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CHAPITRE PREMIER.
ОглавлениеSALAMANQUE ET SON UNIVERSITÉ.
On voudrait trouver des mots rares, des mots précieux pour rendre la beauté de Salamanque. Dans la plaine nue qu'entoure un cercle de pâles collines, couronnée de tours, de dômes et de clochers, elle se dresse comme une cité souveraine. Et, teinte de fines couleurs, qui vont du rose tendre au jaune d'or, lumineuse sous ce ciel clair et dans cet air léger, elle s'épanouit comme une fleur.
Nulle part peut-être on ne pourrait rencontrer, resserrés dans un si petit espace, tant d'œuvres exquises, tant d'édifices somptueux. La magnificence de la nouvelle cathédrale et la grâce robuste de l'ancienne, les lignes harmonieuses des églises, des vieux collèges; les palais chargés d'armoiries illustres où l'on voit briller le soleil des Solis, les étoiles des Fonseca, les cinq lis des Maldonado; tant d'antiques [p. 4] maisons dont les portes ouvertes laissent entrevoir des cours dallées de marbre, d'élégants portiques, de fines colonnades, les margelles usées des vieux puits, tout cela forme un ensemble véritablement unique où la poésie d'un passé lointain se mêle aux impressions d'art les plus délicates.
Lorsqu'on erre dans ces rues, souvent silencieuses, on est arrêté presque à chaque pas: une grille en fer forgé, un bouquet d'œillets sculpté sur une porte, un médaillon encastré dans un mur, une Vierge ou un saint dans une niche, une frise où se poursuivent des animaux fabuleux, un balcon d'où retombent des guirlandes, mille détails charmants attirent et retiennent. Certaines façades sont de pures merveilles, des chefs-d'œuvre de cet art minutieux et compliqué que l'on appelle l'art plateresque. Les pierres y sont ciselées comme des bijoux, découpées comme de la dentelle; elles sont d'un grain si fin et si serré que le temps en a respecté les plus fragiles arabesques; elles sont aussi, ces pierres de Salamanque, jaunes comme l'or ou roses comme la fleur de pêcher, et toujours d'une couleur si chaude que dans les plus grises matinées d'hiver on les croirait encore [p. 5] éclairées par le soleil. Le palais des Monterey, la «Maison des Morts», la «Maison des Coquilles», le couvent du Saint-Esprit, que de monuments délicieux dont on ne peut détacher ses regards, dont on voudrait emporter dans ses yeux la claire, la riante image! Mais ce qui laisse encore l'impression la plus forte, la plus complète, c'est, à coup sûr, la place de l'Université.
Quand on s'arrête au pied de la statue de Fray Luis, le maître très illustre et très bon, on a, à sa droite, l'antique hôpital des Etudiants, le ravissant portail des Écoles Mineures, leur cloître élégant et leur petit jardin; à gauche, les vieilles maisons que l'Université louait à ses libraires; en face, l'incomparable façade des Grandes Écoles, les aigles, les larges blasons, les profils des «Rois Catholiques», les statues de la Force et de la Beauté; sur le ciel se détachent le campanile et les deux cloches de la chapelle de San Jerónimo. Rien n'a changé là depuis trois siècles: les petits pavés ronds sur lesquels on marche sont les mêmes qu'ont foulés tant de graves docteurs, tant d'adolescents ivres de savoir, d'ambition et de jeunesse; les murs, ici comme dans toute la [p. 6] ville, laissent voir encore aussi vifs, aussi nets qu'au premier jour, les fameux vítores, ces inscriptions en lettres rouges qui relatent les succès scolaires des temps anciens. Dans ce décor charmant, tout porte encore l'empreinte de la vie universitaire d'autrefois, tout en évoque les scènes familières et les brillants souvenirs.
Qu'il fût de riche ou de pauvre maison, qu'il arrivât en carrosse, à cheval ou sur une mule de louage, l'étudiant qui, vers la fin du seizième siècle, passait les fossés de Salamanque, devait se trouver tout d'abord ébloui. Vingt-cinq paroisses, vingt-cinq couvents d'hommes, vingt-cinq couvents de femmes, vingt-cinq collèges; tout cela dominé par l'imposante masse de la cathédrale nouvelle, dont les trois nefs étaient déjà debout; sept mille étudiants, dix-huit mille ouvriers ou marchands vivant à l'ombre de l'Université et vivant d'elle; cinquante-deux imprimeries et quatre-vingt-quatre librairies dans un seul quartier, occupant trois mille six cents personnes. Dans les rues, sur les places, un mouvement incessant, une rumeur qui ne [p. 7] s'éteignait pas. On était bien dans une capitale, et Salamanque était vraiment reine. «La reine du Tormès»: c'est le nom qu'on lui avait donné et dont aujourd'hui encore elle est fière. «O Salamanque, disait un vieux poète, il n'est pas sous le ciel de cité aussi héroïque ni d'Éden aussi précieux; tu t'es élevée plus haut que ne peut atteindre le vol hardi du faucon. Salamanque, métropole du monde 1.»
1 (retour)
No hay cosa tan heroyca baxo el cielo;
No hay eliseo campo ansí preciado.
No hay garza, ni neblí tan alto en vuelo
Que llegue adonde tú te has sublimado...
Metrópoli del mundo...
(Bartolomé de Villalba y Estaña, El Pelegrino
Curioso y Grandezas de España, 1577.)
