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SOUVENIRS INTIMES
ОглавлениеCes pages ne sont point une biographie de Gustave Flaubert; ce sont de simples souvenirs: les miens et ceux que j’ai pu recueillir.
La vie de mon oncle s’est passée tout entière dans l’intimité de la famille, entre sa mère et moi: la raconter c’est le faire connaître, aimer et estimer davantage; je crois ainsi accomplir un devoir pieux envers sa mémoire.
Avant la naissance de Gustave Flaubert, mes grands-parents avaient eu trois enfants; l’aîné, Achille, de neuf ans plus âgé, et deux autres morts petits; puis vinrent Gustave et un autre garçon qui mourut à quelques mois. Enfin ma mère, Caroline, fut la dernière.
Elle et son jeune frère s’aimaient d’une tendresse particulière. Séparés seulement par trois années, les deux petits ne se quittaient guère; à peine Gustave a-t-il appris quelque chose qu’il le répète à sa soeur; il fait d’elle son élève; un de ses grands plaisirs est de l’initier à ses premières compositions littéraires. Plus tard quand il sera à Paris, c’est à elle qu’il écrit, c’est elle qui transmettra aux parents les nouvelles quotidiennes, car cette douce communauté de pensées ne se perd pas.
Je dois la plupart des faits relatifs à l’enfance de mon oncle à ce que m’en a raconté la vieille bonne qui l’a élevé, morte trois ans après lui en1883. Aux familiarités permises avec l’enfant avaient succédé chez elle un respect et un culte pour son maître. Elle était «pleine de lui,» se rappelant ses moindres actions, ses moindres paroles. Quand elle disait: «Monsieur Gustave», elle croyait parler d’un être extraordinaire. Ceux qui l’ont connu apprécieront la part de vérité contenue dans l’admiration naïve de la vieille servante.
Gustave Flaubert avait quatre ans lorsque Julie vint à Rouen en1825au service de mes grands-parents. Elle était du village de Fleury-sur-Andelle, situé dans cette jolie vallée toute souriante qui s’étend de Pont-Saint-Pierre au gros bourg de Lyons-la-Forêt. La côte «des Deux-Amants» en protège l’entrée; çà et là des châteaux, l’un entouré d’eau avec son pont-levis, puis la superbe propriété de Radepont, les ruines d’une vieille abbaye et des bois tout autour sur les collines.
Ce pays charmant est fertile en vieilles histoires d’amour et de revenants. Julie les connaissait toutes; c’était une habile conteuse que cette simple fille du peuple douée d’un esprit naturel fin et très plaisant. Ses parents de père en fils étaient postillons, assez mauvais sujets et forts buveurs.
Gustave, tout petit, s’asseyait près d’elle des journées entières. Pour l’amuser, Julie joignait à toutes les légendes apprises au foyer le souvenir de ses lectures, car, retenue au lit pendant un an par un mal de genou, elle avait lu plus qu’une femme de sa classe.
L’enfant était d’une nature tranquille, méditative et d’une naïveté dont il conserva des traces toute sa vie. Ma grand’mère m’a raconté qu’il restait de longues heures un doigt dans sa bouche, absorbé, l’air presque bête. A six ans, un vieux domestique qu’on appelait Pierre, s’amusant de ses innocences, lui disait quand il l’importunait: «Va donc voir au fond du jardin ou à la cuisine si j’y suis.» Et l’enfant s’en allait interroger la cuisinière: «Pierre m’a dit de venir voir s’il était là.» Il ne comprenait pas qu’on voulût le tromper et devant les rires restait rêveur, entrevoyant un mystère.
Ma grand’mère avait appris à lire à son fils aîné, elle voulut en faire autant pour le second et se mit à l’œuvre. La petite Caroline à côté de Gustave apprit de suite, lui ne pouvait y parvenir, et après s’être bien efforcé de comprendre ces signes qui ne lui disaient rien, il se mettait à pleurer de grosses larmes. Il était cependant avide de connaître et son cerveau travaillait.
