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V
ОглавлениеThéodore nous parla beaucoup d'un livre qu'il venait de lire et que j'avais lu aussi. Ce n'était pas un ouvrage à bien entendre à la veillée; mais le sujet fournissait naturellement à la conversation, car il intéresse tout le monde, et même il n'est personne qui ne se croie plus ou moins fondé à émettre son opinion en pareille matière.
Cette matière est l'esthétique ou la philosophie du beau. Le livre en question est de M. Adolphe Pictet, et porte pour titre: Du beau dans la nature, l'art et la poésie; études esthétiques.
Avant de faire parler Théodore, il doit m'être permis de dire mon opinion personnelle. L'ouvrage est, selon moi, excellent. C'est un vrai livre, qui doit faire fonds, sinon règle, et qui restera comme un important travail à méditer. Il n'est pas de ceux qui, dans notre temps et dans notre pays, sont enlevés de la boutique du libraire en vingt-quatre heures; mais il est bien certainement de ceux que les esprits d'élite rechercheront toujours comme un des plus précieux documents des notions de notre époque sur la philosophie de l'art. Nous dirons même, en dépit de l'auteur lui-même, qui ne veut faire l'application du mot sacré de beau qu'à des oeuvres d'art de la plus haute portée, que son oeuvre est un beau livre. L'élévation et la chaleur du sentiment avec l'ordre et la clarté des idées, une grande raison et un noble enthousiasme, voilà des qualités non-seulement rares mais brillantes, et qui méritent d'être placées au premier rang.
Ce livre a donc la haute valeur des beaux livres en même temps que leur profonde utilité, qui est de soulever dans l'esprit les questions les plus vivifiantes, et de le faire pénétrer sans trop d'efforts dans une immense étendue d'idées. Le style est limpide et pur, assez savant et assez familier pour que tout le monde puisse en faire son profit. D'excellentes définitions y résument avec un rare bonheur les parties délicates de la discussion, et restent dans l'esprit comme des lumières acquises une fois pour toutes. On y sent l'autorité d'une intelligence remplie d'ordre et de goût, fruit précieux d'une vie à la fois artiste et savante, sérieusement investigatrice et poétiquement sensitive.
Tout ceci dit avec conviction et sans complaisance, nous ferons pourtant quelques réserves en causant avec Théodore, et nous laisserons parler, sur le sentiment du beau, l'enthousiaste Julie et la sensible Louise, bien que ni l'une ni l'autre n'ait encore lu le livre qui nous occupe. Ceci nous conduira plus tard à examiner la théorie du réalisme, à laquelle M. Pictet dit un mot en passant, et qui n'est peut-être pas une antithèse aussi réelle de l'esthétique que son titre semblerait l'indiquer. Nous verrons ce qu'en penseront nos amis autour de la table. Aujourd'hui et demain, nous sommes à la recherche pure et simple du beau dans la nature, l'art et la poésie.
Théodore, voulant donner à Louise, à Julie et à l'abbé une idée du livre de M. Pictet, essaya de le résumer ainsi:
«L'auteur commence par rechercher l'origine et la source du beau. Il les trouve dans le procédé divin, dans ce qu'il appelle les idées, qu'il ne faut point confondre avec les abstractions, et qu'il entend à peu près comme Platon, en ce sens que le beau est la révélation de l'idée par la forme, et que la forme le constitue aussi bien que l'idée.»
—Si vous voulez que je vous suive avec attention, dit Julie, évitez les formules et parlez-moi comme à une femme.
—Et puis, dites-nous, avant tout, ajouta le curé, si votre auteur croit en Dieu.
THÉODORE.—Il y croit, puisqu'il attribue, comme vous et moi, toutes choses à une conception et à un procédé divins: «Si quelqu'un, dit-il, s'avisait de demander pourquoi l'idée se revêt de beauté en se révélant dans la forme sensible, il n'y aurait qu'une réponse à faire à cette question, et cette réponse est: Dieu.»
—Alors, continuez, dit l'abbé.
—Et parlez familièrement ou poétiquement, dit Julie
THÉODORE.—C'est à vous de tirer le sens poétique à votre usage de cette simple définition, l'idée divine. Si je vous disais, avec d'autres philosophes, que le monde des essences a précédé celui des substances, me comprendriez-vous mieux?
JULIE.—Oui, mais je vous dirais que je n'en sais rien du tout.
THÉODORE.—Peu importe en ce moment. Disons, si vous voulez, que l'essence a nécessairement revêtu la substance, et que cette substance a revêtu la beauté extérieure, comme une expression de la beauté immatérielle de l'idée.
JULIE.—Soit; je comprends tout cela à ma manière, et je dis que Dieu, étant le foyer du sublime, a fait le beau nécessairement. Il l'a laissé tomber sur son oeuvre comme un reflet de lui-même.
—Bien! dit l'abbé; mais ne serait-il pas nécessaire de nous dire d'abord, mon cher Théodore, ce que vous, entendez par le beau proprement dit?
