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III
ОглавлениеAriadne était plongée dans la méditation, ou plutôt ne pensait à rien, en attendant l'arrêt qui ne pouvait manquer de la frapper; les punitions ne lui faisaient pas peur; elle avait goûté de toutes et ne s'en était pas trouvée beaucoup plus mal, à tout prendre. Quelques travaux de plus, des réprimandes, quelques récréations de moins, tout cela importait peu à son esprit paresseux. Ariadne était ce qu'on appelle une mauvaise élève; elle n'aimait la science ni pour elle-même ni pour les avantages qu'elle confère. A voir les récompenses tomber toujours sur les têtes privilégiées des élues de la fortune et de la naissance, elle avait pris en dédain le labeur patient de ses compagnes de rang plus humble qui travaillaient pour apprendre. De tout l'institut, Ariadne était la plus pauvre et la plus obscure; il n'est donc pas étonnant qu'elle n'eût pas beaucoup d'estime pour les avantages que procure l'instruction. Pour elle, l'instruction ne devait et ne pouvait avoir que des épines.
Elle n'aimait au monde que deux choses: la leçon de chant et les stations à la chapelle de l'institut. La leçon avait bien aussi ses mécomptes; mais, si partiale que fût la maîtresse de chant, elle ne pouvait s'empêcher de rendre justice à la voix magnifique, au goût inné de mademoiselle Ranine. Cependant, toujours louer cette élève eût été faire tort aux autres, moins bien douées par la nature, et il fallait bien trouver quelque chose à blâmer.
—Vous êtes ridicule, Ranine; vous chantez cela comme si vous jouiez l'opéra, dit-elle un jour à Ariadne.
Les jeunes filles étudiaient, pour quelque solennité domestique, un chant à quatre parties dont les paroles, certes, ne justifiaient pas le sentiment profond que mettait Ariadne à l'exécution de son solo.
—C'est qu'elle aspire à l'Opéra, madame, répondit une belle jeune fille qui chantait irréprochablement faux. Ranine veut être cantatrice.
—Elle fera bien, en ce cas, d'apprendre à écrire plus correctement le français, répliqua la maîtresse de chant, de sa voix la plus sèche. Allons, mesdemoiselles, recommençons, et un peu moins d'expression, Ranine, s'il vous plaît.
De ce jour, Ariadne s'efforça de chanter le plus simplement et le plus froidement possible les exercices de solfége dans lesquels elle mettait auparavant tant de chaleur et tant de passion. Elle apaisa les vocalises, diminua l'ampleur des tenues, modéra l'expression des plates et insignifiantes paroles qu'il lui était permis de chanter, en un mot se donna toute la peine imaginable pour chanter mal. Elle ne put y parvenir entièrement, mais au moins elle obtint de récolter moins de quolibets sur sa vocation dramatique.
A la chapelle, c'était autre chose. Elle aimait passionnément la chapelle. Cette petite église d'institut, aux murailles peintes d'un rose pâle extrêmement faux, aux images de saints proprement encadrées dans l'iconostase de bois très-bien doré, pleine d'ouvrages en tapisserie, en broderie sur soie, en perles de verre, de toutes les niaiseries enfin que peut inventer le désœuvrement de quatre cents jeunes recluses, cette église ouvrait à Ariadne la porte d'un monde nouveau.
Le chœur liturgique de cette chapelle était formé des belles voix de l'institut; le diacre et deux chantres veillaient à perfectionner l'exécution des versets et répons, mais leur tâche était aisée: l'admission au chœur étant une faveur accordée seulement sur une demande expresse, on était bien sûr de n'y voir que des élèves de bonne volonté. Seule, Ariadne avait été désignée d'office depuis trois ans déjà. La puissance et la sonorité de son contralto la rendaient indispensable; elle était pour ainsi dire la base fondamentale du chœur.
Aussitôt que, debout devant la porte fermée du Saint des saints, le diacre, de sa voix profonde, entamait le premier verset de l'Ecténia (prière avant l'Offertoire), Ariadne fermait les yeux et se laissait entraîner vers un monde meilleur. Les cordes les plus graves de sa voix veloutée soutenaient le quatuor harmonique qui répétait à chaque verset: «Seigneur, ayez pitié de nous!» Lorsqu'une de ces modulations étrangement douces qui font relever la tête aux profanes prolongeait le répons pour laisser ensuite les sons s'éteindre doucement sur une résolution mineure, triste et vague comme le son d'une harpe éolienne, la riche voix d'Ariadne prenait un accent de prière et de supplication.
