastes comme le mien que je vais mettre à leur suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais lire ou écrire d'autres êtres que des infortunés.

(Il trace son nom. – Entre un familier des Dix.)

LE FAMILIER

Je vous apporte de la nourriture.

JACOPO FOSCARI

Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lèvres desséchées: – de l'eau!

LE FAMILIER

En voici.

JACOPO FOSCARI, après avoir bu

Je vous remercie; je suis mieux.

LE FAMILIER

J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à votre jugement définitif.

JACOPO FOSCARI

Jusqu'à quand?

LE FAMILIER

Je l'ignore. – J'ai de plus reçu l'ordre de laisser parvenir jusqu'à vous votre noble épouse.

JACOPO FOSCARI

Ah! ils se ralentissent donc? – j'avais cessé de l'espérer: il était tems.

(Entre Marina.)

MARINA

Mon bien-aimé!

JACOPO FOSCARI, l'embrassant

Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur!

MARINA

Nous ne nous séparerons plus.

JACOPO FOSCARI

Comment! voudrais-tu partager un cachot?

MARINA

Oui; la torture, la tombe, tout! – tout avec toi; mais la tombe la dernière de toutes, car là nous ne saurions plus que nous sommes réunis: néanmoins je la partagerais plutôt encore qu'une séparation nouvelle; c'est déjà trop d'avoir survécu à la première. Comment te trouves-tu? tes pauvres membres? Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur-

JACOPO FOSCARI

C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre encore, qui a fait refluer le sang vers mon cœur, et rendu mes joues comme les tiennes; car toi aussi, tu es pâle, chère Marina.

MARINA

C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais ne pénétra un rayon de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier, qui semble favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant aux vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, même tes yeux; – mais non, tes yeux brillent-oh! comme ils étincellent!

JACOPO FOSCARI

Et les tiens! – mais cette torche m'empêche de voir.

MARINA

Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici quelque chose?

JACOPO FOSCARI

D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec l'obscurité: la plus faible lueur qui pénètre à travers les crevasses de ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat du soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde, sauf pourtant celles de Venise. À l'instant même où tu es entrée, j'étais occupé à écrire.

MARINA

Quoi donc?

JACOPO FOSCARI

Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du nom de celui qui m'a précédé dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses.

MARINA

Et celui-là, qu'est-il devenu?

JACOPO FOSCARI

Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par là ils semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesèrent sur les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu moi-même? on le demandera bientôt, on n'obtiendra que la même réponse: – un doute, un soupçon douloureux, – à moins que tu ne racontes mes infortunes.

MARINA

Moi, parler de toi?

JACOPO FOSCARI

Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie du silence n'est pas éternelle; on peut étouffer la vérité, mais le murmure des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles, même celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mémoire, mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre.

MARINA

Ta vie est en sûreté.

JACOPO FOSCARI

Et ma liberté?

MARINA

C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner.

JACOPO FOSCARI

Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mélodie bien pénétrante, mais aussi bien passagère. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est pas tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir le risque de la mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gémissement, ou du moins avec un cri qui faisait pâlir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut tempérer l'horreur, – et tel est cet étroit cachot, où je dois respirer pendant longues années.

MARINA

Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient de ce vaste empire dont ton père est le souverain.

JACOPO FOSCARI

Cette pensée ajoute encore à mes souffrances. Mon sort est commun à plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui languissent comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois cependant, mon cœur, à cette idée, se relève; l'espérance glisse jusqu'à moi de ces épaisses lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour que je connaisse; car, excepté la torche du geolier et une sorte de lampyris, qui la dernière nuit est venue se prendre dans les filets de cette énorme araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence de rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas à la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la société.

MARINA

Je ne te quitterai plus.

JACOPO FOSCARI

Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont accordé, – ils ne l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'êtres vivans, – pas de livres, – cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils appellent annales, histoires, ce que vous voudrez, et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes comme autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé. Aussi j'ai dirigé mon étude vers ces murailles, peinture de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec toutes ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la salle bâtie à quelques pas de là, où sont renfermés les cent portraits des Doges et le récit de leurs actions.

MARINA

Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider dans leur dernier conseil.

JACOPO FOSCARI

Je le sais: – regarde.

(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il a subie.)

MARINA

Non, non, – ce n'est plus cela: leur cruauté même s'est ralentie.

JACOPO FOSCARI

En quoi donc?

MARINA

Tu retournes à Candie.

