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LES DEUX FOSCARI
LES DEUX FOSCARI
TRAGÉDIE HISTORIQUE
ACTE IV
ОглавлениеSCÈNE PREMIÈRE
(Une salle dans le palais du Doge.)
Entrent LORÉDANO et BARBARIGO
BARBARIGO
Avez-vous confiance dans un pareil projet?
LORÉDANO
Oui.
BARBARIGO
Sa vieillesse en sera bien affligée.
LORÉDANO
Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être ainsi délivrée du fardeau de l'état.
BARBARIGO
Son cœur en sera brisé.
LORÉDANO
La vieillesse n'a plus de cœur à briser. Il a vu celui de son fils sur le point de l'être, et, si l'on excepte un éclair d'attendrissement, en le voyant dans son cachot, il n'a pas été ému.
BARBARIGO
Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie à un tel découragement intérieur, que le plus bruyant désespoir ne pouvait rien trouver à lui envier. Où est-il?
LORÉDANO
Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari.
BARBARIGO
Ils se disent adieu.
LORÉDANO
Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientôt à la dignité de Doge.
BARBARIGO
Et quand le fils met-il à la voile?
LORÉDANO
Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il est tems de les avertir.
BARBARIGO
Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils momens?
LORÉDANO
Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce jour soit en même tems le dernier du règne du vieux Doge et le premier du dernier bannissement de son fils. Et voilà la vengeance.
BARBARIGO
À mes yeux trop cruelle.
LORÉDANO
Elle est trop douce. – Ce n'est pas même vie pour vie, cette loi de représailles admise dans tous les âges: ils me doivent encore la mort de mon père et de mon oncle.
BARBARIGO
Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement niée?
LORÉDANO
Sans doute.
BARBARIGO
Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes?
LORÉDANO
Non.
BARBARIGO
Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue par notre influence réunie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la déférence due à ses cheveux blancs, à son rang et à ses services.
LORÉDANO
Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui députer le conseil, pour lui demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir l'extrême courtoisie d'abdiquer.
BARBARIGO
Et s'il ne veut pas?
LORÉDANO
Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son élection.
BARBARIGO
Mais les lois? -
LORÉDANO
Quelles lois? – Les Dix, voilà les lois; et s'ils n'existaient pas, je serais, dans cette circonstance, législateur.
BARBARIGO
À vos propres périls?
LORÉDANO
Ce n'est pas ici le cas, – vous dis-je; nous en avons le droit.
BARBARIGO
Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission de se retirer, et deux fois on la lui a refusée.
LORÉDANO
Excellente raison pour la lui accorder une troisième fois.
BARBARIGO
Sans qu'il le demande?
LORÉDANO
Pour lui prouver que ses premières instances ont fait impression. Si elles partaient du cœur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir, il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, montrez une résolution inébranlable. Les argumens que j'ai préparés sont de nature à les ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos scrupules ordinaires, et quand nous sommes sûrs de leurs dispositions et de leur volonté, nous arrêter au moment de la réussite.
BARBARIGO
Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera pas le prélude d'une persécution acharnée comme celle dont son fils est la victime, je vous appuierais sans hésiter.
LORÉDANO
Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans continueront autant qu'il pourra les traîner: il ne s'agit que de son trône.
BARBARIGO
Les princes déposés ont rarement beaucoup de tems à vivre.
LORÉDANO
Plus rarement encore les octogénaires.
BARBARIGO
Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?
LORÉDANO
Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne convient. Allons! rendons-nous au conseil!
(Lorédano et Barbarigo sortent. – Entrent Memmo et un sénateur.)
SÉNATEUR
Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut être le motif?
MEMMO
Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils manifestent leurs pensées d'avance. Nous sommes cités; – il suffit.
SÉNATEUR
Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi.
MEMMO
En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins pourquoi vous auriez dû obéir.
SÉNATEUR
Je ne prétends pas m'opposer, mais-
MEMMO
Dans Venise, mais désigne un traître. Ne hasardez pas de mais, à moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien rarement.
SÉNATEUR
Je me tais.
MEMMO
Pourquoi d'ailleurs cette agitation? – Les Dix invoquent, dans leurs délibérations, l'assistance de vingt-cinq patriciens; – vous êtes l'un de ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance qui nous réunit à une assemblée si auguste, me paraît également honorable pour nous deux.
SÉNATEUR
Sans doute. Je n'ajoute rien.
MEMMO
Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honnêtement le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un jour nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute comme une école de sagesse pour les délégués du sénat qu'une pareille initiation comme novice dans les plus profonds mystères de l'état.
SÉNATEUR
Connaissons-les donc: ils méritent certainement toute notre attention.
MEMMO
Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils méritent en effet quelque intérêt de notre part.
SÉNATEUR
Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a choisi, et non pas sans répugnance de ma part, je ferai mon devoir.
MEMMO
Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation des Dix.
SÉNATEUR
Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de votre avis. – Entrons.