Pour elle, la liturgie n'était pas un assemblage de mots canoniques, répété chaque dimanche, chaque fête,—et Dieu sait si les fêtes sont nombreuses dans le rituel gréco-russe! Elle mettait dans ces accents de prière toutes les aspirations étouffées durant la longue semaine. Dans les hymnes qui font partie des offices, elle chantait avec âme les paroles slavonnes presque dénuées de sens; elle y mettait la profondeur d'expression d'une martyre qui confesse sa foi; toute la passion contenue en son être encore imparfaitement développé s'en allait par là et s'épurait en montant vers la voûte avec l'encens.
Jusqu'au printemps de cette année-là, Ariadne n'avait pas trop souffert. Toujours la dernière dans ses études, elle avait fini cependant par arriver à la première classe, celle qui précède la sortie. Encore un an, elle aurait dix-sept ans et elle serait rendue à sa famille.
Ce mot «famille» était une cruelle dérision pour mademoiselle Ranine. Son père et sa mère l'avaient laissée orpheline avant qu'elle sût se tenir sur ses petits pieds incertains. Une tante accablée d'enfants l'avait hébergée par charité; puis l'institut lui avait ouvert ses portes, en rechignant, si l'on en croyait les visages divers, mais tous semblables d'expression, qui avaient accueilli l'entrée d'Ariadne. La tante était morte, les cousins étaient dispersés: sept années d'institut séparent du monde des vivants les filles sans famille et sans fortune, conséquemment sans amis... Ariadne sortirait dans un an, pour aller où?
Elle ne l'avait jamais demandé à personne. Son âme fière et sauvage n'avait jamais connu la douceur des confidences. Si elle avait pleuré sur son isolement, l'oreiller qu'elle avait mis sur sa bouche pour étouffer ses pleurs avait été seul à le savoir. Elle sortirait de l'institut, on l'adresserait sans doute à quelque dame charitable, avec un peu d'argent donné par la bienfaisance du gouvernement à une élève sans ressources,—et là, elle verrait comment est fait le monde, et ce qu'elle pourrait attendre de lui.
Mais tout à coup une soif impérieuse, irrésistible, était née en elle et lui avait créé un besoin nouveau. Elle voulait chanter, elle avait besoin de chanter. Soudain, pendant les classes, pendant l'étude, à la récréation, au réfectoire, la nuit dans le silence du dortoir, elle sentait un chatouillement à la gorge, et les notes prisonnières demandaient à s'écouler à flots pressés. La contrainte horrible que s'imposait Ariadne pour retenir les vocalises, l'effort surhumain qu'elle devait faire pour clore ses lèvres entr'ouvertes malgré elle, devint un supplice inconnu probablement jusqu'alors à tout le monde. Elle maigrit, pâlit sous l'effort; son caractère changea, elle devint morose. La crainte de faire esclandre un jour ou l'autre et d'attirer sur elle les foudres du cabinet directorial devint une véritable obsession.
Heureusement, l'été était venu; la récréation dans le vaste jardin ombragé de tilleuls séculaires donna à Ariadne un peu de la liberté sans laquelle elle eût fait une maladie. Presque toujours seule, elle allait et venait à pas lents dans l'allée la plus écartée, et chantait à demi-voix tout ce qui lui passait par la fantaisie.
C'étaient des airs sans paroles, sans rhythme, sans mesure. Elle laissait couler le trop-plein de son âme bien doucement, comme une colombe captive qui ose à peine roucouler; elle murmurait les mélodies que lui inspirait son imagination d'écolière ignorante et recluse. Elle filait les sons les plus ténus, ménageait son haleine et sa voix pour porter les gammes jusqu'au haut de l'échelle vocale sans être entendue. Elle passa ainsi trois mois délicieux, pendant lesquels sa beauté s'épanouit, et son âme oppressée sembla refleurir.
Mais l'automne vint de bonne heure, comme toujours en Russie: avec le mois d'août on interdit les promenades du soir; quand la journée était pluvieuse, on supprimait celle du matin. Les oppressions et les angoisses recommencèrent pour Ariadne et allèrent si loin qu'un jour, après plusieurs nuits orageuses et plusieurs journées de souffrance, la jeune fille ne put se contenir et causa le scandale que nous avons raconté.
