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II

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Table des matières

Mes réminiscences personnelles datent de son retour. Il revint le soir; j’étais couchée; on m’éveilla.. Il me prit dans mon petit lit, m’enleva brusquement et me trouva drôle avec ma longue robe de nuit; je me rappelle qu’elle flottait plus bas que mes pieds. Il se mit à rire très fort, puis m’imprima sur les joues de gros baisers qui me firent crier, je sentis le froid de sa moustache humide de rosée et je fus très satisfaite quand on me recoucha. J’avais, alors cinq ans, nous étions chez les parents de Nogent. Trois mois plus tard, en Angleterre, je le revois encore distinctement. C’était le moment de la première Exposition de Londres; on m’y conduisit; la foule me faisant peur, mon oncle m’assit sur son épaule; je traversai les galeries dominant tout le monde et fus cette fois bien heureuse d’être dans ses bras. On me choisit une gouvernante, nous revînmes à Croisset.

Mon oncle voulut de suite commencer mon éducation. La gouvernante ne devait m’enseigner que l’anglais; ma grand’mère m’avait appris à lire, à écrire; lui se réservait l’histoire et la géographie. Il trouvait inutile d’étudier la grammaire, prétendant que l’Orthographe s’apprenait en lisant et qu’il était mauvais de charger d’abstractions la mémoire d’un enfant, qu’on commençait par où l’on devait finir.

Puis des années toutes semblables commencèrent.

Croisset, où nous habitions, est le premier village sur les bords de la Seine en allant de Rouen au Havre. La maison, de forme longue et basse, toute blanche, pouvait avoir environ deux cents ans de date. Elle avait appartenu et servi de maison de campagne aux moines de l’abbaye de Saint-Ouen, et mon oncle se plaisait à penser que l’abbé Prévost y avait composé Manon Lescaut. Dans la cour intérieure, où existaient encore les toits pointus et les fenêtres à guillotine du XVIIe siècle, la construction était intéressante, mais la façade laide. Elle avait subi au commencement du siècle une de ces réparations de mauvais goût comme en ont tant produit le premier empire et le règne de Louis-Philippe. Sur le dessus des portes d’entrées, il y avait, en manière de bas-reliefs, de vilains moulages, d’après les saisons de Bouchardon, et le chambranle de la cheminée du salon représentait à ses deux angles deux momies en marbre blanc, souvenir de la campagne d’Égypte.

Les pièces étaient peu nombreuses, mais assez vastes. La grande salle à manger qui occupait, au rez-de-chaussée, le centre de la maison, s’ouvrait sur le jardin par une porte vitrée flanquée de deux fenêtres en pleine vue de la rivière. Elle était agréable et gaie.

Au premier, à droite, un long corridor desservant les chambres, à gauche, le cabinet de travail de mon oncle. C’était une large pièce, trop basse de plafond, mais très éclairée au moyen de ses cinq fenêtres dont trois donnaient sur la partie du jardin s’étendant en longueur et deux sur le devant de la maison. On avait une jolie vue sur les gazons, les plates-bandes de fleurs et les arbres de la longue terrasse; la Seine apparaissait encadrée dans les feuillages d’un tulipier splendide.

Les habitudes de la maison étaient subordonnées aux goûts de mon oncle, grand’mère n’ayant pour ainsi dire pas de vie personnelle: elle vivait de ce qui faisait le bonheur des siens. Sa tendresse s’alarmait au plus petit symptôme de souffrance qu’elle croyait découvrir en son fils et cherchait à l’envelopper d’une atmosphère toute calme. Le matin, défense de faire le plus petit bruit; vers10heures un violent coup de sonnette retentissait; on entrait dans la chambre de mon oncle, et seulement alors chacun semblait s’éveiller. Le domestique apportait les lettres et journaux, déposait sur la table de nuit un grand verre d’eau très fraîche et une pipe toute bourrée; ouvrant ensuite les fenêtres, la lumière entrait à flots. Mon oncle saisissait les lettres, parcourait les adresses, mais rarement en décachetait une avant d’avoir tiré quelques bouffées de sa pipe, puis tout en lisant il tapait à la cloison voisine pour appeler sa mère, qui accourait aussitôt s’asseoir près de son lit jusqu’à ce qu’il se levât.

