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CHAPITRE II
LES AMOUREUX DE MADAME MÉLINOT

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Table des matières

Mme Tripanon et sa tabatière.–Amour et pantomime.–Mariage de dépit et mariage de raison.–Un valet de chambre gommeux.–En sentinelle chez le marchand de vin.–Floche et Beaulardon mangent la consigne.

Eh! oui! c’était bien elle, toujours jolie à croquer avec ses cheveux blonds ondulés, ses grands yeux bleus étonnés, son teint si frais, son nez mignon, sa bouche rose et souriante, découvrant ses petites quenottes blanches.

Marescou l’avait vue, pour la première fois, à Marseille,–alors qu’elle était encore Mlle Bartholin,–chez Mme Tripanon.

Oh! cette Mme Tripanon!… C’était bien la vieille la plus revêche, la plus ridiculement pudibonde qu’il eût jamais rencontrée. Marraine de Mlle Bartholin, elle profitait des liens qui l’unissaient à la malheureuse enfant pour la gronder sans cesse à propos de vétilles, l’assourdir de morale bête du matin au soir, et l’épier sans raison, –car la jeune fille ne pensait guère à mal– comme eût fait une duêgne, dont elle avait du reste lamine rébarbative et le regard inquisiteur.

Un ami commun avait un jour chargé Marescou d’une commission auprès de la marraine, et le hasard, aidé tant soit peu par la curiosité de la jeune fille, avait fait que, pendant l’entretien, la filleule de Mme Tripanon était entrée dans le salon, pour y venir prendre un livre oublié sur le guéridon.

En l’apercevant, Marescou avait ressenti, comme il disait dans son exubérance de Marseillais «le coup de foudre!» Elle lui était apparue comme une vision, dans un rayonnement de franche beauté, et il l’avait aimée! Aussi, à partir de ce jour, avait-il trouvé mille raisons bonnes ou mauvaises pour avoir l’occasion de se présenter le plus souvent possible chez Mme Tripanon.

Lorsqu’il fut à bout d’expédients, il imagina d’assister, les dimanches, aux messes ou offices que la pieuse dame suivait avec un excès de dévotion, et, pendant qu’elle était absorbée dans les pater et les ave, il lui dérobait, tantôt son mouchoir à carreaux, tantôt sa tabatière ou ses lunettes, et, le lendemain, il accourait chez elle pour lui restituer les objets, mettant sa trouvaille sur le compte d’un heureux hasard.

Dans un élan de reconnaissance, elle l’invitait parfois à dîner, et, au dessert, la bonne apportait à Madame un bouquet superbe que l’amoureux rusé avait commandé en venant: attention délicate qui ravissait fort la vieille. A son âge, recevoir des fleurs, quelle aubaine inespérée! Sa sympathie pour le galant jeune homme allait croissant avec le nombre des bouquets. S’il ne s’en était défendu énergiquement, elle l’eût embrassé, parole d’honneur!

Mais Marescou n’avait que faire de l’affection et des velléités d’accolades de la trop mûre marraine.

Il eût préféré qu’elle fût moins entichée de lui et le laissât quelquefois seul avec la séduisante filleule. Souhait irréalisable, hélas! Car il eût été plus facile de décrocher la lune avec les dents que de demeurer cinq minutes en tête à tête avec Mlle Bartholin.

La camarera-major ne quittait pas un instant la jolie pensionnaire confiée à sa garde, épiant ses moindres paroles, ses moindres mouvements, jusqu’à ses regards, marchant à ses côtés, par les rues, dans l’attitude rogue d’un sergent de ville auprès d’un pick-pocket qu’il emmène au poste, allant jusqu’à la suivre pas à pas dans tout l’appartement, enfin, couchant dans la même chambre qu’elle, et se levant parfois la nuit pour courir près de son lit et s’assurer qu’elle dormait bien du sommeil de l’innocence.

Allez donc faire votre cour devant un pareil Argus!

Marescou s’y risqua pourtant, car Marescou n doutait de rien! A vrai dire, s’il eut le courage de déclarer sa flamme, ce ne fut que par signes, mais par signes si expressifs qu’ils valaient le phrases les plus éloquentes et les plus passionnées. En vrai Marseillais qu’il était, ce diable d’homme prétendait exceller dans la pantomime comme en tout le reste, et il affirmait avec conviction, que Debureau et Paul Legrand n’eussent pas à eux deux réussi à égaler la perfection de sa mimique amoureuse. A en juger par les apparences, la bien-aimée, elle aussi, devait ressentir comme une commotion électrique, toutes les fois qu’il dardait sur elle ses prunelles flamboyantes, chargées de passions! Elle semblait vibrer sous le fluide qu’il lui lançait.

