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Table des matières

Quelle table? C'est chez les Montfeuilly qu'elle se trouve; c'est une grande, une vilaine table. C'est Pierre Bonnin, le menuisier de leur village, qui l'a faite, il y a tantôt vingt ans. Il l'a faite avec un vieux merisier de leur jardin. Elle est longue, elle est ovale, il y a place pour beaucoup de monde. Elle a des pieds à mourir de rire; des pieds qui ne pouvaient sortir que du cerveau de Pierre Bonnin, grand inventeur de formes incommodes et inusitées.

Enfin c'est une table qui ne paie pas de mine, mais c'est une solide, une fidèle, une honnête table, elle n'a jamais voulu tourner; elle ne parle pas, elle n'écrit pas, elle n'en pense peut-être pas moins, mais elle ne fait pas connaître de quel esprit elle est possédée: elle cache ses opinions.

Si c'est un être, c'est un être passif, une bête de somme. Elle a prêté son dos patient à tant de choses! Écritures folles ou ingénieuses, dessins charmants ou caricatures échevelées, peinture à l'aquarelle ou à la colle, maquettes de tout genre, études de fleurs d'après nature, à la lampe, croquis de chic ou souvenirs de la promenade du matin, préparations entomologiques, cartonnage, copie de musique, prose épistolaire de l'un, vers burlesques de l'autre, amas de laines et de soies de toutes couleurs pour la broderie, appliques de décors pour un théâtre de marionnettes, costumes ad hoc, parties d'échecs ou de piquet, que sais-je? tout ce que l'on peut faire à la campagne, en famille, à travers la causerie, durant les longues veillées de l'automne et de l'hiver.

La table du soir (c'est ainsi qu'on la nomme, parce que, durant le jour, chacun vaquant à ses occupations ou courant à sa fantaisie, elle reste seule et tranquille dans le salon) a donc, chez les Montfeuilly, un rôle assez important. Que ferait-on sans elle, bon Dieu, même tes soirs d'été, quand l'orage emplit le ciel et que la pluie précipite au dedans de la maison les hôtes et les papillons de nuit? Alors chacun apporte son travail ou son délassement, et on se querelle, on se pousse, on se serre pour que tout le monde tienne sur la grande table. On a quelquefois parlé d'en avoir plusieurs petites, mais la grand'mère, Louise de Montfeuilly, qui est le chef actuel de la famille, a repoussé cette innovation perverse. Elle a bien fait; où serait la vie, où seraient l'attention, l'enjouement, l'union, l'unité dans ces travaux ou dans ces amusements éparpillés, la nuit, dans une vaste pièce? La grande pièce réunit toutes les études et toutes les pensées, elle en est le centre et le lien. Elle est à la fois la classe et la récréation de la famille, l'harmonie et l'âme de la maison. C'est un sanctuaire d'intimité, c'est presque un autel domestique, et la grand'mère dit souvent: «Le jour où la table sera au grenier et moi à la cave, il y aura du changement ici.»

Mais le plus grand charme de la table, c'est la lecture en commun, à tour de rôle. Si peu qu'on ait de poumons, on peut bien lire chacun quelques pages, et l'on n'exige du lecteur aucun talent: on est si habitué au bredouillage de l'un, aux lapsus de l'autre, que l'on ne s'arrête plus à se railler ou à se quereller. Je connais peu de plaisirs aussi doux, aussi soutenus, aussi attachants que celui d'avoir les mains occupées d'un travail quelconque, pendant qu'une voix amie (sonore ou voilée, peu importe!) vous fait entendre simplement, sans emphase et sans prétention, un beau et bon livre. Le feu pétille dans l'âtre. Le vent chante dans les arbres; les phalènes on la grêle battent les vitres; quelque cri-cri familier vient, aux jours d'hiver, jusque sous la table, comme pour applaudir à sa manière, et personne n'ose remuer, dans la crainte d'écraser l'hôte menu et confiant du foyer. Le papier se couvre de dessins ou de peintures; le canevas, la mousseline ou la soie se remplissent de fleurs ou d'arabesques, et si quelque pas inusité se fait entendre dans la salle voisine, si une main incertaine cherche à ouvrir la porte, on tressaille, on se regarde consterné, on redoute l'arrivée d'un étranger, d'une conversation quelconque venant interrompra la lecture chérie. Mais, grâce au ciel, les Montfeuilly ne sont point gens du monde; c'est presque toujours un bon voisin, un ami qui vient nous surprendre. «Ah! c'est toi! A la bonne heure! Tu nous as fait bien peur, nous lisions….—Oui, oui, dit-il, j'en suis,» et il prend le livre.

