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IV

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Table des matières

L'étonnement fut grand lorsque, le lendemain, on vit mademoiselle Ranine se diriger vers la salle de musique, et plus grand encore lorsque la Grabinof, qui voulait la retenir, reçut en pleine poitrine cette réponse proférée à haute et intelligible voix:

—C'est par ordre de madame la supérieure, et, d'ailleurs, vous n'êtes pas de service aujourd'hui, mademoiselle.

Mademoiselle Grabinof faillit tomber à la renverse, mais elle se redressa pour courir aux informations. Comme, en effet, elle n'était pas de service, attendu que, dans les instituts, les dames de classe sont alternativement occupées un jour sur deux, elle eut tout le temps de chercher et d'obtenir les renseignements qu'elle désirait. Ariadne n'était pas punie, car il était impossible de considérer comme un châtiment cette heure de chant tant désirée, qui pouvait plutôt passer pour une récompense. Il fallait qu'il y eût quelque chose là-dessous! Aussi mademoiselle Grabinof se promit-elle de dépenser toute son activité pour arriver à découvrir ce qu'il pouvait y avoir.

Au moment où les jeunes filles allaient rentrer en classe, dans le tumulte des cinq dernières minutes, un bruit insaisissable parcourut le promenoir de la première classe; quatre ou cinq demoiselles, parmi les plus âgées et les plus belles, coururent au palier du grand escalier, qui permettait de voir jusque dans le vestibule, et se penchèrent sur la rampe.

En ce moment, deux jeunes officiers, amis d'un des fils de la directrice, ôtaient en bas leurs paletots, avant d'entrer, pour rendre leurs hommages à la vénérable dame.

Des regards se croisèrent, un vague sourire, quelques mouvements des lèvres furent échangés entre les visiteurs et les jolies curieuses.

—Bonjour, monsieur Michel, cria une voix enfantine, vous êtes adorable.

Un murmure confus de rires et de reproches enjoués couvrit la voix de l'effrontée. Le jeune homme ainsi interpellé regarda en l'air et répondit audacieusement:

—A votre service, mademoiselle!

—Une dame de classe! Ce mot circula dans les groupes, les rieuses quittèrent l'escalier, mademoiselle Grabinof apparut trop tard, comme l'autorité elle-même, roide, busquée, pincée, son couvre-pieds sous le bras.

Au même instant, sur les marches tapissées de drap rouge de l'escalier, Ariadne apparaissait, son cahier de musique à la main, pâlie, fatiguée par l'exercice vocal immodéré qu'elle venait de prendre, mais avec ce regard heureux et comme éclairé d'une flamme intérieure qui accompagne et suit l'extase.

—Je vous y prends à faire du scandale et à parler avec les jeunes gens qui viennent voir madame la supérieure! s'écria la Grabinof qui avait saisi un fragment de mot échappé à une imprudente ou chuchoté par une délatrice.

Ariadne la regarda d'un air si stupéfait, qui devint aussitôt si dédaigneux, que la vieille fille tressaillit de rage.

—Si jamais je puis t'attraper, toi, murmura-t-elle. Et elle alla transporter son couvre-pieds avec ses rancunes chez une autre dame de classe également libre ce jour-là, qui demeurait au troisième étage, avec les petites. C'était sa bonne amie, et elles prenaient le café ensemble chez l'une ou chez l'autre, «les jours blancs», c'est-à-dire ceux où elles n'étaient point de service.

Le premier soin de mademoiselle Grabinof fut de raconter à sa chère Annette l'injustice dont elle était victime.

—Figure-toi, ma chère,—ces dames se tutoyaient,—que madame la supérieure, non-seulement n'a pas puni Ranine, mais encore lui a donné la permission de chanter pendant une heure toutes les après-midi.

—C'est affreux! s'écria la chère Annette en ajoutant un morceau de sucre à son café. Et qu'est-ce que tu as dit?

—Que veux-tu que j'aie dit! Je n'ai rien dit du tout, d'autant plus que personne ne m'a rien fait savoir. C'est par cette horrible fille elle-même que j'ai appris les ordres de madame la supérieure.

—On ne t'a rien fait dire? insista l'amie étonnée.

Mademoiselle Grabinof sentit la nécessité de faire une petite rectification.

—L'inspectrice m'a communiqué la décision de madame la supérieure. Sans cela, crois-tu que j'aurais laissé cette grande filasse aller à la salle de musique tantôt?

La chère Annette savait de longue main qu'il ne fallait pas prendre absolument au pied de la lettre les assertions de son amie; aussi n'insista-t-elle point sur cette légère erreur.

—Et, continua la bonne âme, figure-toi qu'en revenant de sa musique elle a eu le temps d'échanger des œillades et des compliments avec les deux Mirsky.

—Quels Mirsky?

—Les frères Mirsky; ils venaient faire visite à madame la supérieure.

La chère Annette garda un instant le silence, puis elle finit sa tasse de café et la reposa sur la soucoupe. Au moment où elle saisissait le manche de la cafetière pour s'en offrir une seconde, elle leva sur son amie des yeux très-intelligents, bien que légèrement éraillés.

—Les Mirsky viennent toujours pendant la récréation. As-tu remarqué cela?

La Grabinof tressaillit et regarda aussi fixement son amie que si celle-ci eût été une réduction efficace de la tête de Méduse.

—Non, fit-elle lentement, je n'avais pas remarqué; mais c'est vrai.

—Eh bien! ma chère, fais attention à cela et à beaucoup d'autres choses.

La dame de classe fut si frappée par le ton dont son amie avait prononcé ces paroles énigmatiques, qu'elle oublia de sucrer sa seconde tasse de café et fit la grimace en le goûtant.