S’il mettait la main sur son cœur pour lui faire comprendre qu’il était épris d’elle, à en mourir, elle rougissait instantanément et de pudeur et de plaisir. Bien des fois, pendant le dîner, il avait aussi cherché à lui effleurer le pied du bout du sien, mais, hélas! la méfiante marraine, comme si elle eût pressenti ces tentatives de correspondance réprouvées par les convenances sociales, avait soin de placer toujours loin de lui la ravissante enfant, et il en était réduit à battre le vide ou à chatouiller les durillons de la vieille. Il était aimé, c’était évident, mais il en eût voulu des preuves plus palpables que des commotions et des rougeurs. Ah! s’il avait osé, que dis-je, s’il avait seulement pu presser le bout des doigts de la jouvencelle,–car ce n’était pas l’audace, mais seulement les occasions qui faisaient défaut! Il avait songé bien souvent à lui adresser quelque billet amoureusement tourné, mais, tout inventif qu’il fût, il n’avait encore imaginé aucun moyen de le faire parvenir à destination, sans risquer de compromettre la chère enfant!

Le soir, quand ils étaient tous trois réunis au salon, dans une demi-obscurité invitant au sommeil, il avait poussé la fourberie jusqu’à raconter des histoires à dormir debout, dans le malin espoir d’assoupir Mme Tripanon et de confesser ainsi, en toute sécurité, ses tendres sentiments à la jeune fille.

Mais la méfiante bonne femme avait tenu bon, et le narrateur en avait été pour ses frais de soporifique éloquence. Une fois, en ce monde, la bêtise avait été impuissante!

Une après-midi pourtant, il usa d’un stratagème si génial qu’il parvint à éloigner la duègne pendant trois minutes.

Il entre la mine radieuse et triomphante.

–Madame, s’écrie-t-il, du seuil de la porte, vous avez gagné le lot de cent mille francs! Au tirage des obligations de la ville de Paris, votre numéro est sorti le premier!

Sans lui rien répondre, sans même prendre le temps de lui sauter au cou pour le remercier d’apporter une si heureuse nouvelle, la vieille femme se précipite à la cuisine et donne l’ordre à sa bonne de courir acheter un journal.

L’absence de la duègne va durer quelques minutes,–autant de siècles de bonheur pour Marescou qui, incontinent, se jette aux genoux de Mlle Bartholin et lui fait l’aveu de l’adoration qu’il ressent pour elle.

Quand soudain, Mme Tripanon reparaît et foudroie le couple de son regard courroucé. Son indignation et sa stupéfaction sont telles tout d’abord qu’elle ne peut articuler un mot, et que les mots de reproches s’arrêtent dans sa gorge.

Enfin, au bout de quelques secondes, elle recouvre l’usage de la parole.

Suborneur! honte de l’espèce humaine! Cent épithètes plus terribles et plus méprisantes les unes que les autres s’échappent de ses lèvres agitées d’un tremblement convulsif, et finalement, comme elle est trop étranglée par la colère pour en dire plus long, d’un geste impérieux, elle indique la porte au coupable.

Celui-ci, au risque de déformer ses jambes de pantalon, se traîne à genoux et la tête basse, jusqu’à elle, tout en balbutiant quelques excuses; mais elle lui impose silence sans cesser de lui montrer la porte. Alors, à bout d’efforts, il se relève, salue, sans trop savoir ce qu’il fait, et, tout d’un coup, se précipite vers l’antichambre.

Sur le palier, un espoir lui remonte au cœur, il attend. Peut-être la jolie filleule a-t-elle imploré et obtenu le pardon de sa marraine, et va-t-on le rappeler pour lui accorder sa grâce.

Mais un long quart d’heure s’écoule, et l’absolution n’arrive pas. Alors son parti est pris: puisqu’on le chasse sans retour, il faut bien qu’il se décide à s’en aller, et en, Marseillais qu’il est, il se retire avec lenteur, presqu’avec dignité, ne voulant pas avouer qu’il est battu! Une pensée le réconforte: c’est qu’encore une fois, il se sait aimé, mais, il eût tant voulu se l’entendre dire!

