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II
ОглавлениеLa leçon terminée, la classe tout entière s'envola dans les vastes corridors qui servent de promenoirs, et, naturellement, la gamme chromatique fut le sujet de tous les entretiens. Ariadne, pour la première fois depuis sept ans qu'elle habitait l'institut, se vit entourée et pressée de questions.
—Pourquoi as-tu chanté? Tu voulais lui faire niche, dis? Est-ce que tu avais parié que tu chanterais?
—Non, répondit une grande brune aux yeux moqueurs; c'était pour séduire le maître par les accents enchanteurs de sa voix.
Ariadne secoua négativement la tête.
—Je ne veux séduire personne, moi. Je sais très-bien que je n'ai rien de séduisant, mais j'aime à chanter, cela me fait du bien, et, quand l'envie m'en prend, c'est plus fort que moi, il faut que je chante.
—Quelle poseuse! crièrent en chœur les compagnes charitables. Tu sais que cela ne va pas passer comme cela. La Grabinof est allée faire son rapport à madame l'inspectrice; tu peux t'attendre à être mandée chez madame la directrice! On va peut-être te renvoyer!
—Je n'y peux rien! répéta la jeune fille avec son indifférence stoïque. Elles me renverront si elles veulent; je ne puis pas les obliger à me garder!
Ariadne Ranine n'était pas intéressante, du moment où il n'y avait ni révolte ni parti pris dans son fait. On lui tourna le dos, et elle se retrouva bientôt dans son délaissement habituel.
Pendant ce temps, la Grabinof, comme disaient irrévérencieusement les demoiselles de l'institut, avait été faire son petit cancan,—dans les maisons d'éducation cela s'appelle un rapport, ailleurs aussi, je crois bien. Madame l'inspectrice, après s'être bien et dûment indignée, avait pris clopin-clopant le chemin de l'appartement de madame la directrice. Elle avait les jambes enflées; d'aucunes prétendaient que la nature se vengeait ainsi de la torture des brodequins à laquelle la bonne dame soumettait ses pieds depuis sa tendre enfance.
La grande-duchesse protectrice titulaire de l'institut de N... était représentée, fort à son détriment, par madame Batourof, veuve d'un général aide de camp de l'empereur, mort au service, des suites de ses blessures. Ces titres à la reconnaissance du souverain avaient valu à la veuve le poste éminemment enviable et envié de directrice d'un des plus beaux instituts de Russie.
Ce poste n'était pas seulement honorifique: il rapportait d'abord de fort beaux émoluments, un logement magnifique au centre de la ville, une voiture et des chevaux entretenus aux frais de l'État; puis la nourriture, le bois, l'huile, le service obséquieux et absolument gratuit d'une valetaille nombreuse, assez payée de ce qu'elle pouvait voler pour ne pas chicaner les maigres appointements que donne le gouvernement. De plus, la directrice avait le droit de contrôle et de révision absolu et sans appel sur les comptes présentés chaque mois par l'économe de l'établissement... Honni soit qui mal y pense! D'ailleurs, depuis vingt-sept ans qu'elle administrait l'institut,—les économes n'avaient pas la vie si dure, et il en était mort plusieurs pendant ce laps de temps,—depuis vingt-sept ans, jamais ce fonctionnaire et la directrice n'avaient eu maille à partir ensemble. La directrice, dépourvue de toute fortune personnelle, avait élevé, doté et marié trois filles; quatre fils étaient entrés au service militaire: il faut croire qu'ils émargeaient convenablement, car chacun d'eux avait chevaux et équipages; de nombreuses nichées d'enfants avaient trouvé à se caser convenablement. Où était le mal?
A vrai dire, on eût pu trouver un revers à ce brillant tableau. Les demoiselles de l'institut étaient toutes de bonne famille, presque toutes placées dans l'établissement par la munificence impériale, ou tout au moins admises sur une haute recommandation, en échange d'une belle et bonne pension; ces jeunes filles devaient avoir contracté dans le giron maternel les habitudes de friandise et de goinfrerie les plus révoltantes, car on les entendait se plaindre le plus souvent possible de la mauvaise qualité et de la piètre quantité des aliments.
On les amenait roses et potelées; sept ou huit ans après,—car la règle de l'établissement leur interdisait le retour dans leur famille pendant les vacances,—on les rendait aux mères étonnées, maigres, émaciées, anémiques, douées d'appétits bizarres pour la craie ou les pelures de concombres.