Il faisait lentement sa toilette, s’interrompant parfois pour aller relire à sa table un passage qui le préoccupait. Bien que fort peu compliquée, sa mise ne manquait pas de soin et sa propreté touchait au raffinement.

A11heures il descendait au déjeuner où ma grand’mère, l’oncle Parain, l’institutrice et moi nous étions déjà réunis. Nous aimions tous infiniment l’oncle Parain. Il avait épousé la sœur de mon grand’père et passait une grande partie de l’année avec nous. A cette époque mon oncle mangeait peu, surtout le matin, trouvant qu’une nourriture abondante alourdit et dispose mal au travail; presque jamais de viande; des œufs, des légumes, un morceau de fromage ou un fruit et une tasse de chocolat froid. Au dessert, il allumait sa pipe, une petite pipe en terre, se levait et allait au jardin, où nous le suivions. Sa promenade favorite était la terrasse adossée à la roche et bordée d’un côté par de vieux tilleuls taillés droits comme une gigantesque muraille. Elle menait à un petit pavillon de style Louis XV dont les fenêtres donnaient sur la Seine. Bien souvent par les soirs d’été, nous nous asseyions tous sur le balcon aux gracieuses ciselures et nous restions des heures calmes, l’écoutant causer; la nuit venait, petit à petit, les derniers passants avaient disparu; sur le chemin de halage en face, la silhouette d’un cheval, traînant un bateau qui glissait sans bruit, se distinguait à peine, la lune commençait à briller et ses mille paillettes, comme une fine poussière de diamant, scintillaient à nos pieds, une vapeur légère envahissait la rivière, deux ou trois barques se détachaient du rivage. C’étaient les pêcheurs d’anguilles qui se mettaient en route et jetaient leurs nasses. Ma grand’mère, très délicate, toussait, mon oncle disait: «Il est temps de retourner à la Bovary.» La Bovary? qu’était-ce? Je ne savais pas. Je respectais ce nom, ces deux mots, comme tout ce qui venait de mon oncle, je croyais vaguement que c’était synonyme de travailler, et travailler, c’était écrire, bien entendu. En effet, c’est pendant ces années, de1852à1856qu’il composa cette œuvre.

Nous allions rarement au Pavillon après le déjeuner. Fuyant le soleil du midi, nous montions à un endroit surnommé «le Mercure» à cause d’une statue de ce dieu qui jadis l’ornait. C’était une seconde avenue située au-dessus de la terrasse, et à laquelle conduisait un sentier charmant très ombragé; de vieux ifs aux formes bizarres sortaient du rocher, montrant à nu leurs racines et leurs troncs déchiquetés; ils semblaient suspendus ne tenant que par de minces radicelles aux parois éboulées de la côte. Tout en haut de l’allée, à une sorte de rond-point, un banc circulaire se cachait sous des marronniers. A travers leurs branches, on apercevait les eaux tranquilles et au-dessus de soi de larges plaques de ciel. De temps à autre un nuage rapidement évanoui. C’était la fumée d’un bateau à vapeur; aussitôt apparaissaient entre les troncs élancés des arbres les mâts pointus des navires qui se faisaient remorquer jusqu’à Rouen; leur nombre allait jusqu’à sept et neuf. Rien de majestueux et de beau comme ces convois de maisons flottantes qui vous parlaient de pays au loin. Vers une heure, on entendait un sifflet aigu; c’était «la vapeur» comme disent les gens du pays. Trois fois par jour, ce bateau fait le trajet de Rouen à la Bouille. Le signal du départ était donné.