Ah! bah! peut-être n’est-ce que partie remise; car, la preuve qu’il est adoré, c’est que, pour la soustraire plus sûrement aux tentatives hardies de Marescou qui veille, la marraine, dès le lendemain, renvoie la filleule à sa mère, à Paris, avec recommandation de la remettre en pension, où la jeune fille, bien certainement, pleure en cachette sur cette brusque séparation.

Et dire que demoiselle Bartholin, dont les regards lui avaient donné tant de preuves d’amour indéniables, n’a pas hésité à devenir Mme Mélinot! C’était à ne plus rien comprendre au cœur des femmes; mais après tout, que prouvait ce mariage? A coup sûr, il avait été contracté par dépit; ne pouvant être à Marescou, la jeune fille avait épousé le premier venu, pour faire diversion à sa douleur!

Ce qui n’empêchait pas qu’elle l’aimât toujours; en changeant de nom, elle n’avait sûrement pas changé de sentiments, et le Marseillais se consolait en songeant que, s’il lui donnait un rendez-vous, elle y volerait sans hésiter.

Aussi il plaignait le pauvre mari! Il n’eût pas voulu être à sa place! Et de fait, mieux valait être Don Juan que Sganarelle!

Quant à Cadillan, c’était chez les dames de l’Assomption, en venant voir sa sœur Lucile, qu’il s’était rencontré avec Mlle Bartholin.

Tous les jeudis et les dimanches, il arrivait des premiers au parloir, guettant l’entrée de la jeune fille que sa mère attendait, un paquet de gâteaux à la main pour le goûter de la petite pensionnaire. Enfin celle-ci apparaissait les joues tout empourprées, ses blonds cheveux flottant épars, sur le dos et noués, près de la nuque, par un ruban bleu, la gorge naissante emprisonnée dans un corsage d’uniforme, très montant, et ne laissant passer que les deux pointes d’un col rabattu dont la blancheur trancchait avec la nuance gris-foncé de l’étoffe.

Elle cherchait tout d’abord sa mère des yeux, et, dès qu’elle l’avait aperçue, elle allait a elle et lui entourait le cou de ses deux bras, en lui déposant sur chaque joue un gros baiser bien franc et bien tendre Alors, elle s’asseyait, et, avisant aussitôt les friandises, elle arrachait d’un mouvement sec, le fil rouge qui les maintenait dans leur papier de soie, et se mettait à croquer à belles dents. Tandis que la petite gourmande dégustait lentement, pour faire durer le plaisir plus longtemps, avec ses mines de pensionnaire éveillée, ses babas ou ses éclairs au chocolat, Cadillan ne la perdait pas des yeux, en admiration devant cette gracieuse créature, aux gestes si câlins, aux yeux spirituels, et jolie à encadrer avec son museau rose tout barbouillé de crême.

La futée, sous ces regards persistants braqués sur elle, baissait modestement les yeux, un peu honteuse, mais ne laissant pas d’esquisser, de temps à autre, un sourire, pour se donner une contenance et cacher sa confusion.

Cadillan suivait avec attention l’impression qu’il produisait, et, dans sa joie, il prit très affectueusement dans les siennes les mains de sa sœur qui le considérait toute surprise de ces soudaines démonstrations de la part du jeune homme, jusqu’alors si réservé, presque froid avec elle.

–Mes histoires de couvent t’intéressent donc bien? demandait-t-elle sans conviction, comme si elle avait peine à se persuader que son grand frère prît plaisir à sa conversation forcément remplie des menus faits dé la vie de pensionnaire.

–Tu contes à ravir, petite sœur, disait-il, et jamais tu n’as eu autant d’esprit qu’aujourd’hui, répondait-il.

–Allons, mon frère est bien disposé, pensait Lucile. Et elle continuait à l’entretenir et de son dessin et de son piano, puisque ce sujet avait si fort le don de le charmer.

La supérieure avait opéré, depuis quelques jours, une véritable révolution musicale dans l’établissement. Elle avait, en effet, adapté à tous les pianos du couvent l’Égaliseur automatique Cadot, honoré d’une médaille de bronze à l’Exposition de1878. C’était un mécanisme très ingénieux du reste, dans lequel des ressorts de pression étaient combinés de telle façon qu’ils appuyaient constamment sur l’arrière des touches, et les forçaient ainsi à se relever et à fonctionner régulièrement.