THÉODORE.—Ah! voilà une question que le livre ne résout pas d'un seul terme. Pour un esprit étendu comme celui de mon auteur, toute question a plusieurs faces. Il tient compte des deux théories qui sont en présence dans l'histoire de l'esthétique: «l'une, qui ne fait consister le beau que dans l'impression que nous en recevons, et qui lui conteste ainsi toute réalité en dehors de l'âme humaine; l'autre, qui ne saisit, dans le beau, que le principe général et invariable, et néglige, comme indigne d'attention, la partie changeante du phénomène. Toutes deux, ajoute M. Pictet, renferment à la fois de la vérité et de l'erreur.» Il ne veut point que l'on enlève au beau sa réalité, «ce qui le livrerait sans défense aux attaques du scepticisme. Sans le beau naturel, les facultés esthétiques de l'homme seraient demeurées inactives; sans le regard admirateur de l'homme, le beau naturel serait resté sans but et comme perdu dans cette nuit de la réalité que n'éclaire point la lumière de la conscience…. Dans le phénomène intuitif du beau, c'est l'esprit qui parle à l'esprit, c'est l'idée à l'intérieur, qui saisit l'idée à l'extérieur, c'est l'élément divin en nous qui reconnaît l'élément divin hors de nous.»
—Voilà, en effet, d'excellentes définitions, dit le curé.
THÉODORE.—Elles sont de mon auteur. Je cite en abrégeant pour ne pas fatiguer l'impatiente Julie.
JULIE.—Je ne m'impatiente plus, j'écoute. Tout cela me rend compte du phénomène, si phénomène il y a, mais ne me définit pas l'essence du beau. Votre auteur semble n'en faire qu'une chose extérieure, un vêtement, pour ainsi dire. Est-ce, selon lui ou selon vous, un attribut de la divinité, ou une pure faculté de l'esprit humain?
LOUISE.—On t'a répondu, ma chère; c'est l'un et l'autre.
JULIE.—Relativement à nous, j'admets cette explication; mais mon imagination va plus loin et demande davantage. Dans nos petites conceptions humaines, nous pouvons, en effet, prétendre que, sans notre admiration, la beauté de la création manquerait son but, parce que, hors de nous, elle n'a pas conscience d'elle-même; mais c'est bientôt dit, cela, et je n'en suis pas aussi persuadée que Théodore. Je ne jurerai jamais que les bêtes, les plantes, les pierres même soient privées de sentiment.
LE CURÉ.—Mais vous ne jureriez pas le contraire?
JULIE.—Je jurerais, du moins, que si elles sentent quelque chose, c'est le beau répandu comme un souffle de vie dans la nature, et si vous me demandez ce que c'est que le beau, je vais vous répondre sans façon: le beau, c'est la vie de Dieu, comme le bien, c'est la vie de l'homme. Hors du beau et du bien, il n'y a que le néant dans les cieux et le délire sur la terre. Donc le beau existe indépendamment de toute notion et de toute appréciation humaines. Il est absolu, il est éternel, il est indestructible en tant que la loi de création et de renouvellement. Que l'homme disparaisse de notre planète, l'herbe en poussera mieux, les arbres se remettront en forêt vierge, tous les animaux, redevenus libres et forts, vivront en paix avec leur espèce, et la guerre que les espèces se font entre elles pour vivre les unes des autres maintiendra l'équilibre nécessaire. Cette guerre providentielle redeviendra l'état de paix et d'innocence irresponsable ordonné par la nature elle-même, et le soleil éclairera le paradis des âges antérieurs à l'homme. Est-ce donc lui, ce pauvre être vaniteux et vantard, qui a fait le ciel et les soleils? Et croyez-vous réellement que Dieu ait eu besoin d'un chef de claque tel que lui pour applaudir le sublime décor et l'immense drame de la création?
—Allez toujours! dit Théodore; pendant que vous êtes montée, ne vous gênez pas; méprises l'idée de Dieu en vous-même et foulez aux pieds l'âme qu'il vous a donnée, pour attribuer aux cailloux et aux ronces une âme plus pure et un sens plus net! Rêvez la nature affranchie du joug de l'homme, et les astres du ciel brillant pour les lézards et les scarabées. Toute aberration est permise quand on prétend embrasser l'absolu à votre manière.
—N'exagérons rien, dit Louise. Julie ne parle ainsi que par boutade. Je vois qu'elle est vivement pénétrée de la réalité du beau par lui-même, et qu'elle s'indigne contre ceux qui ont voulu en faire une simple convention à l'usage de l'homme. Si j'ai bien compris ce que votre auteur conclut, c'est que le beau est l'expression la plus élevée de la vie divine, et que le sentiment du beau est l'expression la plus élevée de la vie humaine. Or, comme la vie et la pensée de l'homme se rattachent, plus qu'aucune autre en ce monde, à celle de Dieu, dont elles émanent, le beau se compose de sa propre existence et de ce qui répond en nous à cette existence du beau.