«Allons, disait mon oncle, viens à la leçon, mon Caro», et, m’entraînant, nous rentrions tous deux dans le large cabinet où les persiennes soigneusement closes n’avaient pas laissé pénétrer la chaleur; il y faisait bon, on respirait une odeur de chapelets orientaux mêlée à celle du tabac et à un reste de parfums, venant parla porte laissée entr’ouverte du cabinet de toilette. D’un bond je m’élançais sur une grande peau d’ours blanc que j’adorais; je couvrais sa grosse tête de baisers. Mon oncle, pendant ce temps, remettait sa pipe sur la cheminée, en choisissait une autre, la bourrait, l’allumait, puis s’asseyait sur un fauteuil de cuir vert à l’autre bout de la pièce; il croisait une de ses jambes sur l’autre, se renversait en arrière, prenait une lime et se polissait les ongles. «Voyons, y es-tu? Eh bien! que te rappelles-tu d’hier?–Oh! je sais très bien l’histoire de Pélopidas et d’Épaminondas.–Raconte, alors.» Je commençais, puis, naturellement, je m’embrouillais ou j’avais oublié. «Je vais te la redire.» Je m’étais approchée et j’étais assise en face de lui sur une chaise longue, ou sur le divan. J’écoutais avec un intérêt palpitant les récits qu’il rendait pour moi si amusants.

Il m’a ainsi appris toute l’histoire ancienne, rapprochant les faits les uns des autres, faisant des réflexions à ma portée, mais restant toujours dans l’observation vraie, profonde; des esprits mûrs auraient pu l’entendre sans trouver rien de puéril à son enseignement. Je l’arrêtais quelquefois en lui demandant: «Était-il bon?» Et cette question s’appliquant à des hommes tels que Cambyse. Alexandre ou Alcibiade; il était embarrassé pour y répondre. «Bon. dame, ce n’étaient pas des messieurs très commodes, Qu’est-ce que cela te fait?» Mais je n’étais pas satisfaite et je trouvais que «mon vieux», comme je l’appelais, aurait dû savoir jusqu’aux plus petits détails de la vie des gens dont il me parlait.

La leçon d’histoire terminée, on passait à la géographie. Jamais il n’a voulu que je l’apprisse dans un livre. «Des images, le plus possible, disait-il, c’est le moyen d’apprendre à l’enfance.» Nous avions donc des cartes, des sphères, des jeux de patience que nous faisions et défaisions ensemble; puis, pour bien expliquer la différence entre une île, une presqu’île, une baie, un golfe, un promontoire, il prenait une pelle, un seau d’eau, et dans une allée du jardin, on faisait des modèles en nature.

A mesure que je grandissais, les leçons devinrent plus longues, plus sérieuses; il me les a continuées jusqu’à ma dix-septième année, jusqu’à mon mariage. Quand j’eus dix ans, il m’obligea à prendre des notes pendant qu’il parlait et lorsque mon esprit fut capable de le comprendre, il commença à me faire remarquer le côté art en toutes-choses, surtout dans mes lectures.

Il jugeait qu’aucun livre n’est dangereux, s’il est bien écrit; cette opinion venait chez lui de l’union intime qu’il faisait du fond et de la forme, quelque chose de bien écrit ne pouvant pas être mal pensé, conçu bassement. Ce n’est pas le détail cru, le fait brut qui est pernicieux, nuisible, qui peut souiller l’intelligence, tout est dans la nature; rien n’est moral ou immoral, mais l’âme de celui qui représente la nature la rend grande, belle, sereine, petite, ignoble ou tourmentante. Des livres obscènes bien écrits, il ne pouvait en exister, selon lui.

Très large certainement dans les lectures qu’il me recommandait, il était cependant fort sévère à ne rien me donner où l’amusement seul eût été mon guide, et ne me permettait jamais de laisser un ouvrage inachevé. «Continue à lire l’histoire de la Conquête, m’écrivait-il, ne t’habitue pas à commencer des lectures et à les planter là pour quelque temps. Quand on a pris un livre, il faut l’avaler d’un seul coup. C’est le seul moyen de voir l’ensemble et d’en tirer du profit. Accoutume-toi à poursuivre une idée. Puisque tu es mon élève, je ne yeux pas que tu aies ce décousu dans les pensées, ce peu d’esprit de suite qui est l’apanage des personnes de ton sexe.»