MEMMO
Les plus pressés sont les mieux venus dans les conseils d'urgence, – et du moins nous ne serons pas les derniers.
(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.)
JACOPO FOSCARI
Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis décidé. Cependant, je vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappelé dans mes foyers, un jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait dans l'espace un point qui soit pour mon cœur comme une sorte de phare; j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je puisse revenir!
LE DOGE
Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: nous ne devons rien voir au-delà.
JACOPO FOSCARI
Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je vous prie, ne m'oubliez pas.
LE DOGE
Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous étiez celui que je chérissais davantage; en peut-il être autrement aujourd'hui, où vous me restez seul de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât la cendre de vos trois excellens frères, quand leurs ombres indignées s'élèveraient pour s'opposer à un pareil acte, et défendre leur dernière demeure dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins à un devoir plus impérieux encore.
MARINA
Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur.
JACOPO FOSCARI
L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles du vaisseau ne sont pas déployées: – qui sait? le vent peut changer.
MARINA
Il peut changer, mais leurs cœurs et votre destinée sont immuables; et la rame des galériens suppléera au calme des vents, et nous éloignera rapidement du havre.
JACOPO FOSCARI
Ô mers! où sont donc vos orages?
MARINA
Dans le cœur des hommes. Hélas! rien ne peut-il vous calmer?
JACOPO FOSCARI
Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospères, comme je vous implore aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir plus tendrement que moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; réveillez l'Auster, souverain des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt sur les rivages déserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser encore les sables qui bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois plus jamais revoir!
MARINA
Et sans doute vous formez les mêmes vœux pour moi qui ne vous quitte plus?
JACOPO FOSCARI
Non; – ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me survivre, et protéger les tendres années de ces enfans, que ton sublime dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul, puissent tous les vents se déchaîner contre le vaisseau et mugir dans le golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles et désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phéniciens accusèrent Jonas d'appeler seul les tempêtes, et me précipiter dans les flots comme une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira sera plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe aux mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, dans la foule innombrable des naufragés, n'aura recueilli un cœur aussi déchiré que le mien ne l'aura été. – Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se fait-il que je vive?
MARINA
Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser avec le tems ce vain désespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'étaient pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher un seul cri, – la prison et la torture?
JACOPO FOSCARI
Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bénédiction, mon père.
LE DOGE
Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant.
JACOPO FOSCARI
Pardonnez-
LE DOGE
Eh quoi! mon fils?
JACOPO FOSCARI
Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir vécu, et à vous-même, comme je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie.
MARINA
De quoi pourrais-tu t'accuser?
JACOPO FOSCARI
De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. Mais après avoir si horriblement souffert, je ne puis m'empêcher de croire que je l'ai mérité. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir celles que l'avenir me réserve!
MARINA
Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.
JACOPO FOSCARI
J'espère que non.
MARINA
Tu l'espères?
JACOPO FOSCARI
Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés.
MARINA
Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer!
JACOPO FOSCARI
Ils peuvent se repentir.
MARINA
Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte pas ceux des démons.
(Entrent un officier et des gardes.)
OFFICIER
Signor! la barque est sur le rivage; – le vent est levé: nous n'attendons plus que vous.
JACOPO FOSCARI
Je suis prêt. Mon père, encore votre main.
LE DOGE
La voici. Hélas! comme la tienne tremble!
JACOPO FOSCARI
Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu.
LE DOGE
Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?
JACOPO FOSCARI
Non-rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor.
OFFICIER
Vous devenez pâle, – laissez-moi vous soutenir, – plus pâle! – holà! quelque aide! de l'eau!
MARINA
Il se meurt!
JACOPO FOSCARI
Je suis prêt maintenant. – Un nuage étrange couvre mes yeux; – où est la porte?
MARINA
Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir. – Mon bien-aimé! ô ciel! comme le mouvement de son cœur est faible!
JACOPO FOSCARI
De la lumière! Est-ce là de la lumière? – je me meurs. (L'officier lui présente de l'eau.)
OFFICIER
Peut-être sera-t-il mieux au grand air.
JACOPO FOSCARI
Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme-
MARINA
La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel! – mon Foscari, comment vous trouvez-vous?
JACOPO FOSCARI
Bien! (Il expire.)
OFFICIER
Il est passé.
LE DOGE
Il est libre.
MARINA
Non, – non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce cœur: – il n'aurait pu me laisser ainsi.
LE DOGE
Ma fille!
MARINA
Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille: – tu n'as plus de fils. Ô Foscari!
OFFICIER
Il nous faut emporter le corps.
MARINA
Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls peuvent honorer sa mémoire.
OFFICIER
Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.
LE DOGE
Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, comme étant leur sujet: – maintenant il m'appartient. – Mon déplorable fils!
(L'officier sort.)
MARINA
Et je vis encore!
LE DOGE
Marina! vos enfans vivent.