En face de l’Hôtel-Dieu, dans une modeste petite maison de la rue de Lecat vivaient deux vieilles gens, le père et la mère Mignot. Ils avaient une tendresse extrême pour leur petit voisin. Sans cesse le bambin, sur un signe d’intelligence, ouvrant la grande et lourde porte de l’Hôtel-Dieu, traversait en courant la rue et venait s’asseoir sur les genoux du père Mignot.
Ce n’étaient pas les friandises de la bonne femme qui le tentaient, mais les histoires du vieux. Il en savait des quantités plus jolies les unes que les autres et avec quelle patience il les racontait! Désormais Julie était remplacée. L’enfant n’était pas difficile, mais avait des préférences féroces; celles qu’il aimait il fallait les lui redire bien des fois.
Le père Mignot faisait aussi la lecture. Don Quichotte surtout passionnait mon oncle; il ne s’en lassait jamais. Il a toute sa vie gardé pour Cervantès la même admiration.
Dans les scènes suscitées par la difficulté d’apprendre à lire, le dernier argument, irréfutable selon lui, était: «A quoi bon apprendre, puisque papa Mignot lit?»
Mais l’âge d’entrer au collège arrivait; il allait avoir neuf ans, il fallait à toute force savoir, le vieil ami ne pouvait le suivre. Gustave s’y mit résolument et en quelques mois rattrapa les enfants de son âge. Il entra en huitième.
Il ne fut pas ce qu’on appelle un élève brillant. Manquant sans cesse à l’observation de quelque règlement, ne se gênant pas pour juger ses professeurs, les pensums abondaient, et les premiers prix lui échappaient, sauf en histoire, où il fut toujours le premier. En philosophie il se distingua, mais il ne comprit jamais rien aux mathématiques.
Plein d’exubérance et généreux, il avait de chauds amis qu’il amusait extrêmement par son intarissable verve et sa bonne humeur. Ses mélancolies, car il en avait déjà, se passaient dans une région de son esprit accessible à lui seul et ne se mêlaient pas encore à sa vie extérieure. Il avait une grande mémoire, n’oubliant ni les bienveillances, ni les vexations dont il avait pu être l’objet; ainsi il conservait pour son professeur d’histoire Chéruel une grande reconnaissance et haïssait certain pion qui, pendant l’étude, l’avait empêché de lire un de ses livres favoris.
Mais les années de collège furent misérables; il ne put jamais s’y habituer, ayant horreur de la discipline, de tout ce qui sentait le militarisme. L’usage d’annoncer les changements d’exercices par le roulement du tambour l’irritait, et celui de faire mettre en rang les élèves pour passer d’une classe dans une autre l’exaspérait. La contrainte dans ses mouvements était un supplice et la promenade en bande le jeudi n’était pas un plaisir, non qu’il fût faible, mais par une antipathie native pour tout ce qui lui semblait mouvement inutile; antipathie pour la marche qui dura toute sa vie. De tous les exercices du corps, seule la natation lui plaisait; il était très bon nageur.
Les jours ternes et pénibles du collège s’éclairaient par les sorties du jeudi et du dimanche; retrouver la famille aimée, la petite sœur, était une joie sans pareille.
Au dortoir, pendant la semaine, grâce à des bouts de bougie emportés en cachette, il avait lu quelque drame de Victor Hugo, et la passion du théâtre était dans tout son feu.