Vous m'avez autorisé à vous rendre compte, dans la forme sérieuse ou familière qui se présentera, de l'impression produite sur nous par ces lectures. Elles ne sont pas tellement fréquentes et tellement suivies que je ne puisse vous parler de temps en temps de tout ce que nous aurons lu ou relu; car je ne saurais, en aucune façon, m'astreindre exclusivement à un compte rendu d'ouvrages nouveaux, et il pourra bien m'arriver de vous parler de choses anciennes et consacrées. Pour vous faire agréer mes réflexions, il faut que je vous dise et que je vous fasse agréer aussi l'entière liberté de choix, le manque absolu de méthode avec lesquels on procède ici. Il y a quelque chose de plus capricieux et de plus inconstant qu'un lecteur, c'est plusieurs lecteurs réunis. Ce qui charme l'un ennuie ou fatigue souvent l'autre, et réciproquement. On abandonne quelquefois de bons livres pour en prendre de moins bons. C'est que beaucoup d'ouvrages, qui ont un certain charme dans l'isolement, en manquent tout à fait, on ne sait trop pourquoi, dans l'audition collective. Le style y est pour beaucoup, mais il y a encore d'autres raisons que je saurai peut-être vous dire en leur lien. Ce préambule est déjà trop long, et je me hâte de remplir mon engagement.

Toutefois, un mot encore pour en rafraîchir les termes dans notre mémoire. Il est convenu que lorsqu'on aura causé pendant un certain temps en lieu de lire, je vous parlerai de ce qui aura fait le sujet de la causerie, pour peu qu'elle ait eu rapport à des impressions, a des souvenirs d'art quelconques, et qu'il en soit sorti quelque chose d'assez précis et d'assez bien résumé pour être recueilli ou commenté. Ce genre de causerie surgit rarement dans la complète intimité de la famille. Quand le nid est bien chaudement blotti sous le toit, on discute peu, on vit; c'est-à-dire qu'on lit ensemble et qu'on avance dans l'émotion ou dans l'intérêt sans s'interrompre pour juger. Mais quand l'été, sans vous éloigner de la table, agrandit le cercle affectueux des commensaux, les uns parlent, les autres écoutent. Je suis souvent parmi les derniers, sauf à discuter après coup avec moi-même.

Ainsi je vous parlerai de tout ce qui nous aura frappés, mais non pas de tout ce qui aurait mérité de nous frapper ou de nous occuper dans la vie en commun, car cette vie, lorsqu'elle se passe aux champs, est pleine de lacunes et d'imprévus. Un rayon de soleil emporte toutes choses et toutes gens dans le domaine de la rêverie et des contemplations.

Contemplations! Voilà un mot qui me presse! car c'est la plus fraîche, la plus récente de nos lectures, et c'est un beau sujet pour entrer en matière.

Il est rare que nous lisions des vers autour de la table. Les vers veulent être lus tout haut beaucoup mieux que nous ne savons lire, et ceux-ci ont fait exception. Bien ou mal, nous étions impatients de nous les communiquer, sauf à relire chacun pour soi après l'audition.

Il eût fallu procéder avec ordre, mais les recueils de poésies sont exposés à cette profanation d'être ouverts au hasard, comme s'ils avaient été faits pour servir de rafraîchissements entre deux contredanses. Les plus fervents ou les plus consciencieux commettent cette faute tout comme les autres, et pourtant, s'il est un recueil de vers qui mérite le nom de livre et qui soit un ouvrage, c'est celui-ci.

C'est hier que la grand'mère nous apporta ces deux volumes. Comme on se les arrachait, elle m'en mit un dans les mains, en me priant de le lire haut, là où elle l'ouvrirait avec son aiguille à tapisserie. Nous tombâmes sur la pièce intitulée Villequier, un vrai chef-d'oeuvre.

—Attendez, dit Théodore, l'aîné des Montfeuilly; avant que vous commenciez, je vous avertis que je ne suis pas un séide et que je ne vais pas suivre l'auteur dans ses fantaisies avec un plaisir sans mélange: il a de trop grandes jambes pour cela.

—C'est peut-être aussi que vous avez le pas trop court, lui répondit la belle Julie, la fille enthousiaste et généreuse du vieux voisin.