—C'est très-sérieux, reprit Annette piquée au jeu par cette grimace; vous n'avez pas l'œil assez ouvert dans votre classe, et pourtant vous avez là un lot de jolies filles qui ne demandent qu'à faire des sottises.

—Ranine? fit mademoiselle Grabinof, ramenée à son idée fixe.

Annette haussa les épaules.

—Ranine n'a pas le sou et ne connaît personne. Ce ne sont pas les filles pauvres qui font des sottises à l'institut. J'ai été aussi dame de classe de première, et j'en ai vu de toutes les couleurs. Mais je crois bien que tes demoiselles sont en train de t'en faire voir de plus belles que tout ce que j'ai jamais connu.

—Madame Banz est une oie! dit mademoiselle Grabinof, caractérisant ainsi d'un mot le caractère querelleur et bruyant, mais superficiel, de la dame de service qui partageait avec elle l'honneur périlleux de mener à bien la première classe.

—Ce n'est pas uniquement la faute de madame Banz. Tu as bien ta petite responsabilité. Comment! grâce à l'excellent système de nos instituts qui fait monter les dames de classe avec leurs élèves, tu as vu grandir toutes tes péronnelles, tu les connais depuis l'âge de dix ans, et tu ne sais pas reconnaître celles qui sont capables de te jouer un mauvais tour?

—Mais, balbutia la Grabinof bouleversée de cette accusation directe, sauf Ranine qui ne vaut absolument rien, ce sont toutes des demoiselles bien élevées, aimables...

—Sais-tu ce qui va t'arriver un de ces quatre matins? dit Annette impatientée. Non? Eh bien! tu perdras tes vingt-deux ans de service et tu seras mise à la retraite avec une demi-pension!

—Pourquoi, seigneur Dieu? s'écria la malheureuse Grabinof, qui sentit ses cheveux se dresser sous son bonnet.

—Parce que tu ne veux ou ne sais rien voir, car, en vérité, je me demande si tu n'y mets pas de la bonne volonté, à voir le mal qu'il faut se donner pour t'expliquer...

—Mais que se passe-t-il donc? cria la Grabinof folle de terreur, en agitant ses bras comme un télégraphe du bon vieux temps.

Annette regarda sa chère amie, et ce coup d'œil la convainquit de la bonne foi de la malheureuse. Alors, se penchant à son oreille, elle lui chuchota une petite phrase très-courte, dont l'effet fut foudroyant. Mademoiselle Grabinof se laissa retomber sur sa chaise, aussi verte qu'un jeune concombre encore mal mûr.

—Dans ma classe, mon Dieu! fit-elle à voix basse. Dans ma classe? Et leurs noms?

—Leurs noms! Mais c'est toi qui devrais me les dire!

Mademoiselle Grabinof se tordit les mains avec un geste tragique.

—Comment as-tu appris cela? dit-elle lorsqu'elle eut recouvré un peu—très-peu—de sang-froid.

—Par ma femme de chambre (chaque dame de classe a sa femme de chambre qu'elle choisit et paye, et l'on peut s'imaginer quelle variété d'éléments haineux cette disposition introduit dans les instituts). Févronia est au mieux avec un des soldats qui sont chargés de veiller au service de propreté des réfectoires; elle prétend même qu'il a l'intention de l'épouser. En attendant, il n'a pas de secrets pour elle, et tous deux ont fait leurs gorges chaudes. On peut dire que voilà des demoiselles bien gardées!

Mademoiselle Grabinof poussa un long soupir.

—Comment savoir leurs noms?

—Ceux des jeunes gens? Mais suppose que ce soient les deux frères Mirsky. C'est assez plausible.

—N'y en a-t-il que deux?

Annette se mit à rire.

—Permets-moi de te faire observer encore une fois que tu intervertis les rôles, et que c'est toi qui devrais me renseigner. Je crois néanmoins qu'ils sont trois.

—Qui les laisse entrer?

—Tout le monde. Avec la clef d'or, tu sais!...

Elles soupirèrent ensemble, cette fois. Jamais aucune clef, ni d'or ni d'argent, n'avait essayé d'ouvrir les grilles qui abritaient la vertu de ces pauvres déshéritées,—déshéritées vraiment, car il leur manquait même ce dernier charme de la femme: la bonté.

—Que faire? gémit la Grabinof. Je vais aller raconter cela à madame la supérieure, car un tel opprobre...

Annette haussa les épaules d'un air de commisération.

—Ma pauvre amie, dit-elle avec douceur, ton malheur te fait perdre la tête, ou bien tu n'es pas pratique. Ce système ne t'a pas assez bien réussi avec mademoiselle Ranine pour que tu l'appliques une seconde fois! Suppose qu'on ne veuille pas que ce soit arrivé... Que feras-tu?

Mademoiselle Grabinof n'essaya pas de trouver ce qu'elle ferait en pareille circonstance: elle joignit ses mains osseuses et suppliantes, et les allongea au bout de ses bras velus jusque auprès du cœur de son amie.

—Conseille-moi, ma chère Annette, je m'incline devant ta sagesse supérieure à la mienne. Je ferai ce que tu me diras.

L'amie triomphante commença une série d'exhortations et de conseils qui se prolongea jusqu'à la fin des classes.

—Et maintenant, conclut Annette au moment où un grand brouhaha, s'élevant de partout à la fois, annonçait le départ des professeurs, va lever les plans de bataille.

Les deux bonnes amies s'étreignirent avec la confiance et la tendresse de deux belles âmes liguées pour une grande cause, et mademoiselle Grabinof, semblable à une biche effarée, se hâta de descendre vers l'étage inférieur.

Ariadne

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