La Grabinof trouva donc son élève dans un état d'indifférence qui lui inspira soudain une colère démesurée.
—Qu'est-ce que vous faites là? dit-elle brusquement de sa voix retentissante, juste dans l'oreille d'Ariadne, de manière à blesser son tympan délicat.
La jeune fille tressaillit, regarda sa persécutrice d'un air dédaigneux et répondit:
—Je ne fais rien.
—Précisément! N'avez-vous pas honte de rester toujours à rien faire? Si vous aviez un peu de sentiment, vous vous occuperiez à quelque chose...
—A vous broder des pantoufles, par exemple, comme mademoiselle Samarine, ou à faire des rangées à votre couvre-pieds, comme mademoiselle Sérof. Je le voudrais, mademoiselle, mais je n'ai pas d'argent pour acheter les pantoufles, et vous ne m'aimez pas assez pour me permettre de travailler auprès de vous à ce cher couvre-pieds. Ce n'est pas ma faute si vous ne m'aimez pas et si je n'ai pas d'argent de poche.
Mademoiselle Grabinof blêmit de rage, chercha une réponse acérée et, ne la trouvant point, s'en alla pleine de fiel.
Après le thé du soir, maigre régal, au moment où les jeunes filles profitaient de leur dernière récréation, la dame de classe sortit de sa chambre, ouverte sur le corridor-promenoir.
—Ranine, cria-t-elle de sa voix la plus perçante, vous êtes mandée chez madame la directrice.
Tous les yeux malins et méchants se tournèrent vers Ariadne, qui se leva tranquillement, déposa le livre d'étude qu'elle lisait, et prit lentement le chemin du grand escalier. Les regards la suivirent.
—On va la renvoyer, murmura une voix compatissante.
—Elle n'aurait que ce qu'elle mérite, répliqua sèchement la Grabinof.
—Vilaine bête, la Grabinof, chuchota une indépendante à l'oreille d'une autre; est-elle assez méchante aujourd'hui! Je voudrais qu'elle eût sur le nez!
—Cela viendra peut-être, répondit l'autre. Viens-tu dans le réfectoire cette nuit?
—Chut! fit l'indépendante, qui s'appelait Olga.
Elle regarda autour d'elle et murmura très-bas:
—Pas cette nuit, mais demain soir.
Les deux amies s'en retournèrent du côté de la dame de classe.
—Eh bien, chère mademoiselle Grabinof, dit Olga, ce couvre-pieds, il y a bien longtemps que je n'y ai fait une petite rangée! Prêtez-moi votre crochet, chère demoiselle, allons, donnez vite.
—Pas ce soir, ma bonne amie, pas ce soir, il est trop tard; mais demain si vous voulez, répondit mademoiselle Grabinof en roulant le précieux ouvrage.
—La vieille momie, elle prend cela pour argent comptant! Tu sais, dit Olga à l'oreille de sa compagne, ce couvre-pieds, elle l'avait commencé pour sa noce avec le prince Miravanti-Fioravanti, cet ambassadeur italien du temps de Pierre le Grand, qu'elle devait épouser;—mais il avait déjà trois femmes en pays étranger!
Les deux bonnes amies, riant, se poussant, se pinçant, chuchotant, allèrent rejoindre les autres à la porte du dortoir, où, par une malice ordinaire et quotidienne, sous prétexte de politesse, elles se faisaient de grandes révérences et s'empêchaient mutuellement d'entrer.
Le long des grands escaliers, des grands corridors, au travers des vastes salles, Ariadne, qui ne se pressait pourtant guère, avait fini par arriver à l'antichambre de l'appartement directorial. Un soldat de service, revêtu d'une pseudo-livrée de petite tenue, se leva devant elle et ouvrit la porte d'un salon d'attente. Là, une femme de charge, confidente de sa maîtresse, se tenait constamment, refusant ou livrant le passage. Elle fit signe d'entrer à Ariadne, restée muette sur le seuil. La jeune fille fit quelques pas, ouvrit un des battants d'une porte à demi recouverte de grands rideaux de laine, entra, fit une révérence, referma le battant sur elle, et attendit, la tête baissée, les mains pendantes le long de son corps jeune et harmonieux.
—Qui est là? demanda la directrice.
—Ranine! répondit la coupable.
—Approchez! fit la directrice d'une voix moins sévère que ne s'y attendait Ariadne.