Dès dix ans, Gustave composa des tragédies. Ces pièces, dont il était à peine capable d’écrire les rôles, étaient jouées par lui et ses camarades. Une grande salle de billard attenant au salon leur fut abandonnée, Le billard poussé au fond servit de scène; on y montait par un escabeau de jardin. Caroline avait la surveillance des décors et des costumes. La garde-robe de la maman était dévalisée, les vieux châles faisant d’admirables péplums. Il écrivait à un de ses principaux acteurs, à Ernest Chevalier: «Victoire, Victoire, Victoire, Victoire, Victoire! Tu viendras, Amédée, Edmond, Mme Chevalier, maman, deux domestiques et peut-être des élèves viendront nous voir jouer. Nous donnerons quatre pièces que tu ne connais pas. Mais tu les auras bientôt apprises. Les billets de1re, 2e et3e sont faits. Il y aura des fauteuils. Il y a aussi des toits, des décorations; la toile est arrangée. Peut-être il y aura dix à douze personnes. Alors il faut du courage et ne pas avoir peur, etc..
Alfred Le Poittevin, de quelques années plus âgé que Gustave, et sa sœur Laure faisaient aussi partie de ces représentations. La famille Le Poittevin était liée avec les Flaubert par les deux mères, qui s’étaient connues en pension dès l’âge de neuf ans. Alfred Le Poittevin eut sur la jeunesse de mon oncle une influence très grande en contribuant à son développement littéraire. Il était doué d’un esprit brillant, plein de verve et d’excentricité; la mort l’enleva jeune, ce fut un grand deuil. Il est parlé de lui dans la préface des «Dernières Chansons».
Quelques mots sur mes grands-parents et sur le développement moral et intellectuel de mon oncle.
Mon grand-père, dont les traits ont été esquissés dans madame Bovary, sous ceux du docteur Larivière appelé en consultation au lit d’Emma mourante, était fils d’un vétérinaire de Nogent-sur-Seine. La situation de la famille était très modeste; néanmoins, en se gênant beaucoup, on l’envoya à Paris, étudier la médecine. Il remporta le premier prix au grand concours et fut par ce succès reçu docteur sans qu’il en coûtât rien aux siens. A peine venait-il de passer ses examens qu’il fut envoyé par Dupuytren, dont il était l’interne, à Rouen près du docteur Laumonier, alors chirurgien de l’hôpital. Ce séjour ne devait être que. momentané; le temps de remettre sa santé affaiblie par trop de travail et les privations d’une vie pauvre. Au lieu de rester quelques mois, le jeune médecin y resta toute sa vie. Les appels fréquents de ses nombreux amis, l’espérance d’arriver à Paris à une haute position médicale, espérance justifiée par ses débuts, rien ne le décida à quitter son hôpital et une population à laquelle il s’était attaché profondément. Mais au début ce fut l’amour qui causa ce séjour prolongé, amour pour une jeune fille entrevue un matin, une enfant de treize ans, la filleule de Mme Laumonier, une orpheline en pension qui chaque semaine sortait chez sa marraine.
Anne-Justine-Caroline Fleuriot était née en1794à Pont-l’Évêque dans le Calvados. Par sa mère elle était alliée aux plus vieilles familles de la Basse-Normandie. «On fait grand bruit, dit dans une de ses lettres Charlotte Corday, du mariage si disproportionné entre Charlotte Cambremer de Croixmare et Jean-Baptiste-François-Prosper Fleuriot, médecin, sans réputation. A30ans, Mlle de Croixmare avait été réintégrée au couvent. Mais les obstacles finirent par être vaincus, les murs du couvent franchis et le mariage consommé. Un an après, une fille naissait et sa mère mourait en lui donnant le jour. L’enfant laissée dans les bras du père, devint pour lui un objet de culte et de tendresse. A soixante ans, ma grand’mère se souvenait encore avec émotion des baisers de son père. «Il me déshabillait lui-même chaque soir», disait-elle, «et me mettait dans mon petit lit, voulant en tout remplacer ma mère.» Ces soins paternels cessèrent bien vite. Le docteur Fleuriot se voyant mourir confia sa fille à deux anciennes maîtresses de Saint-Cyr qui tenaient à Honfleur un petit pensionnat. Ces dames promirent de la garder jusqu’à son mariage, mais elles ne tardèrent pas aussi à disparaître; alors son tuteur M. Thouret, envoya la jeune fille chez Mme Laumonier, sœur de Jacques-Guillaume Thouret, député de Rouen aux États généraux et président de cette assemblée. Elle venait d’arriver comme mon grand-père quand ils se virent; quelques mois après ils s’avouèrent leur amour et se promirent d’être l’un à l’autre.