Elle lui en donna une description en règle.

Puis elle ajouta que des attestations signées des plus célèbres professeurs de piano du Conservatoire constataient l’usage très pratique et très ingénieux de cette innovation.

Lorsque Lucile eut terminé la démonstration du nouveau mécanisme, elle pria malignement son frère, par plaisanterie, de la lui répéter,

–Mais. c’est que ce n’est pas facile! balbutia le jeune homme, qu’elle avait surpris à plusieurs reprises fixant Mlle Bartholin.

–Allons, avoue-le, au lieu de m’écouter, continua-t-elle à voix basse, tu t’oubliais dans la contemplation de ma petite camarade.

Et comme il essayait de protester:

–Oh! ne nie pas! Mlle Bartholin est assez jolie pour qu’on la remarque, et si elle t’a tourné la tête, ajouta-t-elle avec un regard malicieux, où est le mal? Ne nous ordonne-t-on pas dans l’Évangile d’aimer notre prochain?

–Mais je t’assure que tu te trompes! Voilà bien des idées de fillette qui ne connaît pas le monde! Je la regarde parce que.

–Ta ta! mon bon frère, tu ne m’empêcheras pas en tout cas de lui demander si tu lui plais. Je serais curieuse de le savoir.

–Oh! je t’en prie, ne l’interroge pas à mon sujet! Tu me désobligerais! fit-le grand frère sans conviction.

–Tu ne dis pas ça d’un ton bien résolu, pas vrai, et je gagerais que les quarante-huit heures qui nous séparent du prochain jour de parloir vont te sembler plus longues que tu ne veux l’avouer? Je te vois, malgré ton grand air sérieux, effeuillant des marguerites? Tu sais bien? Un peu, pas du tout, passionnément!

Elle eut une moue gentiment railleuse, en murmurant:

–Ah! ah! Monsieur mon frère!. Veux-tu m’en croire? Je te trouve bien mieux qu’avant, maintenant que tu es amoureux.

Cadillan eut beau faire la grosse voix et affirmer que toutes les suppositions de sa jeune sœur étaient autant de folies, il ne la persuada pas!... En réalité, il ne voulait nullement la persuader.

Et prenant congé de Lucile:

–A bientôt, petite somnanbule! lui dit-il tout bas; et il la baisa au front,

Eh bien oui, c’était vrai, l’offre qu’elle lui avait faite de chercher à pénétrer les sentiments qu’il inspirait à Mlle Bartholin, l’avait enchanté.

Certes il n’eût jamais songé à prier sa sœur d’une semblable commission, mais puisqu’elle était allée au-devant de ses désirs, puisqu’elle paraissait déjà si au courant des choses du cœur, pourquoi ne l’aurait-il pas laissée faire?

N’avait-il pas les plus honnêtes intentions du monde? S’il avait jeté les yeux sur Mlle Bartholin, ce n’était ni pour l’enlever ni pour la séduire, mais pour solliciter sa main et en faire la compagne adorée de toute son existence! Mais serait-il agréé? La petite sœur, précisément, voulait bien mettre à son service sa diplomatie féminine pour arriver à résoudre cette délicate question.

–Eh bien! lui dit Lucile, lorsqu’il revint le dimanche suivant, tu ne me demandes pas le résultat de ma mission? Si je te disais, petit grand frère, que tu n’es pas indifférent, gageons que cela ne te serait pas désagréable?

–Oh! ce n’est pas possible! s’écria-t-il, le visage rayonnant. Par amitié pour moi, tu t’exagères sans doute. je ne veux pas croire.

–C’est toi qui t’exagères! Je t’ai simplement dit que tu avais des chances de réussir, mais de là à chanter victoire, dès maintenant, il y a loin!

Trois semaines plus tard, Lucile, qui était ravie du rôle d’intermédiaire qu’elle s’était donné, et le prenait au sérieux, aborda Cadillan, l’air triste et embarrassé.

–Qu’y a-t-il donc? demanda-t-il, la voix tremblante.

Elle ne répondit pas.

–Par pitié, parle! soupira-t-il. Ton silence me fait faire de cruelles suppositions.

–Eh bien! ses parents, il y a trois jours, ses parents l’ont retirée du couvent, et personne ne sait où ils l’ont emmenée; la supérieure elle-même l’ignore.

Il devint tout pâle.

