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III

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Table des matières

En1875des pertes d’argent considérables changèrent notre position. Mon mari vit tout son avoir disparaître dans des opérations commerciales. Mariée sous le régime dotal si commun en Normandie, je ne pouvais disposer que d’une partie de mes biens en sa faveur; mon oncle me remplaça, et avec une générosité toute spontanée donna tout ce qu’il possédait pour sauver notre situation. Il ne lui resta plus pour vivre que la rente que nous nous engagions à lui faire et le produit très médiocre de ses œuvres. Vendre Croisset se présenta tout d’abord à notre esprit; cette propriété m’avait été donnée en propre par ma grand’mère, avec le désir exprimé que son fils Gustave continuât à y vivre. Cette considération jointe à la répugnance qu’aurait éprouvée mon oncle à s’en séparer nous fit prendre la résolution de la garder; l’isolement pesait à sa nature tendre, aussi cet arrangement de vie en commun lui convenait-il. Il passerait la majeure partie de l’année à la campagne; et à Paris, ayant remis son appartement de la rue Murillo, il en prit un sur le même palier que le nôtre au cinquième étage d’une maison située à l’angle de la rue du Faubourg-Saint-Honoré et de l’avenue de la Reine-Hortense.

Nous voici donc ensemble comme jadis et les causeries reprennent plus abondantes, plus profondes, plus intimes encore qu’au temps de mon enfance. Dans la vie retirée que nous menons, mon oncle s’adresse à moi comme à un ami; nous parlons de toutes choses, mais ce sont de préférence les sujets littéraires, religieux et philosophiques, que nous discutons sans jamais, quoique d’opinion souvent différente, qu’il en résulte entre nous rien de fâché, rien de pénible.

Il est facile de voir que l’homme qui a écrit Saint Antoine s’est préoccupé surabondamment de la pensée religieuse dans l’humanité et de ses manifestations si multiples. Les vieilles théogonies l’intéressaient extrêmement, et il avait un attrait infini pour les excessifs dans tous les genres: l’anachorète, le solitaire de la Thébaïde, provoquaient son admiration, il se sentait porté vers eux comme vers le Bouddha des bords du Gange. Il relisait souvent la Bible. Ce. verset d’Isaïe: «Qu’ils sont beaux sur les montagnes les pieds du messager qui apporte de bonnes nouvelles!» lui paraissait sublime. «Réfléchis, creuse-moi ça, me disait-il, enthousiasmé.

Païen par ses côtés artistiques, il était, par les besoins de son âme, panthéïste. Spinoza, qu’il admirait fort, n’avait pas été sans laisser en lui son empreinte. D’ailleurs, aucune des croyances de son esprit, en dehors de la croyance au beau, n’était assez solidement enracinée pour qu’il ne fût pas capable d’écouter et d’admettre même, jusqu’à un certain point, la manière de voir adverse. Il aimait à répéter avec Montaigne, ce qui était peut-être le dernier mot de sa philosophie, qu’il fallait s’endormir sur l’oreiller du doute.

Puis nous revenions à son travail de la journée. Là, il est heureux de me lire toute fraîche éclose la phrase qu’il vient de terminer; j’assiste, témoin immobile, à la lente création de ces pages si durement élaborées. Le soir, la même lampe nous éclaire; moi assise au bord de la large table, je m’occupe à quelque ouvrage d’aiguille, ou je lis; lui [se débat sous l’effort du travail; tantôt penché en avant il écrit fiévreusement, se renverse en arrière, empoigne les deux bras de son fauteuil et pousse un gémissement, c’est par instants comme un râle. Mais tout à coup sa voix module doucement, s’enfle, éclate: il a trouvé l’expression cherchée, il se répète la phrase à lui-même. Alors il se lève vivement et parcourt à grands pas son cabinet, il scande les syllabes en marchant, il est content, c’est un moment de triomphe après un labeur épuisant.