Le ménage Laumonier, semblable à beaucoup d’autres de cette époque, tolérait sous–des dehors spirituels et gracieux, la légèreté des mœurs. La nature éminemment sérieuse de ma grand’mère et son amour la préservèrent des dangers d’un tel milieu. Mon grand-père d’ailleurs, plus clairvoyant qu’elle ne pouvait l’être, voulut qu’elle restât en pension jusqu’au moment de l’épouser. Elle avait dix-huit ans et lui vingt-sept quand ils se marièrent. Leur bourse était légère mais leur cœur s’en effraya peu. L’apport de mon grand-père se bornait à son avenir, ma grand’mère avait une petite ferme d’un revenu de4000livres.
Le ménage s’établit dans la rue du Petit-Salut, près la rue Grand-Pont, petite rue aux maisons étroites penchées l’une sur l’autre, et où le soleil ne peut envoyer ses rayons. Dans mon enfance grand’mère m’y faisait souvent passer et en regardant les fe-. nêtres elle me disait d’une voix grave, presque religieuse: «Vois-tu, là se sont passées les meilleures années de ma vie.»
Issu d’un Champenois et d’une Normande, Gustave Flaubert offre les signes caractéristiques de ces deux races dans son tempérament à la fois très expansif et enveloppé de la mélancolie vague des peuple du Nord. Son humeur était égale et gaie avec des accès de bouffonnerie fréquents, et pourtant au fond de sa nature il y avait une tristesse indéfinie, une sorte d’inquiétude; l’être physique était robuste, porté aux pleines et fortes jouissances, mais l’âme aspirant à un idéal introuvable souffrait sans cesse de ne le rencontrer en nulle chose. Ceci se traduisait dans les plus petits riens; il eût voulu ne pas sentir la vie, car, chercheur sans trêve de l’exquis, il était arrivé à ce que la sensation chez lui fût presque toujours une douleur. Cela tenait sans doute à la sensibilité du système nerveux que les commotions violentes d’une maladie dont il eut des accès à plusieurs reprises, surtout dans sa jeunesse, avait affiné à un point extrême. Mais cela venait aussi de son grand amour de l’idéal. Cette maladie nerveuse jeta comme un voile sur toute sa vie; c’était une crainte qui obscurcissait les plus beaux jours; pourtant elle n’eut pas d’influence sur sa robuste santé, et le travail incessant et vigoureux de son cerveau continua sans interruption.
C’était un fanatique que Gustave Flaubert; il avait pris l’art pour son dieu, et comme un dévot, il a connu toutes les tortures et tous les enivrements de l’amour qui se sacrifie. Après les heures passées en communion avec la forme abstraite, le mystique redevenait homme, était bon vivant, riait d’un franc rire, débordant de verve et mettant un entrain charmant à raconter une anecdote plaisante, un souvenir personnel. Un de ses plus grands plaisirs était d’amuser ceux qui l’entouraient. Pour m’égayer quand j’étais triste ou malade, que n’eut-il pas fait?
Il était facile de sentir l’honnêteté de ses origines. De son père il avait reçu sa tendance à l’expérimentalisme, cette observation minutieuse des choses qui le faisait passer des temps infinis à se rendre compte du plus petit détail et ce goût de toute connaissance qui le rendait un érudit aussi bien qu’un artiste. Sa mère lui transmettait l’impressionnabilité et cette tendresse presque féminine qui débordait souvent de son grand cœur et mouillait parfois ses yeux à la vue d’un enfant. Ses goûts de voyage, ils me viennent, disait-il, d’un de mes ancêtres, un marin qui prit part à la conquête du Canada. Il était très fier de compter ce brave parmi les siens, cela lui semblait très «crâne»; pas bourgeois, car il avait la haine du «bourgeois» et employait constamment ce terme, mais dans sa bouche il était synonyme d’être médiocre, envieux, ne vivant que d’apparence de vertu et insultant toute grandeur et toute beauté.