Il tenait à cette discipline intellectuelle, la jugeant fort utile; son éducation cherchait à l’imprimer le plus possible à mon esprit. Lui, si débonnaire, était sur quelques points très rigoureux; ainsi il voulait que l’honnêteté d’une femme ne consistât pas seulement dans la pureté de ses mœurs, mais qu’elle y joignît les qualités qu’on exige d’un honnête homme. Ma leçon finie, mon oncle s’asseyait à sa table dans le haut fauteuil à dossier de chêne ne se donnant de repos que pour aller de temps en temps respirer à sa fenêtre une large bouffée d’air, il y restait jusqu’à7heures. On dînait alors, et la causerie intime reprenait comme après le déjeuner. A9heures, 10au plus tard, il se remettait avec empressement au travail qu’il prolongeait bien avant dans la nuit. Il n’était jamais plus en train qu’en ces heures solitaires où aucun bruit ne venait le troubler.

Il restait ainsi plusieurs mois de suite ne voyant personne que Louis Bouilhet, son intime ami, qui, chaque dimanche, venait jusqu’au lundi matin. Une partie de la nuit se passait à lire le travail de la semaine. Quelles bonnes heures d’expansion! C’étaient de grands cris, des exclamations sans fin, des controverses pour le rejet ou le maintien d’une épithète, des enthousiasmes réciproques! Trois ou quatre fois par an il allait à Paris passer quelques jours et descendait à l’hôtel du Helder. Toutes ses distractions se bornaient à ces courtes absences.

Cependant, en1856, se décidant à publier «Madame Bovary» Gustave Flaubert vint habiter, 42, boulevard du Temple, dans une maison appartenant à M. Mourier, directeur du théâtre des Délassements-Comiques. Bouilhet cette année-là devait faire représenter sa première pièce, «Madame de Montarcy», à l’Odéon. Il avait déjà précédé son ami, quitté Rouen et sa profession de répétiteur pour se livrer uniquement aux lettres. Ma grand’mère ne tarda pas à les rejoindre; elle venait quelques mois d’hiver dans un appartement meublé et s’installa définitivement deux ans plus tard dans la même maison que son fils l’étage au-dessous.

Bien qu’habitant si près, nous étions fort indépendants. Mon oncle avait emmené à son service comme valet de chambre un nommé Narcisse, le plus bizarre individu possible. Ce garçon avait été domestique chez mon grand’père; sa drôlerie et son zèle décidèrent mon oncle à l’appeler près de lui. Narcisse, établi cultivateur, marié et père de six enfants, avait quitté avec le plus grand empressement femme et famille pour suivre le fils de son ancien maître pour lequel il avait un respect mêlé de fanatisme mais joint à cela le plus grand oubli des distances. Un jour il était rentré complètement ivre, mon oncle l’aperçut assis ou plutôt tombé sur une chaise dans sa cuisine. Il l’aida à gagner sa chambre et à s’étendre sur son lit. Narcisse alors d’un air suppliant: «Ah Monsieur! mettez le comble à vos bontés, retirez-moi mes bottes.» Et ce fut fait par le maître si indulgent.

Les amis s’amusaient des réflexions de ce garçon et de ses réparties; certains lui envoyaient leurs livres. On le trouvait assis dans le cabinet de travail ou devant la bibliothèque, un plumeau sous le bras, un livre dans la main; il lisait à haute voix, imitant son maître. Mais ce lyrisme artistique joint à l’abus des petits verres détraqua complètement la cervelle du pauvre diable; il fut obligé de retourner aux champs.

Pendant ces mois d’hiver, je regrettais les jours d’été, car le grand succès de «Madame Bovary» suivi d’un procès retentissant avait de suite donné à mon oncle une célébrité qui le faisait rechercher. Il sortait beaucoup, je le voyais moins.