–Mon pauvre frère. fit Lucile, en lui serrant la main, très émue et prête à pleurer de la douleur de son frère. Ils restèrent ainsi quelques minutes sans échanger un mot, lui incapable d’une pensée, sentant seulement le vide que la nouvelle de la disparition de Mlle Bartholin laissait en lui; elle comprenant déjà, malgré son jeune âge, qu’aucune parole de consolation n’aurait prise sur ce cœur meurtri.

Ce fut elle-même qui le congédia par délicatesse de sentiment; il lui semblait qu’il souffrait davantage dans ce parloir où tout lui rappelait l’absente.

Et c’est après être resté toute une année sans nouvelles de Mlle Bartholin, dont il restait épris comme au premier jour, que Cadillan la retrouvait mariée à un autre!

Ce lui fut tout d’abord un coup terrible; puis, à la réflexion, et l’amour-propre aidant, il en vint à se persuader qu’elle n’avait accepté M. Mélinot que contrainte par sa famille: elle s’était sacriliée sans doute par respect filial, et parce que, loin de son Cadillan, elle n’avait pu se concerter avec lui pour la lutte; mais, évidemment, son cœur était encore tout plein de lui!

Aussi, coûte que coûte, était-il décidé à la revoir, et à devenir son amant, puisqu’il n’avait pu être son mari.

C’était de bonne guerre après tout: Mélinot avait eu la première manche; il aurait la seconde. D’ailleurs ce Mélinot n’était pas son ami; il ne le connaissait même pas; il croyait donc pouvoir sans scrupule lui voler sa femme, puisqu’il l’aimait.

Avant toute chose, il lui fallait se procurer l’adresse du ménage. Mais par qui? Il songea d’abord à sa petite sœur Lucile; mais, la savait-elle? Et puis, il n’était peut-être pas très convenable d’employer sa sœur, comme auxiliaire, dans une circonstance aussi scabreuse. Au fait, chez Durand, il aurait tout de suite le renseignement dont il avait besoin; le garçon ne lui avait-il pas affirmé que Mélinot était un client de la maison? Il envoya Beaulardon, son domestique, lui chercher un fiacre et se fit conduire place de la Madeleine.

Là, il conta au maître d’hôtel que ce Mélinot, dont ils s’étaient entretenus, était justement son ancien camarade de collège, qu’il avait perdu de vue depuis longtemps, et avec qui il désirait renouer les bonnes relations d’autrefois; aussi le conjurait-il de lui indiquer le domicile de son ami d’enfance.

Somme toute, la question était toute naturelle, et le maître d’hôtel n’hésita pas à fournir l’indication qui lui était demandée.

–M. Mélinot, dit-il, habite rue Labruyère, 35bis. Puis, réfléchissant: Mais, j’y pense, ajouta-t-il; le monsieur qui a soupé cette nuit avec vous est déjà venu ce matin; il ignorait, comme vous, l’adresse de M. Mélinot, et je la lui ai apprise.

–Vous avez bien fait, répondit Cadillan, d’un ton indifférent en apparence; mais en réalité très étonné que Marescou eût tenté la même démarche que lui.

Il remercia le maître d’hôtel et remonta en voiture.

–Cette coïncidence est passablement étrange! se dit-il. Quel intérêt mon Marseillais peut-il bien avoir à s’enquérir de la demeure des Mélinot? Serait-il, lui aussi, amoureux de la dame? Mais non, puisqu’il à prétendu ne pas la connaître, à moins qu’il n’ait menti, pour me donner le change, comme j’ai fait moi-même.

Deux ou trois jours après, au saut du lit, Cadillan sonna son valet de chambre. Celui-ci, accourut aussitôt, vêtu de son gilet à manches, sur lequel était passé un tablier à bavette.

–Beaulardon, mon ami, lui dit son maître, retire tout d’abord ce tablier et ce gilet rouge, insignes de servitude.

–Est-ce que Monsieur me renvoie? demanda Beaulardon d’une voix étranglée.

–Eh! non, imbécile! Mais, pour mener à bien la mission que je vais te confier, il est important que tu dissimules ta profession sociale, par l’excellente raison que ta livrée attirerai l’attention sur toi. Et, lui désignant des vêtements déposés sur un fauteuil:

–Ces habits, ajouta-t-il, te sont destinés; je les ai tirés de ma garde-robe pour t’en faire cadeau. Nous sommes tous deux à peu près de la même taille; je suis persuadé qu’ils t’iront comme un gant.