—Ce sont les fortes études, disaient les dames de classe souriantes: ces chères enfants ont tant travaillé pour passer de brillants examens! Elles ont outre-passé leurs forces!
En réalité, les jeunes filles n'avaient ni plus ni moins travaillé que d'autres, mais elles avaient si peu mangé à l'époque de la croissance que deux ou trois années ne suffisaient pas toujours à faire disparaître les teints de cire et les yeux cernés des jeunes «institutes». Par contre, la Providence étendait visiblement sa main sur la famille de madame la directrice: onze petits enfants, joufflus et superbes, venaient le dimanche lui apporter leurs hommages et s'asseoir à sa table somptueusement servie.
La Grabinof et l'inspectrice trouvèrent madame la directrice dans son cabinet, à la place où depuis vingt-sept ans elle écoutait les doléances de ses subordonnées. La même placidité régnait sur son visage grassouillet, où la ruse avait creusé un cercle de fines rides alentour des yeux; le regard avait cette invariable expression de bienveillance banale et voulue, derrière laquelle on trouvait, sans beaucoup creuser, la plus froide indifférence, le cynisme du moi le plus effroyable; mais, parmi ceux qui avaient l'honneur de fréquenter madame la directrice, bien peu étaient capables de déchiffrer son regard, et moins encore auraient osé le faire.
—Eh bien! ma chère, que me voulez-vous? proféra madame Batourof de sa voix grasseyante et un peu enrouée, aussitôt qu'elle aperçut la Grabinof. Quelles nouvelles de notre première classe?
L'essaim de dames de classe en robes bleues qui entourait le fauteuil directorial s'entr'ouvrit pour laisser passer la nouvelle venue et se referma sur elle.
—Un incident fâcheux a marqué cette après-midi la leçon du professeur d'histoire. Ranine s'est mise à chanter tout à coup. Vous jugez le scandale, Votre Excellence! C'était inouï!
Un murmure d'horreur, respectueusement contenu par la présence auguste de la directrice, accueillit cette étrange nouvelle.
—Asseyez-vous donc, ma chère, fit madame Batourof en indiquant seulement alors un siége à l'inspectrice, qui souffrait le martyre sur ses pieds gonflés et serrés.
—Elle a chanté? reprit-elle en s'adressant à la Grabinof. Et qu'est-ce qu'elle a chanté? Des paroles inconvenantes?
—Non, Votre Excellence; une gamme seulement.
Les assistantes en robes bleues, toutes debout, toutes coiffées de bonnets à rubans bleus, levèrent les yeux au ciel. Le ciel ne sembla point s'en émouvoir.
—Une gamme? répéta la directrice; une simple gamme?
—Chromatique, Votre Excellence, rectifia la Grabinof.
Les mains des dames de classe se levèrent presque toutes d'un commun accord vers les astres absents, puis retombèrent avec l'expression du désespoir.
—Que donne-t-elle pour raison? demanda la directrice après avoir réfléchi un moment.
—Elle dit que ce n'est pas sa faute, et qu'une impulsion irrésistible la pousse à chanter... C'est une très-mauvaise élève, Votre Excellence.
—Oui, je sais, dit l'Excellence lentement, en réfléchissant; une fille pauvre, orpheline; pas de famille, pas d'aptitudes... Elle est jolie, blonde?
—Oui, Votre Excellence, blonde; pour jolie... je ne sais pas, je ne la trouve pas jolie; nous avons dans la première classe des demoiselles qui sont véritablement des beautés de premier ordre: Rozof, Naoumof, Orline...
—Oui, je sais, interrompit la directrice avec un sourire caustique, les représentantes de nos plus grandes familles sont des beautés parfaites; mais parmi les demoiselles pauvres il y a aussi de jolies personnes. Il est même bon qu'il y en ait. Ranine est jolie. Une voix superbe?
—Oui, Votre Excellence, dit obséquieusement la Grabinof, qui n'osait plus contredire.
—Elle chante à la chapelle et participe aux leçons de chant?
—Oui, Excellence.
Madame Batourof réfléchit un moment, puis, congédiant du geste la dame de classe ébahie:
—Vous me l'enverrez après le thé, dit-elle. Je veux lui parler moi-même.
La Grabinof sortit; si une telle expression n'était pas absolument bannie du langage bienséant, nous dirions qu'elle était totalement interloquée.