L’appartement du boulevard du Temple se fleurissait à certains jours; c’était un plaisir d’y donner des petits repas intimes; je me souviens de ceux auxquels je prenais part et qui réunissaient autour de la table Sainte-Beuve, M. et Mme Sandeau, M. et Mme Cornu, ces derniers amenés par Jules Duplan, le si fidèle ami de Gustave Flaubert; Charles d’Osmoy, Théophile Gautier venaient aussi très souvent, et le dimanche la porte s’ouvrait plus grande, les amis étaient nombreux.

Cette époque fut pour mon oncle le début de plusieurs relations qu’il conserva jusqu’à sa mort. Il fréquentait assidument le salon de la princesse Mathilde; il y trouvait réunis des savants, des artistes, quelques amis intimes et goûtait fort ce milieu intellectuel et mondain. Il alla aussi aux Tuileries et fut invité à Compiègne; de son séj our au château lui était venue la pensée d’un grand roman qui devait mettre en présence la civilisation française et turque.

Puis il y avait aussi les dîners chez Magny qui, au début, ne comptaient qu’une dizaine de personnes: Sainte-Beuve, Théophile Gautier, les deux Goncourt, Gavarni, Renan, Taine, le marquis de Chennevières, Bouilhet et mon oncle. Les conversations y étaient débordantes et d’un haut intérêt.

Enfin le mois de mai arrivait, et nous rendait à la bonne vie tranquille de Croisset.

S’étant mis en1860à écrire «Salammbô», mon oncle s’aperçut bientôt qu’un voyage sur l’emplacement de ce qui fut Carthage lui était nécessaire et il partit pour la Tunisie. A son retour il accompagna sa mère à Vichy; nous y allâmes deux années de suite.

La santé de ma grand’mère ne lui permettant pas de sortir avec moi, mon oncle la remplaçait; il m’accompagnait dans mes promenades et le dimanche me menait même à l’église, malgré l’indépendance de ses croyances ou plutôt à cause de cette indépendance. Nous allions souvent, quand il faisait beau, nous asseoir sous de petits peupliers à feuilles blanches le long de l’Allier; il lisait pendant que je dessinais, et interrompant sa lecture, il me parlait de ce qu’elle lui suggérait ou se mettait à réciter des vers, il savait aussi par cœur des pages entières de prose; celles qu’il citait le plus souvent étaient de Montesquieu et de Chateaubriand. Cette mémoire se révélait également par rapport aux dates ou aux faits historiques. Mais s’agissait-il d’un souvenir littéraire, alors il était vraiment surprenant; dans un volume lu vingt ans auparavant il se rappelait la page et l’endroit de la page qui l’avait frappé et, allant droit à sa bibliothèque, il ouvrait le livre et vous disait: «Voilà,» avec une certaine satisfaction qui brillait dans ses yeux clairs.

A Vichy il retrouva d’anciennes connaissances; le docteur Villemain rencontré en Égypte et Lambert-Bey, un des adeptes du Père Enfantin.

Mais mon mariage, vint en1864changer toute notre vie. J’habitais une grande partie de l’année Neuville près Dieppe, je n’allais plus à Croisset que deux fois par an, au printemps et à l’automne. Mon oncle ne faisait que de courts séjours chez moi; tout déplacement le dérangeait extraordinairement et troublait son travail. Il lui fallait pour écrire une tension extrême et il lui était impossible de se trouver dans l’état voulu ailleurs que dans son cabinet de travail, assis à sa grande table ronde, sûr que rien ne viendrait le distraire. Cet amour de la tranquillité, qu’il a poussé plus tard à l’excès, commençait déjà à exercer une tyrannie sur ses moindres actions; au bout de quelques jours, je le voyais nerveux et je sentais qu’il avait envie de s’en retourner à la besogne aimée.