–Que Monsieur est bon! s’écria Beaulardon, dans un élan de gratitude bien sentie, et en reluquant avec convoitise le complet de drap gros bleu étalé sur le meuble.

–Est-ce que Monsieur, continua-t-il avec l’hésitation d’un homme qui va prononcer une énormité, est-ce que Monsieur m’autorisera, pour que j’aie encore moins l’air d’être ce que je suis, à laisser pousser ma moustache?

–Soit, je te le permets, mais en retour, je compte que tu exécuteras mes ordres avec zèle et intelligence.

–Oh! tout mon zèle, et toute mon intelligence.

–C’est bien…

–Sont au service de Monsieur! continua Beaulardon, qui tenait à achever sa phrase.

–Donc, ce soir, dès que tu te seras métamorphosé en gentleman, tu iras te poster rue Labruyère, devant le35bis, et tu observeras les allées et venues des gens de la maison. Interroge adroitement les domestiques sur leurs maîtres, sache à quel étage habitent M. et Mme Mélinot, que tu te feras montrer par eux; tâche que ces messieurs tes confrères ou les commerçants du quartier t’initient aux habitudes du jeune ménage, et, avant tout, informe-toi près d’eux si les deux époux vivent en bonne ou mauvaise intelligence. Inutile de te recommander de ne pas stationner bêtement à la même place, pour éviter qu’on te remarque. Va, mon ami, et demain tu me rendras compte de tout ce que tu auras vu et entendu dire.

Pendant les trois soirées qu’il monta la garde, à l’endroit indiqué, le peu perspicace Beaulardon ne découvrit rien, si ce n’est, pourtant, son camarade Floche, le domestique de Marescou, se promenant, de long en large, comme un factionnaire, sur le trottoir opposé.

–Mais c’est Floche!

–Pardieu, voilà Beaulardon lui-même!

–Que fais-tu là?

–Mon cher, j’ai une consigne: surveiller le ménage Mélinot.

–Tiens! Moi aussi!

–Si pour fêter notre heureuse rencontre, nous entrions chez le marchand de vins du coin boire un coup et casser une croûte?

–Et notre consigne?

–Nous la mangerons, parbleu!

Ils se dirigèrent bras-dessus bras-dessous vers le comptoir où trônait le traiteur à face rubiconde, debout, en bras de chemise, au milieu d’un amoncellement de brocs, de verres et de mesures d’étain.

–Que faut-il servir à ces messieurs? demanda le patron en portant la main à sa casquette.

–Deux portions de roastbeef froid, si vous en avez, une bouteille de bordeaux ordinaire et un camembert, répondit Floche.

Et s’adressant à Beaulardon:

–Le menu est-il au goût de Monsieur? continua-t-il.

–Mais oui, je suis très fort sur le roastbeef et sur le camembert.

–Asseyons-nous alors, c’est moi qui régale.

Ils s’installèrent sur des tabourets, à une table de marbre, l’un devant l’autre.

Après les premières bouchées, Floche, dont la fringale était un peu calmée, posa ses coudes de chaque côté de son assiette à moitié pleine.

–Mon vieux, tout ça m’intrigue fort! commença-t-il.

Est-ce que tu trouves naturel, toi, que nos deux maîtres nous aient lancés comme ça sur la même piste? Qu’est-ce qu’ils peuvent bien vouloir aux Mélinot?

–Tu ne sais pas l’idée qui me vient? répliqua Beaulardon. Non? Eh bien, c’est qu’ils sont tous les deux coiffés de la Mélinot. C’est un beau brin de femme, à ce qu’on m’en a dit, avec des airs de duchesse, et elle les aura mis tous deux en appétit.

–Ma foi, t’as peut-être raison!

D’autant que Monsieur est tout changé depuis quelque temps! Lui qui me rudoyait avant, fallait voir, il est doux comme un agneau avec moi, maintenant. Pardié, il a si bonne opinion de lui-même qu’il est convaincu qu’on a une toquade pour lui, et c’est ça qu’il est devenu si aimable! Sans compter qu’il me comble de petits cadeaux! Ainsi hier il m’a donné une boîte de londrès, et ce matin, une pipe en écume!

Et pourtant je ne lui ai rapporté aucun nouveau renseignement sur les Mélinot; eh bien, n’empêche, il est content tout de même!