Arrivé à une fin de chapitre, souvent il se donnait un jour de repos pour nous le lire tout à l’aise, en voir «l’effet». Il lisait d’une façon unique, chantante et dont l’emphase, qui au commencement paraissait exagérée, finissait par plaire extrêmement. Ce ne sont pas seulement ses œuvres qu’il nous lit; de temps en temps il nous donnait de vraies séances littéraires, se passionnant aux beautés qu’il rencontrait; son enthousiasme était communicatif, impossible de rester froid, on vibrait avec lui.

Parmi les anciens, Homère et Eschyle étaient pour lui des dieux; Aristophane lui plaisait davantage que Sophocle, Plaute qu’Horace, dont il trouvait le mérite trop vanté. Que de fois lui ai-je entendu dire qu’il eût désiré avant tout être un grand poète comique!

Shakespeare, Byron et Victor Hugo lui causaient des admirations profondes, mais il ne comprit jamais Milton. Il disait: «Virgile a fait la femme amoureuse, Shakespeare la jeune fille amoureuse; toutes les autres amoureuses sont des copies plus ou moins éloignées de Didon et de Juliette.»

Dans là prose française il relisait sans cesse Rabelais et Montaigne et les conseillait à tous ceux qui voulaient se mêler d’écrire.

Ces enthousiasmes littéraires avaient de tout temps existé chez lui; un de ceux qu’il aimait à se rappeler fut celui qu’il éprouva à la lecture du «Faust». Il le lut justement une veille de Pâques en sortant du collège; au lieu de rentrer chez son père il se trouva, il ne savait comment, dans un endroit appelé le «Cours la Reine». C’est une belle promenade plantée de hauts arbres sur la rive gauche de la Seine, un peu éloignée de la ville. Il s’assit sur la berge; les cloches des églises, sur la rive opposée, résonnaient dans l’air et se mêlaient à la belle poésie de Gœthe. «Christ est ressuscité, paix et joie entière. Annoncez-vous déjà, cloches profondes, la première heure du jour de Pâques… cantiques célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière?» Sa tête tournait, et il rentra comme éperdu, ne sentant plus la terre.

Comment cet homme si admirateur du beau avait-il tant de bonheur à découvrir les turpitudes humaines, là surtout où régnaient les dehors de la vertu? Ne serait-ce pas de son culte pour le vrai? Cette découverte semblant la confirmation de sa philosophie et le réjouissant par amour de cette vérité qu’il croyait pénétrer.

De nombreux projets de travaux préoccupaient son esprit. Il parlait surtout d’un conte sur les Thermopyles qu’il allait commencer. Il trouvait qu’il avait perdu trop de temps aux recherches préparatoires de ses œuvres et voulait employer le reste de sa vie à l’art, l’art pur. La préoccupation de la forme croissait, ce qui lui fit un jour s’écrier dans une de ses boutades chaudes et spontanées: «Je me fiche bien de l’Idée!» Puis se mettant aussitôt à rire aux éclats: «Pas mal ça, hein? c’est d’un bon lyrisme, je commence à comprendre l’art.»

Un vrai artiste pour lui ne pouvait être méchant, un artiste est avant tout un observateur; la première qualité pour voir est de posséder de bons yeux. S’ils sont troublés par les passions, c’est-à-dire par un intérêt personnel, les choses échappent; un bon cœur donne tant d’esprit!

Son culte du beau lui faisait dire: «La morale n’est qu’une partie de l’esthétique, mais sa condition foncière.»

Deux genres d’hommes lui déplaisaient particulièrement, et il était dur à leur égard: le critique, celui qui n’a rien produit et juge tout, il lui préférait un marchand de chandelles, et le monsieur instruit qui se croit artiste, qui a des désillusions, qui s’est figuré Venise autrement qu’elle n’est. Quand il rencontrait un individu de ce genre, c’était une explosion de mépris qui se traduisait, soit par des réparties mordantes (il prétendait, lui, n’avoir aucune imagination, ne s’être jamais rien figuré, ne rien savoir), ou par un silence encore plus hautain.