Pendant dix ans nos vies furent donc moins mêlées, sauf au mois d’avril de1871. Quand je rentrai d’Angleterre où j’avais passé quelques mois, je le trouvai très changé. La guerre avait fait sur lui une impression profonde; son sang de «vieux Latin» se révoltait à ce retour de barbarie. Obligé de fuir sa maison, car il n’eût voulu pour rien au monde être dans la nécessité de parler à un Prussien, il s’était réfugié à Rouen dans un petit logement sur le quai du Havre, où il était fort mal installé. Cela ressemblait à du dénûment; ma grand’mère, très âgée, ne s’occupant plus de l’organisation du ménage, au lieu de transporter les meubles et objets nécessaires de la campagne à la ville, ce qui eût été facile, avait tout laissé à Croisset, où une dizaine d’hommes, officiers et soldats, s’étaient établis.

Le désœuvrement fatal qu’une vie d’inquiétude entraîne, la pensée que son cabinet, ses livres, sa demeure étaient souillés par la présence de l’ennemi, mettaient le cœur et l’esprit de mon oncle dans un trouble et un chagrin affreux. Les arts lui parurent morts. Comment? était-ce possible? c’était d’un pays lettré que montaient ces flots de sang! C’étaient des savants qui tenaient Paris assiégé, qui lançaient des projectiles sur les monuments!

Il croyait en rentrant dans son habitation n’y rien retrouver. Il se trompait; sauf quelques menus objets sans valeur tels que cartes, canif, coupe-papier, on respecta absolument tout ce qui lui appartenait. Une seule chose était suffocante au retour, l’odeur, l’odeur du Prussien comme les Français l’appelaient, une odeur de bottes graissées. Les murs en étaient imprégnés par ce séjour de trois longs mois et il fallut repeindre et tapisser les pièces pour s’en débarrasser.

Six mois se passèrent sans que mon oncle pût écrire, enfin ce fut chez moi, à Neuville, que, cédant à mes supplications il reprit et cette fois termina «La Tentation de saint Antoine.»

Il y avait dans la nature de Gustave Flaubert une sorte d’impossibilité au bonheur, et cela par un besoin continuel de retourner sans cesse en arrière, de comparer, d’analyser. A l’âge même des jouissances les plus absolues, il les dissèque tellement qu’il n’en voit que le cadavre.

Quand il écrit en descendant le Nil les pages intitulées «au bord de la cange», il regrette sa maison des bords de la Seine. Les paysages qu’il a sous les yeux ne semblent pas le captiver; c’est plus tard qu’il se les rappellera. Par exemple l’homme, son ineptie, ses conversations, l’intéressent avidement. «La bêtise», disait-il, «entre dans mes pores.» Et quand on lui reprochait de ne pas sortir davantage, de ne pas se délasser dans la campagne, «Mais la nature me mange! s’écriait-il indigné; si je reste étendu longtemps sur l’herbe, je crois sentir pousser des plantes sur mon corps», et il ajoutait: «Vous ne savez pas le mal que tout dérangement me procure.»

Sur lui-même, il a, dans les événements les plus douloureux de sa vie, écrit ses sensations, cherchant, scrutant dans le fond de sa nature les recoins les plus lés, les plus intimes. Un fait dans un journal, une historiette drôle sur des gens qu’il connaissait, des âneries dites par des plumes autorisées, la manifestation de leur amour-propre ou de leur cupidité étaient autant de sujets d’expérience qu’il consignait et glissait dans des cartons, il ne comprenait pas que l’art amenât la préoccupation du lucre, l’argent ne pouvant payer selon lui l’effort de l’artiste et entre les cinq cent francs que l’éditeur Michel Lévy lui remit pour l’exploitation pendant cinq ans de «Madame Bovary» et les dix mille francs qu’il recevait quelques années plus tard pour «Salammbô» il ne voyait guère de différence.

Dans ses carnets de voyage, à dix-sept ans, aux Pyrénées, il relève au lac de Gaube et à l’auberge près de Gavarnie, les réflexions les plus ineptes écrites par des voyageurs. C’est déjà le commencement du Dictionnaire des idées reçues, de Bouvard et Pecuchet. Cette compréhension si forte du comique était l’utile opposition de son amour de l’idéal, comme son goût pour les farces corrigeait sa mélancolie native.

Correspondance (1830-1850)

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