—C'est possible, répliqua Théodore. Je ne suis pourtant pas de ceux qui se gendarment contre l'emploi des mots. Je sais que M. Victor Hugo impose son choix, son goût, son vocabulaire, ses contrastes, sa raison d'agir avec une maestria si heureuse, qu'après un peu de grimace on arrive à dire naïvement: Au fait, pourquoi pas? Il a raison. Tu l'emportes, Galiléen, c'est-à-dire tu triomphes, novateur. Pour ma part, je n'ai jamais défendu la vieille césure inflexible, et je trouve celle de Victor Hugo excellente. Ses rimes me paraissent merveilleusement belles la plupart du temps. Quant au bon ou mauvais goût, qui en décide? Le goût de chaque lecteur, c'est-à-dire personne. On pourra donner des théories, des définitions du goût, tout le monda tombera d'accord; mais apportez des preuves, citez des exemples, tout le monde disputera.

—Alors, pourquoi disputez-vous d'avance? dit Julie.

—Je tiens, reprit Théodore, à vous dire que je reconnais ceci: que le goût d'un maître peut s'imposer et faire loi. Est-ce un droit légal? Non, c'est le droit du plus fort. En fait d'art, tous les autres droits comptent peu. Qu'un autre maître arrive, aussi châtié, aussi austère, aussi retenu que celui-ci est indépendant, fougueux, indomptable, il imposera sa manière, s'il en a la puissance, et il n'aura ni plus tort ni plus raison en théorie. Il s'agira d'être fort dans la pratique. Sous ce rapport-là, je ne vois pas que personne puisse lutter aujourd'hui contre M. Victor Hugo; mais ceux que l'on traita de cuistres parce qu'ils défendaient Racine et Boileau ne furent pas cuistres pour cela. Ils furent cuistres parce qu'apparemment ils les défendirent faiblement et à contre-sens. Racine et Boileau avaient eu leur droit comme M. Victor Hugo à le sien.

—Finissons-en, s'écria Julie; dites-nous votre critique afin qu'il n'en soit plus question.

—Je vais vous la dire, bien à regret.

—Oh ciel! quel est donc le critique qui souffre d'égorger les gens?

—Moi, s'écria Théodore avec conviction. D'abord, je ne suis pas de force à égorger une victime de cette taille; ensuite, je n'en aurais pas le goût. Je tiens pour une vérité vraie que, de toutes les joies que l'esprit peut goûter, celle de savourer les grandes oeuvres d'art est la plus douce et la plus vive. Il est donc ennemi de soi-même, il tue sa propre flamme, celui qui se refuse ou se dérobe à la vivifiante chaleur de l'admiration, et il est donc très-vrai pour moi de dire que, quand je ne peux pas entrer entièrement dans l'embrasement du génie d'un maître, c'est une souffrance, un chagrin, une angoisse dont je me prends à lui….

—Quand vous devriez ne vous en prendre qu'à vous-même, répliqua Julie.

—Soit, reprit-il; mais soyez-en juge! J'ai été souvent choqué d'un manque de proportion entre l'imagination et la pensée du poëte. Enchanté qu'il nous ait débarrassés des petits dieux gracieux ou badins qui, sous la plume des modernes, resserraient à leur image et à leur taille les grandes scènes de la création et les grands aspects de la beauté, je trouve pourtant qu'en se servant parfois de comparaisons trop familières, il nous rapetisse encore davantage ces grandes choses. Et ces caprices d'artiste sont d'autant plus sensibles que le sentiment du grand dans la peinture est souvent élevé chez lui à la plus haute puissance qu'ait jamais atteinte la parole humaine. Cela me fait donc l'effet d'une grimace comique passant tout à coup sur une face sublime. On est tenté de lui dire: Qu'est-ce que nous vous avons fait, pour que vous vous moquiez de nous, au moment où nous vous suivions avec docilité ou avec enthousiasme?

—Est-ce tout? dit Julie.

—Non; attendez! d'autres fois, cette malice du poëte ressemble à une mièvrerie. C'est comme un Titan qui, tout à coup, se mettrait une boucle d'oreille dans le nez. La perle en est fine, c'est vrai, mais que diable fait-elle là?

Enfin, c'est comme un parti pris de vous éblouir de merveilles, et de vous jeter du sable par la figure, pour vous tirer brusquement du charme ou de l'extase.