JACOPO FOSCARI

Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais endurer mon cachot: c'était encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'océan, le vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore à la hauteur des vagues, et continue fièrement sa course. Mais là-bas, dans cette île maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans, mon ame, telle qu'un bâtiment naufragé, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je périrai dans une cruelle agonie.

MARINA

Mais ici?

JACOPO FOSCARI

Je périrai de même; – mais en moins de tems, et moins péniblement. Eh quoi! prétendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien que leur demeure et leur héritage?

MARINA

Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de t'accompagner dans ton exil, mais je ne partage pas ton désespoir. Cet amour que tu conserves pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits, s'il nous était permis de profiter de la douce liberté de l'air et de la terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de palais et de prisons n'est pas un Éden; ses premiers habitans étaient de misérables proscrits.

JACOPO FOSCARI

Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables!

MARINA

Et cependant, vois: refoulés par les Tartares dans ces îles étroites, et soutenus par cette énergie antique (tout ce qui leur restait de l'héritage de Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui tant de fois devint l'occasion d'une grande prospérité?

JACOPO FOSCARI

Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens patriarches, une autre contrée, suivi comme eux de leurs familles et de leurs troupeaux; si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou, comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes de l'Italie, j'aurais sans doute encore donné quelques pleurs à mon ancienne contrée, quelques pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et de concert avec les miens, qui n'auraient pas cessé de m'entourer, j'aurais créé une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-être alors aurais-je supporté mon sort-bien que je n'ose l'assurer!

MARINA

Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres le supporteront encore!

JACOPO FOSCARI

Oui; – mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle terre, ont survécu à leurs maux; de leur nombre, de leur succès: qui aurait pu compter les cœurs brisés en silence par cet exil? Qui pourrait compter les victimes de cette maladie 1 qui, de l'impitoyable mer, semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie; qui les représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher de se précipiter devant l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mélodie traînante 2 qui, tout d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard éloigné de ses hauteurs couronnées de neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets, mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il expire de désespoir. Vous appelez cela de la faiblesse! c'est de la force; c'est la source de tous les sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est incapable de rien aimer.

MARINA

Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit.

JACOPO FOSCARI

Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon cœur comme la malédiction d'une mère; – l'empreinte en brûle mon front. Ces exilés dont vous me parlez, ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une dans l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies et confondues: – moi, je suis seul.

MARINA

Non, tu ne le seras plus: – ne vais-je pas avec toi?

JACOPO FOSCARI

Chère Marina! – et nos enfans?

MARINA

Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre odieuse politique (qui se joue de tous les liens et les brise à son plaisir) ne nous permettent pas de les emmener avec nous.

JACOPO FOSCARI

Et toi, peux-tu donc les quitter?

MARINA

Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils sont, pour vous apprendre à l'être moins vous-même; apprenez par-là à étouffer des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus sacrés encore le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de savoir souffrir.

JACOPO FOSCARI

N'ai-je encore rien supporté?

MARINA

Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre à ne pas être épouvanté d'une perspective qui n'a plus rien de pénible, comparée à tout ce que vous avez déjà souffert.

JACOPO FOSCARI

Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite loin de Venise; vous n'avez jamais vu s'éloigner progressivement ses ravissantes tourelles, alors que chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau semble frapper et entr'ouvrir votre cœur; vous n'avez jamais vu le jour s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son auréole calme et rougissante; puis, ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les retrouver.

MARINA

Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à l'idée de quitter cette ville bien-aimée (car elle le mérite bien sans doute), et cette prison d'état que vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions à la voile avant la nuit.

JACOPO FOSCARI

Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon père?

MARINA

Vous le verrez.

JACOPO FOSCARI

Où?

MARINA

Ici ou dans l'appartement ducal: – il n'a pas dit où. Que ne supportez-vous votre exil comme il le supporte!

JACOPO FOSCARI

Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé de murmurer un instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre témoignage de pitié ou de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur ses cheveux blancs le soupçon des Dix, et sur ma tête des malheurs accumulés.

MARINA

Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont épargnés?

JACOPO FOSCARI

Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient interdit ce bonheur, comme la première fois qu'ils m'exilèrent.

MARINA

Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la république, et je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les libres vagues. – Partons! ah! partons aux extrémités du monde, s'il le faut; mais loin de cette horrible, injuste et-

JACOPO FOSCARI

Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie?

