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LES DEUX FOSCARI
LES DEUX FOSCARI
TRAGÉDIE HISTORIQUE
ACTE V

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SCÈNE PREMIÈRE

(Les appartemens du Doge.)

LE DOGE, DOMESTIQUE

DOMESTIQUE

Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir.

LE DOGE

Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.

(Le domestique sort.)

OFFICIER

Prince! j'ai rempli votre ordre.

LE DOGE

Quel ordre?

OFFICIER

Un bien triste. – J'ai disposé le convoi de-

LE DOGE

Oui-oui-oui, – pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop vieux, – aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi.

(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des Dix.)

LE DOGE

Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!

LE CHEF DES DIX

Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier malheur privé.

LE DOGE

Assez-assez de cela.

LE CHEF DES DIX

Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?

LE DOGE

Je le reçois comme on le présente. – Poursuivez.

LE CHEF DES DIX

Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république, et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un éclat digne de celle d'un prince.

LE DOGE

L'ai-je bien entendu?

LE CHEF DES DIX

Ai-je besoin de répéter?

LE DOGE

Non. – Avez-vous fait?

LE CHEF DES DIX

J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse.

LE DOGE

Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.

LE CHEF DES DIX

Nous n'avons plus qu'à nous retirer.

LE DOGE

Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire.

LE CHEF DES DIX

Parlez!

LE DOGE

Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, on m'en a refusé la liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma conscience: – je ne puis violer mon serment.

LE CHEF DES DIX

Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de votre assentiment.

LE DOGE

La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité, – je la tiens de toute la république; quand la volonté générale sera consultée, alors je pourrai vous donner une réponse.

LE CHEF DES DIX

Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le moindre poids.

LE DOGE

Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un moment. Décrétez-ce qu'il vous plaira.

LE CHEF DES DIX

Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous envoient?

LE DOGE

Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX

Nous nous retirons respectueusement.

(La députation sort. – Un domestique entre.)

LE DOMESTIQUE

Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience.

LE DOGE

Mon tems est à elle.

(Entre Marina.)

MARINA

Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble; – peut-être souhaitiez-vous d'être seul?

LE DOGE

Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces.

MARINA

Oui, conservons-les pour les objets-Oh! mon cher Jacopo!

LE DOGE

Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir.

MARINA

Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages, si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il n'eût pas été de Venise.

LE DOGE

Ou le fils d'un prince.

MARINA

Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il était le fils aîné, et-

LE DOGE

Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.

MARINA

Comment?

LE DOGE

Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains hochets!

MARINA

Les tyrans! et dans un tel jour encore!

LE DOGE

Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y eusse été sensible.

MARINA

Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment? – Ô vengeance! mais hélas! celui qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut plus aider son père.

LE DOGE

Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies au lieu de celle-

MARINA

Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé, – je l'ai idolâtré! et je l'ai vu supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je espérer de le voir venger? – Mais j'ai des fils: un jour ils seront des hommes.

LE DOGE

Le malheur vous égare.

MARINA

Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort que victime d'une captivité plus longue: – je reçois la punition d'une pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!

LE DOGE

Il faut que je le voie encore une fois.

MARINA

Venez avec moi.

LE DOGE

Est-il-

MARINA

Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.

LE DOGE

Mais est-il dans son linceul?

MARINA

Viens, vieillard, viens!

(Le Doge et Marina sortent. – Entrent Barbarigo et Lorédano.)

BARBARIGO, à un domestique

Où est le Doge?

LE DOMESTIQUE

Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son fils.

LORÉDANO

Où?

LE DOMESTIQUE

Dans la chambre où le corps est déposé.

BARBARIGO

Il ne nous reste donc qu'à retourner.

LORÉDANO

Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne tardera pas à arriver.

BARBARIGO

Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse?

LORÉDANO

Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité; on s'est occupé de son sort: – que peut-il désirer de plus?

BARBARIGO

De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès. Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité?

LORÉDANO

Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres.

BARBARIGO

Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance, vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans l'art de haïr; c'est donc à vous-(car la haine porte un œil microscopique, même dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de votre junte.

LORÉDANO

Comment! ma junte?

BARBARIGO

Oui, la vôtre! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames, adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les vôtres?

LORÉDANO

Vous oubliez la prudence: – souhaitez qu'ils ne vous entendent pas.

BARBARIGO

Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés, l'humanité s'y relève encore pour les punir.

LORÉDANO

Vous parlez avec peu de sagesse.

BARBARIGO

C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues.

(Entre la députation de la junte.)

LE CHEF DES DIX

Lw Doge sait-il que nous désirons le voir?

LE DOMESTIQUE

On va le lui apprendre.

(Le domestique sort.)

BARBARIGO

Le Doge est avec son fils.

LE CHEF DES DIX

S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie. Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems.

LORÉDANO, à part, à Barbarigo

Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie.

BARBARIGO

Soyons humains!

LORÉDANO

Voyez, le duc approche!

(Entre le Doge.)

LE DOGE

J'obéis à votre sommation.

LE CHEF DES DIX

Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière demande.

LE DOGE

Et moi pour vous dire-

LE CHEF DES DIX

Quoi?

LE DOGE

La même chose. Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX

Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons de rendre.

LE DOGE

Au fait-au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez!

LE CHEF DES DIX

Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux, sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune particulière.

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8

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