Et ce n'est pas au mot, je le répète, que je fais résistance. Le mot s'élève et prend son droit, dès qu'il sert à donner de l'énergie à la pensée. C'est l'image qui se déplace d'une magnifique apparition des choses, grandement évoquée, et qui fait descendre la vue sur des objets trop petits pour la satisfaire, ou trop vulgaires pour l'intéresser. Je comprends, et je suis le poëte quand, usant du procédé inverse, il part du petit pour s'élever au grand. Quand l'examen de la petite fleur l'emporte jusqu'aux astres, ces immenses harmonies qui le pénètrent si rapidement m'emportent avec lui, parce qu'alors il me semble dans son rôle, dans sa mission, qui est, sans doute, de nous prendre où nous sommes et de nous faire monter avec lui aux sommets de la pensée.

Enfin, je trouve aussi en lui un manque de mesure et de proportion dans l'expansion, un trop grand dédain pour l'ordonnance de la composition. Si quelque chose doit être sévèrement composé, c'est une pièce de vers. Béranger a la sagesse et l'art de la composition par excellence. Chaque idée a, en lui, son développement nécessaire et modestement arrêté à sa limite rationnelle. L'ordre et la clarté, ces qualités exquises, sont-elles donc presque toujours inconciliables avec l'abondance et l'intensité de la flamme sacrée? M. Victor Hugo semble tout le premier être la preuve de cet accord possible. Certains chefs-d'oeuvre de lui l'attestent. Il ne lui plaît donc pas toujours de faire de son mieux, et quelque désordre qu'il ait dans la pensée, il ne peut donc se défendre de nous en imposer le trouble et l'étonnement.

Je sais, chère et impérieuse Julie, ce que vous allez me dire: Ce poëte est un intrépide cavalier. Son Pégase, à lui, est un cheval terrible, un dragon de feu: convenez donc qu'il ne peut pas toujours le gouverner. Qu'il lui plaise ou non d'augmenter son allure ou de la modérer pour traverser le monde de ses rêves, il est parfois emporté majestueusement dans l'espace, parfois ralenti et enchaîné dans le vague de son rêve, comme un paladin dans quelque forêt enchantée. Cette lyre merveilleuse n'obéit donc pas toujours à la main, cependant merveilleusement habile, qui la fait vibrer. Elle se met quelquefois à jouer toute seule comme la harpe de ce maître chanteur d'Hoffmann, qui s'était laissé posséder d'un esprit terrible; et on l'écoute alors comme on écoutait Henri de Ofterdingen, c'est-à-dire avec stupeur, avec effroi, avec souffrance. On se demande les uns aux autres: Où va-t-il? qu'a-t-il voulu nous dire, ou plutôt que refuse-t-il de nous dire? Est-ce de l'enfer qu'après ces chants sublimes lui viennent tout à coup ces rugissements mystérieux et ces ricanements amers?

Eh bien, il s'est passé des années pendant lesquelles le poëte, livré aux soins du monde réel, a paru quitter le désert de la rêverie pour traverser le désert des hommes, et voici que, toujours portant en croupe son génie familier, ange ou démon, qu'importe? il reparaît à la Wartbourg, pour remporter le pris du chant: voyons, lisez.

On le voit, c'était ici, autour de la table, comme partout dans le monde, un grand événement littéraire. Et c'est plus que cela pour quiconque réfléchit: c'est un événement social et philosophique. Un grand changement a dû s'opérer chez le poëte. Il a franchi des mers, il a traversé des abîmes, il a dû vieillir, se calmer ou se lasser, devenir sage.

Eh bien, pas du tout, et voilà le merveilleux de la chose; il est resté lui, il n'a pas vieilli d'un jour, quoi qu'il dise; il est plus fougueux, plus agité que jamais. Seulement, il a énormément grandi, et, en s'éloignant toujours des routes frayées, il a laissé toute critique sous ses pieds, parce qu'il a monté jusqu'aux cimes de son olympe romantique. Qui pouvait l'empêcher? Théodore en convient tout le premier: personne! Si c'est une énormité, une chose effroyable et désespérante, comment et pourquoi n'a-t-on pas su l'arrêter? Où sont les poëtes que l'école classique a poussés contre lui? Où est son rival? Qui a osé se mesurer contre un tel champion? Qui mettra-t-on en regard de lui dans une voie opposée? Tout ce qui écrit ou pense est, aujourd'hui, partisan de la liberté absolue de conscience et d'allure dans les arts. L'école classique existe-t-elle encore? D'où vient qu'elle n'a trouvé personne pour la représenter dans un combat singulier contre ce Cid superbe? Il a eu beau crier: Paraisses, Navarrois!… Personne n'a voulu se montrer.