A la mort de M. Laumonier, mon grand-père lui succéda comme chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu. C’est dans cette vaste demeure que Gustave Flaubert est né.
L’Hôtel-Dieu de Rouen, construction du siècle dernier, ne manque pas d’un certain caractère; les lignes droites de son architecture ont quelque chose de sage et de recueilli. Situé à l’extrémité de la rue de Crosne, quand on vient de l’intérieur de la ville on voit se dresser en face de soi la large grille cintrée, toute noire, derrière laquelle s’étend une cour plantée de tilleuls alignés; au fond, et sur les côtés, les bâtiments.
La partie occupée jadis par mes grands-parents forme une aile; on y accède par une entrée indépendante de l’hospice; à gauche de la grille centrale, une porte haute s’ouvre sur une cour où l’herbe pousse entre les vieux pavés. De l’autre côté du pavillon, un jardin formant angle sur la rue, encaissé à gauche par un mur couvert de lierre et cerné à droite par les constructions de l’hôpital. Ce sont de hautes murailles grises, trouées de petites vitres derrière lesquelles viennent se coller des figures maigres, la tête ceinte d’un linge blanc. Ces silhouettes hâves, aux yeux creux, dénotant la souffrance, ont quelque chose de profondément–triste.
La chambre de Gustave était située du côté de la cour d’entrée, au deuxième étage. La vue s’étendait sur les jardins de l’hôpital, dominant le faite des arbres; sous leur verdure les malades, les jours de soleil, viennent s’asseoir sur les bancs de pierre; de temps en temps l’aile blanche du grand bonnet d’une sœur traverse rapidement la cour, puis ce sont quelques rares visiteurs, les parents des malades ou les amis des internes, mais jamais rien de bruyant, rien ’inattendu.
Ce milieu mélancolique et sévère n’a pas dû être sans influence sur Gustave Flaubert. Il s’en est dégagé cette compassion exquise pour toutes les souffrances humaines et aussi cette haute moralité qui ne l’a jamais quitté et que ne soupçonnaient guère ceux qu’il scandalisait par ses paradoxes.
Rien ne répondait moins à ce qu’on est convenu d’appeler un artiste, que mon oncle. Parmi les particularités de son caractère un contraste m’a toujours étonné. Cet homme si préoccupé de la beauté dans le style et qui donnait à la forme une place si haute, pour ne pas dire la première, l’a été très peu de la beauté des choses qui l’entouraient; il se servait d’objets et de meubles dont les contours lourds ou disgracieux eussent choqué les moins délicats, et n’avait nullement le gout du bibelot si répandu à notre époque. Il aimait l’ordre avec passion, le poussait même jusqu’à la manie et n’aurait pu travailler sans que ses livres fussent rangés d’une certaine façon. Il conservait soigneusement toutes les lettres à lui adressées. J’en ai trouvé des caisses pleines.
Pensait-il qu’on en ferait autant à l’égard des siennes et que plus tard, le grand intérêt de sa correspondance, qui le révèle sous un jour si différent de ses œuvres, m’imposerait la tâche de la recueillir et de la publier? Nul ne peut le dire.
Il a toujours apporté une régularité extrême au travail de chaque jour; il s’y attelait comme un bœuf à la charrue, sans se soucier de l’inspiration dont l’attente stérilise, disait-il. Son énergië de vouloir, pour tout ce qui regardait son art, était prodigieuse et sa patience ne se lassait jamais. Quelques années avant sa mort, il s’amusait à dire: «Je suis le dernier des pères de l’Église,» et de fait avec sa longue houppelande marron et sur le sommet de son crâne une petite calotte de soie noire, il avait quelque chose d’un solitaire de Port-Royal.