Elle obéit et arriva jusque sous la lumière d'une grande lampe couverte d'un abat-jour, qui éclairait imparfaitement la vaste pièce aux tentures lourdes et massives.
Le fond du cabinet était occupé par un grand canapé en bois sculpté, de couleur foncée, recouvert, comme tous les meubles, d'une étoffe de damas bleu moyen. Le bleu étant la couleur réglementaire des instituts, cette couleur se retrouvait partout; là où elle était commandée, c'était l'uniforme; là où elle ne l'était pas, c'était une galanterie, une pensée gracieuse, offerte à qui? Au règlement, selon toute probabilité, car nul ne sait à qui cela pouvait être agréable. Donc, les rideaux énormes qui cachaient les embrasures des fenêtres, les portières qui drapaient les portes, tout était bleu, d'un bleu tolérable le jour, mais qui, le soir, devenait noir et funèbre.
Une autre lampe, ou plutôt un quinquet, de la forme la plus élégante, mais revêtue d'un réflecteur,—or, les réflecteurs vus de dos n'ont rien de particulièrement gracieux,—éclairait à merveille un superbe portrait en pied de la grande-duchesse protectrice de l'établissement, situé au-dessus du canapé où trônait toujours madame Batourof. Les mauvaises langues se demandaient en cachette si les fleurs placées sous le portrait et sans cesse renouvelées s'adressaient à la directrice fictive ou à la directrice réelle. Deux autres portraits, ceux de l'empereur et de l'impératrice, également en pied, se faisaient vis-à-vis sur les deux parois avoisinantes. Ceux-ci n'avaient pas de quinquet.
En arrivant près de la lampe, Ariadne s'aperçut que madame Batourof n'était pas seule. Enfoncée dans un grand fauteuil, les mains placidement croisées sur les genoux, une dame d'environ cinquante ans fixait sur la jeune fille un regard scrutateur, mais dépourvu de malveillance. Celui que jetaient sur elle les yeux noirs et perçants de madame Batourof était aussi plus curieux que réprobateur. Ariadne reprit intérieurement possession de son impassibilité.
—C'est vous qui avez chanté pendant la classe? demanda la directrice.
—Oui, madame la supérieure, répondit Ariadne.
Ce titre de supérieure est acquis de droit aux directrices de ces établissements, bien que leurs fonctions soient absolument laïques.
—Quel motif vous a poussée à causer ce scandale? demanda madame Batourof de sa voix calme et un peu enrouée.
Mademoiselle Ranine baissa la tête, elle ne pouvait répondre. Il eût fallu raconter ses angoisses, le besoin irrésistible qui la poussait à chanter... c'était trop long,—et puis à quoi bon? Ne valait-il pas mieux se laisser punir?
—Répondez! fit la supérieure sans colère.
—J'ai besoin de chanter, je souffre quand je dois me taire, répondit, bien malgré elle, la délinquante sans lever la tête.
—Où souffrez-vous?
Ariadne indiqua sa gorge.
—Et maintenant, en ce moment, souffrez-vous?
La jeune fille inclina affirmativement la tête.
—Chantez!
Ce mot fut dit tranquillement, comme si c'eût été la chose la plus simple que de se mettre à chanter ainsi au milieu d'une réprimande officielle. Ariadne regarda le visage impassible de la directrice. Elle ne plaisantait pas; la jeune fille voulut faire une question, mais elle ne trouva pas les mots et resta muette, les yeux grands ouverts, tout son beau visage étonné tourné vers la lumière et recevant en plein la clarté presque aveuglante du quinquet.
—Vous chantez à la chapelle? demanda la dame qui n'avait jusque-là donné aucun signe de vie.
—Oui, madame, répondit Ariadne, mise aussitôt à l'aise par la voix douce et bienveillante de cette nouvelle interlocutrice.
—Chantez l'hymne à la Vierge.
—Je ne sais que ma partie, répondit doucement mademoiselle Ranine.
—Chantez-la, fit la directrice.
Ariadne ouvrit la bouche, et aussitôt l'appartement se remplit d'une vibration chaude et sonore. Un frisson parcourut les objets eux-mêmes; différentes babioles de cristal placées sur des étagères, les bobèches des candélabres et les cristaux du lustre vibrèrent d'une trépidation harmonieuse aux sons de cette voix si ample, si riche, et si douce pourtant qu'elle saisissait le cœur comme dans une étreinte de chair vivante.