Ce poëte nous donne donc aujourd'hui un très-grand spectacle, qui est d'avoir triomphé de son vivant, sans avoir fait la moindre concession aux exigences plus au moins légitimes de ses contemporains. Il a eu raison contre ceux qui avaient tort, et aussi contre ceux qui pouvaient avoir raison.

—Et voyez! nous disait Julie, le coude appuyé sur la table du soir et le menton dans sa main, encore pâle d'enthousiasme et l'oeil brillant; voyez si ce n'est pas heureux qu'il ait eu foi en lui-même? On a eu beau lui crier casse-cou, il n'a rien évité, rien tourné, et le voilà au sommet qu'il avait rêvé, vous disant son fameux eh bien? et vous invitant à le suivre… si vous pouvez!

On avait lu Villequier, Réponse à un acte d'accusation (les deux articles), la Réponse au marquis, et cette étrange vision baptisée d'un nom étrange: Ce que dit la bouche d'Ombre. Nous disions tous comme Julie, et Louise relisait tout bas Villequier. Elle posa ensuite le livre sur la table sans rien dire, et reprit sa tapisserie; mais des larmes coulaient furtivement sur ses fleurs, et elle laissa discuter sans rien entendre. J'aimais assez, moi qui l'observais, cette manière d'avoir son avis.

Théodore avait accaparé les deux volumes, et il les feuilletait. Quand il nous eut laissé dire tout ce que nous avions dans l'âme, il prit la parole à son tour.

—Julie, dit-il, je vous accorde qu'il est colossal; mais ne me soutenez pas qu'il soit raisonnable.

—Monsieur veut de grands poëtes bien sages, bien peignés, bien gentils? reprit l'ardente fille avec ironie.

—Non, répliqua Théodore. Je sais que sans le délire sacré il n'est pas de poëte sublime. Un grain de folie ne déplaît pas chez ces exaltés éloquents. Je leur passe quelques accès. Celui-ci a de si beaux éclairs de raison que je lui rends les armes à chaque instant; mais je le trouve tout d'un coup exagéré dans la sagesse, après l'avoir trouvé excessif dans le désespoir. C'est une magnifique intelligence qui manque de synthèse. Vous direz tout ce que vous voudrez, cela est ainsi.

Et, sans laisser à personne le temps de lui répondre, Théodore continua:

—Les grands poëtes, comme les prophètes, comme les oracles antiques eux-mêmes sur le trépied fatidique, ont toujours abouti à un grande synthèse. Or, montrez-moi celle de votre poëte? Je lis une page de résignation vraiment céleste; au verso, je trouve un cri de révolte plus terrible que tous ceux du Satan de Milton. Je tourne encore une page, me voici dans le doute désespéré d'Hamlet. Tournons encore, nous sommes avec Magdeleine éperdue aux pieds du divin Sauveur. Tournons toujours: voici l'amour terrestre avec tous ses emportements, tous ses abandons, toutes ses voluptés; et plus loin, la famille avec ses austères douceurs et ses devoirs rigides. Et plus loin, nous crions: J'irai! et nous voulons monter l'échelle de Jacob après avoir terrassé l'esprit mystérieux. Et plus loin, nous retombons dans un touchant et sublime aveu de la faiblesse humaine et du néant de notre intelligence. Et plus loin, nous raillons amèrement la révolte du sceptique; et plus loin, nous proclamons la nôtre. Ici, nous attaquons amèrement la cruauté, l'insensibilité de la divinité. Là, prosterné devant elle, nous bénissons l'amour divin; le tout se termine par une réhabilitation de Bélial, après une étrange métempsycose où, par parenthèse, le supplice des damnés, murés tout chauds et pensants dans la matière inerte, n'est pas éternel, il est vrai, mais dure si longtemps que je m'en fâche, vu que je ne trouve aucune proportion entre les fautes qui peuvent s'accumuler dans le cours d'une vie humaine et la durée effrayante d'un silex….

Théodore fut interrompu par des huées. Nous le trouvions archipédant d'avoir pris au pied de la lettre d'ingénieux et poétiques symboles. Il n'était pas en train de se repentir et acheva ainsi son réquisitoire:

—N'importe, n'importe! je soutiens mon dire: il n'a pas de synthèse. Il en a d'autant moins que, dans chaque émotion à laquelle il s'abandonne, je le crois maintenant naïf et convaincu. Oui, le traître, il est de bonne foi puisqu'il est inspiré, puisqu'il est admirable dans toutes ses inconséquences!

Julie était si courroucée qu'elle ne nous permit pas de rire du courroux de Théodore.