—Vous y êtes, dit Théodore.
—Oui, vous êtes sur la terre! reprit Julie avec dédain.
L'ABBÉ.—Eh! que diantre! il le faut bien! Quand nous serons ailleurs, nous jugerons peut-être mieux l'oeuvre divine; mais ici-bas, on ne peut voir qu'avec les yeux qu'on a!
JULIE.—Nous avons dans l'âme des yeux plus lucides que ceux du corps. Nous pénétrons par la pensée dans tous les mondes de l'univers. Nous y supposons naturellement une hiérarchie d'êtres analogue à celle qui occupe notre planète, et nous sommes conduits à penser que l'homme ou son analogue est partout à la tête de la création….
THÉODORE.—Admettez-vous cela? En ce cas, vous convenez que, dans cet infini d'univers soumis probablement à une certaine unité de plan, l'idée divine s'est faite pensée dans un être supérieur aux autres, et que cet être soit par vous qualifié d'homme ou d'ange. Il n'en est pas moins le principal appréciateur, sinon le seul, des merveilles de la nature qu'il habite. Donc, ailleurs comme ici, le beau existe, mais à la condition d'être vu des yeux de l'âme autant que de ceux du corps.
JULIE.—Mais, que savez-vous de l'existence de ce principal appréciateur dans tous les mondes? Je n'admets pas du tout cette hypothèse comme une certitude, moi! Je dis que c'est une supposition qui se présente à nous naturellement, parce que nous vivons dans un monde d'inégalités où nous nous sommes faits tyrans et bourreaux du reste de la création. Il n'est pas du tout prouvé que, dans de meilleures demeures, la vie ne soit pas manifestée par des formes toutes également belles, quoique variées, revêtant des idées toutes également lucides, quoique spéciales, et qu'au lieu d'une monarchie à l'usage de l'homme, il n'existe pas des républiques à l'usage de tous les êtres qu'elles renferment.
THÉODORE.—Ce sera comme vous voudrez, ma chère devineresse: le beau n'en sera pas moins un phénomène qui n'existera qu'à la condition d'être vu et compris, et la proposition de mon auteur ne reçoit de vos rêveries qu'une nouvelle confirmation.
JULIE.—Mais pourtant toutes vos notions sur le beau et le laid tombent à plat dans le monde de mes rêveries. Ne voyez-vous pas d'ici que rien n'est laid, que tout est beau dans l'oeuvre divine, et que cette notion du laid dans la nature, posée comme une antithèse à celle du beau, est une pure fiction de notre pauvre cervelle? Vous me direz en vain que sans le laid le beau n'existerait pas, et réciproquement: je tiens pour le beau absolu comme pour le bien absolu dans l'idée divine. Le laid et le mal n'existent pas en Dieu; nous les créons dans notre existence; c'est là où commence notre fiction, notre convention, notre erreur, notre blasphème; c'est là le fruit amer de notre liberté sur la terre, liberté un peu funeste, puisqu'elle est incomplète, lentement progressive, et qu'elle ne nous sert encore qu'à gâter, à mutiler, à enchaîner, à avilir les autres habitants de notre monde, et nous-mêmes encore plus que nos victimes!
THÉODORE.—Voilà une déclamation très-morose. Sur quelle herbe a donc marché notre enthousiaste? Elle s'en prend aujourd'hui à Dieu et lui reproche d'avoir fait l'homme libre!
JULIE.—Non! il ne l'a pas fait libre, puisque partout l'homme exerce ou subit la tyrannie du fait ou de l'idée. Dieu lui a donné l'aspiration à la liberté pour moyen, et la liberté pour but; mais Dieu tient l'homme sous le poids de mystères insondables et de problèmes insolubles où il s'agitera jusqu'à je ne sais quelle transformation de son intelligence. Et, jusque-là, faites donc des théories sur le beau et sur le bien; je ne demande pas mieux, si c'est un moyen d'approcher de la vérité; mais laissez-moi vous dire que toute votre science me paraît bien peu de chose, et que votre antithèse du beau et du laid répond mal à ma religion intellectuelle. Pour me résumer, je vous dis que, par le sentiment ou par l'imagination, je vois, en songe, Dieu également satisfait de toutes ses oeuvres, puisque toutes répondent à des idées qui viennent de lui; je vois belles, dans l'univers et même dans notre petit monde, toutes les choses et toutes les créatures libres, soit que l'homme les admire, soit qu'il les calomnie. Le laid, bien défini, devrait s'appeler accident, comme le mal devrait s'appeler ignorance; et avec vos décrets arbitraires, vous arrivez à inventer la peine de mort et l'enfer par-dessus le marché, ce qui est très-logique et parfaitement odieux.
Là-dessus, le curé fit une semonce à Julie, et Louise eut beaucoup de peine à rétablir la paix. Mais la discussion s'était égarée et ne put être reprise que le lendemain.
Montfeuilly, 15 août 1856