MARINA

Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes s'élevant au ciel contre elle; les accens de désespoir des esclaves enchaînés, des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, des enfans, des pères, et de tous les sujets courbés sous le joug de dix vieilles têtes; enfin, jusqu'à ton silence. Et quand tu pourrais encore alléguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi, voudrait le faire à ta place?

JACOPO FOSCARI

Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais qui vient ici?

(Entre Lorédano suivi de familiers.)

LORÉDANO, aux familiers

Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.

(Les familiers se retirent.)

JACOPO FOSCARI

Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite.

LORÉDANO

Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans ces sortes de lieux.

MARINA

Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. Venez-vous ici pour nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage auprès de nous?

LORÉDANO

Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoyé vers votre mari pour lui apprendre le décret des Dix.

MARINA

L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît.

LORÉDANO

Et comment?

MARINA

Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, non sans doute avec les délicates précautions que vous aurait suggérées votre naïve sensibilité; mais enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins malfaisans, bien que leur venin soit moins lâche.

JACOPO FOSCARI

Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de telles paroles?

MARINA

À lui faire connaître qu'il est connu.

LORÉDANO

La belle dame doit conserver les priviléges de son sexe.

MARINA

Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier.

LORÉDANO

Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. Foscari, – vous connaissez donc votre sentence?

JACOPO FOSCARI

Je retourne à Candie?

LORÉDANO

Oui, – pour la vie.

JACOPO FOSCARI

Pour peu de tems.

LORÉDANO

J'ai dit-pour la vie.

JACOPO FOSCARI

Et je répète-pour peu de tems.

LORÉDANO

Une année d'emprisonnement à la Cannée, – ensuite la liberté de l'île entière.

JACOPO FOSCARI

C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes yeux comme la prison qui doit la précéder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne?

LORÉDANO

Oui, si elle le veut.

MARINA

Qui a réclamé pour moi cette justice?

LORÉDANO

Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.

MARINA

Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses semblables.

LORÉDANO

Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui offre.

MARINA

Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité! – Mais assez.

JACOPO FOSCARI

Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de tems pour nous préparer, et que votre présence est pénible pour cette dame, dont la famille est noble comme la vôtre.

MARINA

Plus noble.

LORÉDANO

Comment, plus noble?

MARINA

Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est généreux, quand nous voulons exprimer la pureté de sa race. Je le sais, bien que née à Venise où l'on ne connaît guère que des coursiers de bronze; mais je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont abordé sur les côtes d'Égypte, et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore: l'homme généreux? Si la famille est quelque chose, c'est pour les vertus, plutôt que pour les années qu'elle rappelle; et la mienne, aussi ancienne que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh! n'affectez pas de l'indignation, – mais reportez vos yeux en arrière; considérez votre arbre généalogique aux feuillages si verts, aux fruits si mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres qui rougiraient eux-mêmes d'un fils tel que vous, – cœur aride et dévoré de haine!

JACOPO FOSCARI

Encore, Marina!

MARINA

Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager.

JACOPO FOSCARI

Cela serait difficile.

MARINA

Nullement. Il les partage déjà: – c'est en vain qu'il cherche à dérober ses angoisses sous un front de marbre et sous un dédaigneux sourire; il les partage. Quelques mots précis de vérité confondent les suppôts de l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai mis un instant son ame à l'épreuve, comme le fera avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois comme il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort, les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur ses semblables. Mais ces armes ne sont pas défensives, car j'ai percé du premier coup son cœur glacé. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est plus à plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour avance l'heure inévitable de son châtiment.

JACOPO FOSCARI

Vous avez perdu la raison.

MARINA

Cela peut être; mais quelle est la cause de ce délire?

LORÉDANO

Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.

MARINA

Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lâche triomphe, à la vue de notre déplorable situation. Vous veniez pour écouter froidement nos prières, – pour compter nos pleurs et nos sanglots, – pour contempler le naufrage auquel vous aviez réduit mon époux, le fils de votre souverain; en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime, – idée devant laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à tous les hommes! Qu'en est-il résulté? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant que votre scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le désirer: et cependant, comment vous trouvez-vous?

LORÉDANO

Comme un roc.

MARINA

Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent sillonnés. Allons, Foscari! éloignons-nous, et laissons cet être vil, le seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes, mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où ils se fermeront sur lui.

(Entre le Doge.)

JACOPO FOSCARI

Mon père!

LE DOGE, l'embrassant

Jacopo! mon fils! – mon fils!