—Vous n'êtes qu'un maître d'école! s'écria-t-elle; vous êtes farci de synthèses, qu'on vous a fourrées, bon gré mal gré, à la place des entrailles. Grand Dieu! qu'avons-nous à faire de vos synthèses, et quel poëte serait celui qui n'aurait jamais souffert, jamais aimé, jamais douté, jamais vécu? Faites-nous des vers, de grâce, et l'on vous répondra. Mais vous ne voyez donc pas qu'il n'y a pas de grands artistes sans tous ces contrastes dont vous vous plaignez? Raphaël, que je vous entends toujours citer comme le génie le plus synthétique, a eu trois manières, c'est-à-dire que deux fois il a tout remis en question dans sa croyance, dans son art, dans sa vie. Et qui vous dit que, s'il eût vécu plus longtemps, il n'eût pas encore trois fois labouré et bouleversé le champ de sa pensée? La vie des grandes intelligences n'est pas autre chose qu'un orage sublime, et quiconque fait son lit bien symétrique et bien uni, pour s'étendre à jamais dans une bonne position bien correcte et bien commode, s'endort là du sommeil des morts et n'est jamais réveillé par l'inspiration. Allez, synthétique personnage, dormez sur le triste et humide grabat de votre saine logique, et, au lieu d'extases et de rêves, vous n'aurez là que les délices du ronflement monotone.

—Voyons, voyons! calmez-vous, répliqua Théodore. Je vous accorde que votre poëte doit de grandes beautés d'art à cette merveilleuse abondance d'émotions diverses. S'il n'était pas sceptique à ses heures, nous n'aurions pas les plus beaux cris de scepticisme que ce siècle ait jetés vers le ciel. Je regretterais bien aussi qu'il n'eût pas des élans religieux qui élèvent l'âme et la vivifient. Quand il est doux, je suis charmé qu'il ne soit plus en colère, parce qu'il me rend doux comme lui, et quand il redevient passionné, je suis passionné à mon tour avec une vivacité qui me réveille et me rajeunit. Enfin, je vous accorde que, dans tous les modes et sur tous les tons, c'est un instrument qu'on ne se lasse pas d'entendre; mais c'est un plaisir qui vous torture un peu, et, quoi que vous en disiez, on a le droit de demander à un homme de génie de vous faire du bien, surtout quand il est arrivé à la maturité de son talent, et, qu'ayant acquis beaucoup de gloire, il doit aspirer à prendre beaucoup d'autorité.

Je vous fais grâce du reste de la discussion, qui fut très-animée. Ce n'est pas avec calme que l'on parle des choses hors ligne, et celui dont la vie littéraire et philosophique a été un combat contre les autres et contre lui-même a dû semer le vent et récolter la tempête.

Il me tardait, ce soir-là, d'être seul et de lire l'ouvrage en entier. Il me semblait que la lecture, sans ordre, d'un drame intellectuel de cette nature et de cette portée conduisait à des disputes sans issue. Julie avait raison d'admirer avec passion toutes les pierreries de cet écrin, de cette mine. Théodore avait raison aussi de vouloir que tant de choses brillantes et précieuses dussent être employées à un ouvrage, à un monument quelconque.

—Je n'exige pas, disait-il, que la synthèse du poëte réponde à la mienne. Je n'accepte pas celle de Michel-Ange, mais je reconnais qu'elle existe, qu'elle est complète, solide, magistrale.

—Oh! le malheureux! s'écriait Julie, il avoue qu'il n'aime pas Michel-Ange. Qu'il aille se coucher, vite, vite! qu'on ne le voie plus ici!

Et l'on chanta à ce pauvre Théodore, qui est bien le plus sincère et le plus honnête des hommes: Buona sera, don Basilio!

Me voici seul, après avoir lu les deux volumes d'un bout à l'autre; le jour perce à travers mes rideaux, et les rossignols chantent déjà. Je vous dirai demain ma pensée, à moins que quelque autre ne la formule mieux, autour de la table, que je ne saurais le faire; auquel cas, vous aurez cette formule. Je ne regrette pas de vous avoir rapporté fidèlement les révoltes de Théodore, parce que je les sens anéanties par un grand fait, la puissance de l'individualité, puissance irrésistible, qui détruit parfois toutes les notions générales préexistantes les mieux établies en apparence, mais établies en raison d'un ordre de choses qui se trouve tout à coup dépassé par l'individu.

A demain donc.

6 juin 1856.

Autour de la table

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