–Asas peur, mon garçon, qu’il me dit par moments, la petite femme est folle de moi, je le sais!

Après ça, il n’y a que la foi qui sauve!

Et tiens, une preuve encore qu’il en tient pour une femme, c’est que lui, qui se négligeait tant, se met aujourd’hui en vrai gommeux. Si tu le voyais! Chapeau, redingote, chemises, bottes, tout çà c’est neuf, et çà vous a un chic!... Et ce qu’il se bichonne la frimousse!... Une vraie cocotte, quoi! Lui, qui était autrefois aussi rouge qu’un homard cuit, a maintenant un teint de lis et de roses, comme on dit dans la haute! J’ai découvert son secret, mon bon; rien d’étonnant à la métamorphose, il se sert de l’eau parisienne hygiénique.

–Qu’est-ce que c’est que cet ingrédient là?

–Cet ingrédient là, comme tu l’appelles si dédaigneusement, est une eau de toilette unique, qui s’emploie, tour à tour, en lotions, frictions et compresses. Elle adoucit et blanchit la peau, et embellit, au point qu’elle ferait de moi un joli garçon, et ce n’est pas absolument facile!

Et il ajouta tout d’une haleine, avec une emphase comique, comme s’il eût débité un boniment sur la place publique: Elle prévient et dissipe les rides, les rougeurs du visage, les gerçures, les boutons, enflures, coupures, engelures, démangeaisons, dartres, eczémas, toutes éruptions cutanées, douleurs névralgiques, migraines, étourdissements, évanouissements, asphyxies, insolations, enrouements, toux, coqueluche, et maux d’yeux! Tu juges si une pareille eau est précieuse! Mais ce n’est pas tout; non seulement elle éclaircit et fortifie la vue, mais elle cicatrise les coupures, brûlures, blessures, favorise l’accroissement de la chevelure et en prévient la chute. De plus, c’est un parfait dentifrice: elle assainit la bouche, raffermit les gencives et guérit les maux de dents. Ses propriétés aromatiques et antimiasmatiques en font un puissant préservatif contre le mal de mer, les fièvres et les épidémies.

T’étonneras-tu maintenant que l’inventeur de cette eaumerveilleuse, M. Roqueblave, ait obtenu, à toutes les grandes expositions de ces dernières années, des médailles d’or, de vermeil et d’argent?

–C’est-à-dire que je suis décidé à indiquer cette eau-là à mon maître pour qu’il puisse lutter contre le tien à armes égales. Et pourtant, je ne devrais pas lui révéler cette recette miraculeuse, quand ce ne serait que pour me venger des mauvais traitements qu’il me fait subir. Depuis deux jours, il me bat comme plâtre sous prétexte que je m’acquitte comme un imbécile des fonctions qu’il m’a confiées. Est-ce ma faute à moi, si on ne jase pas dans le quartier sur les Mélinot? Personne ne sait rien sur leur compte. C’est là l’effet que lui produit l’amour, à lui! Moi aussi, je suis amoureux, et je n’en ai pas plus mauvais caractère pour ça.

–Non, là, vraiment, tu es amoureux?

–Mais certainement, et je n’en ai pas honte!

–Gros nigaud, va!

–Tu dis ça, parce que tu ne connais pas Mariette. Si tu savais quelle belle fille c’est que ma payse! C’est justement la bonne de Mme veuve Bartholin, la mère de cette Mme Mélinot, qui intrigue tant nos maîtres! Elle est plus grande que moi; ses joues sont fraîches comme une pomme d’api, ses cheveux noirs comme le cirage, et elle vous a un biceps, qu’on dirait celui d’un hercule! Ah! qu’elle me flanquerait bien une râclée! C’est mon faible à moi, les fortes femmes! Ah! je l’aime-t-il, je l’aime-t-il!

–Voyez-vous ce grand dadais, s’écria Floche, qui en pince pour le sexe! Va toujours, mon garçon! Une fois marié, tu feras comme moi, t’auras le cotillon en horreur! Moi aussi j’ai eu un caprice pour Mme Floche, mais six mois après la noce, nous nous prenions aux cheveux, fallait voir! Regarde plutôt, j’en suis devenu chauve !ajouta-t-il, en découvrant son front dénudé.

–Qué que ça te fait, riposta Beaulardon, puisque l’eau parisienne hygiénique fait repousser les cheveux!

Un voyage de noces

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