MARINA
Mes enfans! oui-ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère m'a-t-elle mis au monde!
LE DOGE
Mes malheureux enfans!
MARINA
Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible! – vous! Qu'est donc devenu le stoïcisme de l'homme d'état?
LE DOGE, se jetant sur le corps
Là!
MARINA
Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes: – vous les réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne pleurera plus jamais-jamais, ô ciel! jamais!
(Entrent Lorédano et Barbarigo.)
LORÉDANO
Qu'y a-t-il ici?
MARINA
Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel. Retourne au séjour des tourmens!
BARBARIGO
Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et nous ne faisons que passer.
MARINA
Passez donc!
LORÉDANO
Nous cherchons le Doge.
MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son fils
Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées. Êtes-vous contens?
BARBARIGO
À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père!
MARINA
Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini.
LE DOGE, se levant
Signor, je suis prêt.
BARBARIGO
Non, – pas maintenant.
LORÉDANO
Cependant, il importe beaucoup.
LE DOGE
S'il en est ainsi, je le répète encore, – je suis prêt.
BARBARIGO
Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau, s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur.
LE DOGE
Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas à craindre qu'elles me consolent.
BARBARIGO
Je voudrais qu'elles le pussent.
LE DOGE
Je ne m'adresse pas à vous, mais à Lorédano. Il me comprend.
MARINA
Je le prévoyais bien.
LE DOGE
Que voulez-vous dire?
MARINA
Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de Foscari; – le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton forfait.
LE DOGE
Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure.
(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps. – Lorédano et Barbarigo demeurent sur la scène.)
BARBARIGO
On ne peut dans ce moment le troubler.
LORÉDANO
Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler?
BARBARIGO
Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie.
LORÉDANO
La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs.
BARBARIGO
Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les affaires?
LORÉDANO
La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui oserait braver la loi?
BARBARIGO
L'humanité!
LORÉDANO
Quoi! parce que son fils est mort?
BARBARIGO
Et qu'il n'est pas encore enseveli.
LORÉDANO
Si, quand nous vous avons proposé la mesure, nous avions connu cet incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois passé, rien ne peut en arrêter l'effet.
BARBARIGO
Non, je ne consentirai jamais.
LORÉDANO
Vous avez consenti à l'essentiel, – remettez-vous à moi du reste.
BARBARIGO
Son abdication presse-t-elle donc tant?
LORÉDANO
L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrêter ce qui importe à la république; et un malheur simple et naturel ne peut retarder d'un jour l'exécution d'une loi.
BARBARIGO
Vous avez un fils.
LORÉDANO
Oui, – et même j'avais un père.
BARBARIGO
Cependant, toujours aussi inexorable?
LORÉDANO
Toujours.
BARBARIGO
Mais du moins, avant de presser l'exécution de l'édit qui le dépose, laissez-le enterrer son fils.
LORÉDANO
Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon père, – et j'y consens. Les hommes peuvent, dans leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence d'un seul de leurs ancêtres. Le sacrifice n'est pas égal: il a vu ses enfans expirer d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes de maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je n'ai pas soudoyé quelque subtil opérateur dans l'art destructeur de guérir, pour abréger leur route vers la guérison éternelle. Ses fils, et il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de drogues homicides.
BARBARIGO
Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?
LORÉDANO
Très-sûr.
BARBARIGO
Il semble pourtant la loyauté même.
LORÉDANO
Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore.
BARBARIGO
Quoi! cet étranger convaincu de trahison?
LORÉDANO
Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix réunis au Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule, Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de vous 3.» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt, l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant l'exécution; – certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari et ses frères le sont également: – jamais ils ne m'ont fait sourire.
BARBARIGO
Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?
LORÉDANO
Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa victime.
BARBARIGO
Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit d'autres sous son pouvoir.
LORÉDANO
Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon malheureux père.
BARBARIGO
Ainsi vous êtes inébranlable?
LORÉDANO
Qui donc aurait pu m'ébranler?
BARBARIGO
Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts, vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous?
LORÉDANO
Plus profondément.
BARBARIGO
Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous assoupir près de vos pères.
LORÉDANO
Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal, et m'exhorter à la vengeance.
BARBARIGO
Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs d'illusions comme cette maladie du cœur.
(Un officier entre.)
LORÉDANO
Où allez-vous?
OFFICIER
Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier Foscari.
BARBARIGO
Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes bien souvent.
LORÉDANO
Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir.
OFFICIER
Puis-je continuer?
LORÉDANO
Passez.
BARBARIGO
Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité?
OFFICIER
Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: Mon fils! Je dois m'éloigner.
(L'officier sort.)
BARBARIGO
Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté.
LORÉDANO
Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour faire connaître la résolution du conseil.
BARBARIGO
Je proteste dès maintenant contre elle.
LORÉDANO
À votre aise: – je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de nous deux aura le plus d'influence sur les esprits.
(Sortent Barbarigo et Lorédano.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
3
Fait historique.