Je le vois encore parcourant la terrasse de Croisset, absorbé dans sa pensée, il s’arrêtait tout à coup, croisait ses bras, se renversait en levant la tête et restait quelques instants les yeux fixés dans l’espace au-dessus de lui, puis reprenait tranquillement sa marche.
La vie à l’Hôtel-Dieu était régulière, large et bonne. Mon grand-père, arrivé à une haute situation médicale, donnait à ses enfants tout ce que l’aisance et la tendresse peuvent apporter de bonheur à la jeunesse. Il avait acheté à Déville près Rouen une maison de campagne dont il se défit un an avant sa mort, le chemin de fer coupant le jardin à quelques mètres de l’habitation. C’est alors qu’il acheta Croisset sur les bords de la Seine.
Tous les deux ans la famille entière se rendait à Nogent-sur-Seine chez les parents Flaubert. C’était un vrai voyage qu’on faisait en chaise de poste, à petites journées, comme au bon vieux temps. Cela avait laissé d’amusants souvenirs à mon oncle, mais ceux qui le charmaient tout particulièrement se rapportent aux vacances passées à Trouville, qui alors n’était qu’un simple village de pêcheurs.
Il y fit la rencontre d’une famille anglaise, la famille de l’amiral Collier, dont tous les membres étaient beaux et intelligents. Les filles aînées, Gertrude et Henriette, devinrent promptement les intimes de mon oncle et de ma mère. Gertrude, depuis madame Tennant, m’écrivait dernièrement quelques pages sur sa jeunesse. Je traduis les lignes suivantes: «Gustave Flaubert était alors semblable à un jeune Grec. En pleine adolescence, il était grand et mince, souple et gracieux comme un athlète, inconscient des dons qu’il possédait physiquement et moralement, peu soucieux de l’impression qu’il produisait et entièrement indifférent aux formes reçues. Sa mise consistait en une chemise de flanelle rouge, un pantalon de gros drap bleu, une écharpe de même couleur serrée étroitement autour des reins et un chapeau posé n’importe comment, souvent tête nue. Quand je lui parlais de célébrité ou d’influence à exercer comme de choses désirables et que j’estimerais, il écoutait, souriait et semblait superbement indifférent. Il admirait ce qui était beau dans la nature, l’art et la littérature et vivrait pour cela, disait-il, sans pensée personnelle. Il ne songeait nullement à la gloire ni à aucun gain. N’était-ce pas assez qu’une chose fût vraie et belle? Sa grande joie était de trouver quelque chose qu’il jugeât digne d’admiration. Le charme de sa société était dans son enthousiasme pour tout ce qui était noble et le charme de son esprit dans une individualité intense. Il haïssait toute hypocrisie. Ce qui manquait à sa nature, c’était l’intérêt aux choses extérieures, aux choses utiles. S’il arrivait à quelqu’un de dire que la religion, la politique, les affaires avaient un intérêt aussi grand que la littérature et l’art, il ouvrait les yeux avec étonnement et pitié. Être un lettré, un artiste, cela seul valait la peine de vivre.»
C’est à Trouville aussi qu’il connut l’éditeur de musique Maurice Schlesinger et sa femme. Plusieurs figures originales étaient restées gravées dans sa mémoire de ses séjours au bord de la mer, entre autres celle d’un vieux marin, le capitaine Barbet, et de sa fille la Barbette, petite bossue criant toujours contre ses marmots; celle encore du docteur Billard, du père Couillère, maire de la commune et chez lequel on faisait des repas qui duraient six heures. En écrivant «Un cœur simple» il s’est rappelé ces années-là. Madame Aubin, ses deux enfants, la maison où elle demeure, tous les détails si vrais, si sentis de cette simple histoire, sont d’une exactitude frappante. Madame Aubin était une tante de ma grand’mère; Félicité et son perroquet ont vécu.