Jusqu’à sa mort j’eus la douceur de continuer cette vie sérieuse et calme dans laquelle mon esprit de femme avait tant à gagner. Beaucoup des meilleurs amis de mon oncle étaient morts: Louis Bouilhet, Jules, Duplan, Ernest Lemarié, Théophile Gautier, Jules de Goncourt, Ernest Feydeau, Sainte-Beuve, d’autres s’étaient éloignés. Les relations avec Maxime Ducamp n’étaient plus que fort rares; dès1852les deux amis commencèrent à ne plus suivre les mêmes routes, leur correspondance le témoigne.

En amitié mon oncle était parfait, d’un dévouement absolu, fidèle, sans envie, plus heureux du succès d’un ami que du sien propre, mais il apportait dans ses relations amicales des exigences que parfois supportaient difficilement ceux qui en étaient l’objet. Le cœur auquel il s’était lié par un amour commun de l’art (et toutes ses liaisons profondes avaient cette base) devait lui appartenir sans réserve.

Lorsque, cinq ans avant de mourir, il recevait ce court billet en réponse à son envoi des «Trois contes»:

«Cher ami, je te remercie de ton volume. Je ne t’en dis rien parce que je suis absolument abruti par la fin de mon travail. J’aurai terminé dans huit ou dix jours et je me récompenserai en te lisant. Tout à toi.

Maxime DUCAMP.»

Son cœur souffrit et se replia amèrement. Où était l’ardent désir de connaître bien vite la pensée jaillie du cerveau de l’ami? où étaient les belles années de jeunesse? la foi l’un à l’autre?

Cependant il y avait encore des natures qu’il affectionnait beaucoup. Parmi les jeunes, au premier rang, le neveu d’Alfred Le Poittevin, Guy de Maupassant, «son disciple», comme il aimait à l’appeler. Puis son amitié avec George Sand fut pour son esprit, et au moins autant pour son cœur, une grande douceur. Mais de sa génération proprement dite il ne lui restait qu’Edmond de Goncourt et Ivan Tourgueneff; il goûtait avec eux la pleine jouissance des conversations esthétiques. Elles étaient, hélas! de plus en. plus rares les heures de causerie intime, car pour s’épancher il fallait trouver des intelligences éprises des mêmes choses, et les séjours à Paris s’éloignaient de plus en plus. La solitude toujours grande devenait farouche quand je n’étais pas là et souvent, pour la fuir, il appelait la vieille bonne de l’enfance. Elle venait se chauffer un instant à la cheminée. Dans une lettre il me dit: «J’ai eu aujourd’hui une conversation exquise avec «Mam’zelle Julie». En parlant du vieux temps elle m’a rappelé une foule de choses, de portraits, d’images qui m’ont dilaté le cœur. C’était comme un coup de vent frais. Elle a eu (comme langage) une expression dont je me servirai. C’était en parlant d’une dame: «Elle était bien fragile… orageuse même!». Orageuse après fragile est plein de profondeur. Puis nous avons parlé de Marmontel et de la Nouvelle Héloïse, chose que ne pourraient faire beaucoup de dames, ni même beaucoup de messieurs.»

Quand il était ainsi seul, il lui prenait parfois des amours de nature qui l’enlevaient un moment à son travail. «Hier, m’écrivait-il, pour rafraîchir ma pauvre caboche, j’ai fait une promenade à Canteleu. Après avoir marché pendant deux heures de suite, Monsieur a pris une chope chez Pasquet où on récurait tout pour le jour de l’an. Pasquet a témoigné une grande joie en me voyant, parce que je lui rappelle «ce pauvre monsieur Bouilhet»; et il a gémi plusieurs fois. Le temps était si beau, le soir la lune brillait si bien qu’à10heures je me suis repromené dans le jardin, «à la lueur de l’astre des nuits». Tu n’imagines pas comme je deviens amant de la nature; je regarde le ciel, les arbres et la verdure avec un plaisir que je n’ai jamais eu. Je voudrais être vache pour manger de l’herbe.»

Mais il se rasseyait à sa table et laissait s’écouler plusieurs mois sans être repris du même désir.

Au commencement de l’année1874, il entreprit «Bouvard et Pécuchet», sujet qui le préoccupait depuis trente ans. Ce devait être d’abord fort court, une nouvelle d’une quarantaine de pages; voici comment l’idée lui en vint.