JACOPO FOSCARI

Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu prononcer mon nom-notre nom!

LE DOGE

Mon enfant! que ne peux-tu savoir-

JACOPO FOSCARI

Il m'est échappé rarement des murmures.

LE DOGE

C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.

MARINA

Doge! regardez-là! (Elle indique Lorédano.)

LE DOGE

Je vois cet homme-eh bien?

MARINA

De la prudence!

LORÉDANO

Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est naturel qu'elle la recommande aux autres.

MARINA

Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien forcés de se trouver en face du vice; c'est auprès de tes semblables que je la recommande, comme je le ferais à celui dont le pied serait prêt de toucher une vipère.

LE DOGE

Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je connais Lorédano.

LORÉDANO

Vous pouvez le connaître mieux encore.

MARINA

Oui, mais non pas plus pervers sans doute.

JACOPO FOSCARI

Mon père, ne perdons pas ces dernières heures dans de stériles reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernière entrevue?

LE DOGE

Tu vois ces cheveux blancs.

JACOPO FOSCARI

Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon père, embrassez-moi! je vous ai toujours aimé, – jamais plus qu'aujourd'hui. Ayez soin de mes enfans, – ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient pour vous tout ce que je fus long-tems moi-même, et jamais ce que je suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas les voir aussi?

MARINA

Non, – pas ici.

JACOPO FOSCARI

Partout ils peuvent embrasser leurs parens.

MARINA

Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans un lieu qui pourrait mêler à leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours naturel de leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils dorment tranquilles; ils ignorent que leur père n'est qu'un malheureux proscrit. Je sais bien que leur destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la reçoivent qu'à titre de succession, et non pas comme un droit de leur enfance même. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont également à celles de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile, – ce cachot lui-même, creusé au-dessous de la source des eaux, et enfermant dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait être à craindre pour eux: ce n'est pas leur atmosphère, bien que vous, – vous aussi, – et avant tous les autres, et comme en étant le plus digne, -vous, noble Lorédano, vous puissiez respirer ici sans le moindre danger.

JACOPO FOSCARI

Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. Ainsi, je m'éloignerai sans les avoir vus.

LE DOGE

Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement.

JACOPO FOSCARI

Et faudra-t-il tous les quitter?

LORÉDANO

Il le faut.

JACOPO FOSCARI

Sans une seule exception?

LORÉDANO

Ils sont le bien de l'état.

MARINA

Je supposais qu'ils étaient le mien.

LORÉDANO

Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte à la puissance maternelle.

MARINA

C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils malades? on me les confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des soldats, des sénateurs, des esclaves, des proscrits, – ce que vous voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des épouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état pour ses fils et les mères de ses fils!

LORÉDANO

L'heure approche, et les vents sont favorables.

JACOPO FOSCARI

Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont soufflé dans leur liberté?

LORÉDANO

Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait à une portée d'arc de la riva di Schiavoni.

JACOPO FOSCARI

Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez mes enfans à voir leur père.

LE DOGE

Allons, mon fils, du courage!

JACOPO FOSCARI

Je ferai tous mes efforts.

MARINA

Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui aux bons offices duquel nous sommes en partie redevables de notre captivité passée.

LORÉDANO

Et de la délivrance présente.

LE DOGE

Il dit vrai.

JACOPO FOSCARI

Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de mes chaînes pour des chaînes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'eût pas sollicité; mais je ne lui reproche rien.

LORÉDANO

Le tems presse, signor.

JACOPO FOSCARI

Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil séjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant pour la dernière fois ces murailles humides et-

LE DOGE

Enfant! pas de pleurs.

MARINA

Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu des tortures, elles ne peuvent ici le déshonorer. Elles soulageront son cœur, – ce cœur trop sensible, – et je saurai essuyer ces larmes amères ou y joindre les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire tant de plaisir au méchant qui nous contemple. Sortons. Doge! conduisez-nous.

LORÉDANO, aux familiers

La torche!

MARINA

Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, suivie par Lorédano, pleurant comme un avide héritier.

LE DOGE

Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main.

JACOPO FOSCARI

Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! c'était moi qui devais être votre soutien.

LORÉDANO

Prenez mon bras.

MARINA

Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vénéneux. Signor, arrêtez! nous savons bien que si la main des vôtres devait nous sortir du gouffre où nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de nous la présenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe à la tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.

1

La calenture.

2

Allusion à l'air suisse (le ranz des vaches) et à ses effets.

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8

Подняться наверх