Dans les dernières années mon oncle avait un charme extrême à revivre sa jeunesse. Il a écrit «Un coeur simple» après la mort de sa mère. Peindre la ville où elle était née, le foyer où elle avait joué, ses cousins, compagnons de son enfance, c’était la retrouver, et cette douceur a contribué à faire sortir de sa plume ses plus touchantes pages, celles peut-être où il a laissé le plus deviner l’homme sous l’écrivain. Qu’on se rappelle seulement cette scène entre madame Aubin et sa servante quand elles rangent ensemble les menus objets ayant appartenu à Virginie. Un grand chapeau de paille noire que portait ma grand’mère éveillait en mon oncle une émotion semblable; il prenait au clou la relique, la considérait en silence, ses yeux s’humectaient et respectueusement il la replaçait.
Enfin l’heureuse époque de quitter le collège arriva, mais la terrible question de choisir une profession, d’embrasser une carrière, empoisonna sa joie. De vocation il n’en avait que pour la littérature, or «la littérature» n’est pas une carrière; elle ne mène à aucune «position». Mon grand-père aurait voulu que son fils fût un savant et un praticien. Se vouer à la recherche unique et exclusive du beau, de la forme, lui semblait presque une folie. Homme d’un caractère éminemment fort, d’habitudes très actives, il comprenait difficilement le côté nerveux et un peu féminin qui caractérise toutes les organisations artistiques. Près de sa mère, mon oncle eût trouvé plus d’encouragement, mais elle tenait à ce qu’on obéît au père et il fut résolu que Gustave ferait son droit à Paris. Il partit triste de quitter les siens, sa sœur surtout.
A Paris il habitait rue de l’Est un petit appartement de garçon où il se trouvait mal installé. Les plaisirs bruyants et faciles de ses camarades lui semblaient bêtes, il n’y participait guère. Alors il restait seul, s’enfermait, ouvrait un livre de droit qu’il rejetait aussitôt, s’étendait sur son lit, fumait et rêvait beaucoup. Il s’ennuyait démesurément et devenait sombre.
Seul l’atelier de Pradier le réchauffait un peu; il y voyait tous les artistes de l’époque et à leur contact il sentit grandir ses instincts. Un jour il y rencontre Victor Hugo. Des femmes y viennent, c’est là qu’il voit pour la première fois Mme Louise Colet. Il fréquentait aussi souvent les jolies Anglaises de Trouville, le salon de l’éditeur Maurice Schlesinger et la maison hospitalière de l’ami de son père le docteur Jules Clo quet, qui un été l’entraîna dans les Pyrénées et en Corse. L’Éducation sentimentale a été composée avec des souvenirs de cette époque.
Mais malgré l’amitié, malgré l’amour sans doute, l’ennui, un ennui sans bornes l’envahissait. Ce travail contraire à ses goûts lui devenait intolérable, sa santé s’en altéra sérieusement, il revint à Rouen.
Le mariage de ma mère, l’année suivante sa mort, et peu de temps après celle de mon grand-père, laissèrent ma grand’mère dans un tel chagrin qu’elle fut heureuse de conserver son fils près d’elle. Paris et l’école de droit furent abandonnés. C’est alors qu’il fit, accompagné de Maxime Ducamp, le voyage en Bretagne qu’ils ont écrit ensemble sous le titre: A travers les Champs et les Grèves».
De retour, il se mit à «Saint Antoine», sa première grande œuvre: elle avait été précédée de bien d’autres dont quelques fragments ont été publiés depuis sa mort. Le «Saint Antoine» composé alors n’est pas celui connu du public. Cette œuvre fut reprise à trois époques différentes, avant d’être terminée définitivement.
En1849Gustave Flaubert fit un second voyage avec Maxime Ducamp. Cette fois c’était vers l’Orient que se dirigeaient les deux amis, l’Orient depuis si longtemps rêvé!