Ariadne chantait lentement sa partie de contralto; ses yeux, perdus dans le vague, avaient pris une expression de fixité étrange; on eût dit qu'elle regardait en dedans d'elle-même quelque objet mystérieux, quelque apparition solennelle, mais non mystique. Ce qu'elle voyait n'était pas du ciel.
Elle chantait presque sans mouvement des lèvres, la bouche largement ouverte pour laisser sortir les sons, la tête un peu renversée en arrière, les bras pendants, calme, immobile et comme en extase.
Quand elle eut fini l'hymne, elle se tut, baissa la tête et attendit.
Le charme de cette voix était si puissant, qu'il avait vaincu la colère ou la raillerie; la supérieure échangea un regard avec la visiteuse, et, dans ce regard, il y avait plus que de la surprise: l'admiration y avait sa bonne part.
—Savez-vous autre chose que la liturgie? demanda la supérieure.
—Je sais les vocalises de l'école de chant.
—Chantez très-lentement une gamme mineure, dit tout à coup la dame aux cheveux gris. Très-lentement, vous commencerez au la du diapason.
Ariadne ouvrit de nouveau la bouche. Est-ce la bonté qui vibrait inconsciemment dans la voix de la vieille dame, qui avait éveillé en elle une source d'émotions cachée? Elle vocalisa la gamme demandée avec un tel accent de prière, d'invocation passionnée que, lorsque sa voix mourut sur le la aigu de l'octave, un frisson passa sur le corps des deux femmes, comme si elles avaient entendu la plainte d'un ange.
—Descendez à présent! dit la supérieure.
La voix d'Ariadne, avec l'accent de la colère et du plus sombre désespoir, descendit encore et s'arrêta avec une vibration lente et prolongée sur le mi grave.
—C'est prodigieux! murmura la visiteuse en se laissant retomber dans son fauteuil, d'où l'attention l'avait un instant soulevée.
—Elle a une voix très-remarquable, en effet, corrigea la directrice; mais ce n'est pas une raison pour troubler les classes. Vous avez causé un grand scandale.
—J'ai fait mes excuses à notre dame de classe et à notre professeur, répondit mademoiselle Ranine. Je vous les présente humblement, madame la supérieure.
Elle avait incliné la tête, mais avec tant de dignité, que la visiteuse en fut touchée.
—Pour l'amour de moi, dit-elle en italien à la directrice, faites-lui grâce. Cette enfant sera une grande artiste.
—Pour l'amour de vous, soit! répondit madame Batourof en souriant.
Elle était bien aise de prendre ce prétexte pour une clémence à laquelle elle était résolue d'avance.
—Vous irez tous les jours, pendant la récréation de midi, à la salle de musique, et vous chanterez seule, proféra la supérieure de l'air dont elle eût infligé la plus terrible punition. Allez!
Ariadne, ébahie, regarda les deux femmes; le front de la directrice indiquait la sévérité. La visiteuse avait souri et semblait heureuse de ce dénoûment imprévu.
Suivant l'usage, Ariadne s'inclina et baisa la main de la supérieure, qui se laissa faire; puis, mue par une impulsion passionnée, elle prit la main de l'autre dame et la porta à ses lèvres. Puis, enfin, revenant au sentiment des convenances, elle fit une révérence et se dirigea vers la porte. Au moment où elle allait l'atteindre, la visiteuse, qui lisait en elle probablement, lui dit:
—Chantez une vocalise!
Ariadne s'arrêta sur place et entonna sur-le-champ la plus brillante et la plus aérienne de ses vocalises de solfége. Toute sa joie y passa; les trilles et les arpéges se succédaient pressés et joyeux comme des oiseaux qui prennent leur volée. Quand elle eut fini, sans reprendre haleine:
—Je vous remercie, madame, dit-elle.
Aussitôt la porte se referma sur elle, et elle glissa légère et rapide jusqu'au dortoir, où elle se hâta d'enfouir ses rires et ses larmes de joie dans le creux de son oreiller, son confident ordinaire.
—Je ne suis pas fâchée, disait au même moment la directrice à son amie, de vexer un peu mademoiselle Grabinof. Depuis quelque temps elle se plaint de tout le monde. Cela va lui donner sur le nez!
Ainsi se trouva réalisé le souhait de la belle rieuse brune.