Assis avec Bouilhet sur un banc du boulevard à Rouen, en face l’hospice des vieillards, ils s’amusaient à rêver ce qu’ils seraient un jour, et après avoir commencé gaiement le roman de leur existence supposée, tout à coup ils s’écrièrent: «Et qui sait? nous finirons peut-être comme ces vieux décrépits qui meurent dans l’asile.» Alors ils avaient imaginé l’amitié de deux commis, leur vie, une fois retirés des affaires, etc., etc., pour ensuite les amener à finir leurs jours dans la misère. Ces deux commis sont devenus «Bouvard et Pécuchet». Ce roman, d’une exécution si difficile, découragea mon oncle à plus d’une reprise; il fut même obligé de l’interrompre et, pour se reposer, il alla rejoindre à Concarneau son ami le naturaliste Georges Pouchet.

Là-bas, sur les grèves bretonnes, il commença la légende de saint Julien l’Hospitalier, qui fut bientôt suivie d’«Un cœur simple» et d’«Hérodias». Il écrivit rapidement ces trois contes et reprit ensuite «Bouvard et Pécuchet», lourde besogne sur laquelle il devait mourir.

Peu d’existences témoignent d’une unité aussi complète que la sienne: ses lettres le montrent à neuf ans préoccupé d’art comme il le sera à cinquante. Sa vie, comme l’ont d’ailleurs observé tous ceux qui ont parlé de lui, ne fut, depuis l’éveil de son intelligence jusqu’à sa mort, que le long développement d’une même passion, «la littérature». Il lui sacrifia tout; ses amours, ses tendresses ne l’enlevèrent jamais à son art. Dans les dernières années regretta-t-il de ne pas avoir pris la route commune? Quelques paroles émues sorties de ses lèvres un jour où nous revenions ensemble le long de la Seine me le feraient croire: nous avions visité une de mes amies que nous avions trouvée au milieu d’enfants charmants. «Ils sont dans le vrai, me dit-il, en faisant allusion à cet intérieur de famille honnête et bon. «Oui,» se répétait-il à lui-même gravement. Je ne troublai point ses pensées et restai silencieuse à ses côtés. Cette promenade fut une de nos dernières.

La mort le prit en pleine santé. La veille, sa lettre était tout épanouie et renfermait la joie de voir se confirmer une conjecture qu’il avait faite relativement à une plante. Il m’écrivait ces lignes intéressantes sur son travail dont il ne lui restait plus que quelques pages à terminer: «J’avais raison Je tiens mon renseignement du professeur de botanique du Jardin des plantes et j’avais raison, parce que l’esthétique est le vrai et qu’à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode), on ne se trompe pas, la réalité ne se plie point à l’idéal, mais le confirme. Il m’a fallu pour «Bouvard et Pécuchet» trois voyages en des régions diverses, avant de trouver leur cadre, le milieu idoine à l’action. Ah! ah! je triomphe! ça, c’est un succès! et qui me flatte!»

Il se disposait à partir pour Paris où il venait me rejoindre. C’était la veille de son départ, il sortit du bain, monta dans son cabinet; la cuisinière allait lui servir son déjeuner, quand elle s’entendit appeler. Elle accourut; déjà ses poings crispés ne pouvaient ouvrir un flacon de sels qu’il tenait dans la main. Il articulait des paroles inintelligibles dans lesquelles cependant elle distingua: «Eylau… allez… cherchez… avenue. je la connais.

Une lettre de moi reçue le matin lui apprenait que Victor Hugo allait s’installer avenue d’Eylau; c’était sans doute une réminiscence de cette nouvelle et aussi comme un appel de secours; il songeait à son voisin et ami le docteur Fortin.

La dernière lueur de sa pensée a évoqué le grand poète qui avait tant fait vibrer sa nature.

Aussitôt il tomba sans connaissance. Quelques instants plus tard il ne respirait plus, l’apoplexie avait été foudroyante.

Caroline COMMANVILLE.

Paris, décembre1886

Correspondance (1830-1850)

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