Si l'étudiant était riche, il n'avait pas à se mettre en quête d'un gîte: sa famille avait eu soin de lui retenir un logis et de monter d'avance sa maison. Était-il de très haut rang, il devait mener un train magnifique et qui fît honneur à ses parents: quand arriva, par exemple, le jeune Don Gaspar de Guzmán, qui fut plus tard comte-duc d'Olivares, il avait avec lui un gouverneur, un précepteur, huit pages, trois valets de chambre, quatre laquais, un chef [p. 8] de cuisine, sans compter les servantes et les valets d'écurie.
Pour les écoliers de plus modeste fortune, s'ils n'étaient pas boursiers de quelque Collège et s'ils n'avaient point dans la ville de parents qui les voulussent recueillir, ils s'adressaient à quelques «bacheliers de pupilles». On appelait ainsi des maîtres de pension qui, avec l'autorisation de l'Université et sous son contrôle, logeaient et nourrissaient les étudiants des provinces ainsi que leurs valets: un tarif officiel fixait les prix qu'ils pouvaient exiger, et ces prix étaient des plus modiques, surtout pour les jeunes gens qui apportaient de la maison paternelle leur provision de pois chiches, de saucissons et de lard fumé. Mais, en revanche, on faisait chez eux bien maigre chère. La corporation des «bacheliers de pupilles» ne brillait pas en général par une libéralité excessive et elle abusait un peu de la situation privilégiée qui lui était faite. La Constitution de l'Université lui assurait en effet un véritable monopole. Toute personne qui eût logé des étudiants sans avoir obtenu l'autorisation, sans avoir subi l'examen de capacité et de moralité, se serait exposée à payer une amende de mille maravédis [p. 9] et à être expulsée, en cas de récidive 2.
2 (retour) Estatutos hechos por lo muy insigne Universidad de Salamanca, recopilados nuevamente por su comisión. Salamanca, 1625. C'est un volume, grand in-4o, d'une belle impression. Sur la première page est représenté un professeur dans sa chaire entouré de quelques étudiants: nous avons donné, en tête de ce livre, une reproduction de cette gravure. J'ai eu entre les mains l'édition enrichie d'additions manuscrites qui appartient à la bibliothèque de l'Université de Salamanque.
J'aurais dû citer plus souvent encore que je n'ai fait cet intéressant recueil. Je n'ai pas pu, je le répète, donner ici toutes mes références. Sans parler des histoires de Salamanque, de Dávila, de Chacón, de Villar, la très érudite Historia de las Universidades de V. La Fuente et les trois excellents volumes de D. Antonio Gil de Zárate, De la Instrucción Pública en España, m'ont été naturellement d'un très grand secours.
Le règlement imposait, d'ailleurs, à ces maîtres de pension des obligations multiples; ils devaient monter, dès le matin, dans la chambre de leurs écoliers pour s'assurer qu'ils étaient au travail, les empêcher de jouer aux cartes et aux dés, ne jamais laisser prononcer sous leur toit de parole impie ou déshonnête, fermer à clef la porte de leur maison à six heures du soir, l'hiver, à neuf heures, l'été, et ne la rouvrir sous aucun prétexte, sinon en cas de maladie ou de visite des parents, signaler au juge [p. 10] de l'Université les jeunes gens qui auraient passé la nuit dehors. Pour que la surveillance fût plus exacte, il leur était défendu d'avoir chez eux plus de vingt «pupilles». La Constitution avait tout prévu: si on l'avait toujours respectée, Salamanque aurait été vraiment, comme elle se piquait de l'être, «le jardin de toutes les vertus». Mais le nombre toujours croissant des écoliers rendit bientôt impossible un contrôle un peu rigoureux. Pour attirer la clientèle, les maîtres de pension rivalisèrent de complaisance, ne voulant point lutter de prodigalité, et la Constitution finit par avoir le sort de tous les règlements.
Dès que le nouvel étudiant s'était installé, dans sa petite chambre ou dans sa riche maison, son premier devoir était d'aller se présenter aux grands dignitaires de l'Université. Le premier de tous était l'Écolâtre (Maestrescuela), qui portait aussi le titre de chancelier: représentant de l'autorité papale, nommé à vie 3, il [p. 11] était chargé de faire respecter les Statuts, de diriger les études, de juger au criminel comme au civil tous ceux, maîtres, étudiants ou officiers, qui dépendaient de la juridiction universitaire. A côté de lui, le Recteur, élu seulement pour une année, représentait plus directement les professeurs des Écoles: il veillait au maintien du bon ordre, gouvernait les biens de la communauté, touchait les revenus, réglait les dépenses. Comme il était généralement de très noble famille, il relevait par son prestige personnel l'autorité d'une magistrature de trop courte durée 4. C'est ainsi qu'au commencement [p. 12] du dix-septième siècle Salamanque fut fière d'avoir pour Recteur le jeune Gaspar de Guzmán, dont nous avons déjà cité le nom et qui devait être plus tard comte d'Olivares et ministre de Philippe IV. Ce premier honneur lui fut décerné alors qu'il était encore sur les bancs de l'Université, car on n'hésitait jamais à confier un si grand pouvoir même à un simple étudiant lorsqu'on le jugeait capable de le bien exercer 5.
3 (retour) Pendant un certain temps, il fut élu par l'assemblée des professeurs ou Claustro. En 1463, le Claustro de Salamanque nomma ainsi Alonso de Aponte, docteur en droit canon, et, en 1525, D. Pedro Manrique, qui fut plus tard évêque de Cordoue et cardinal. Mais le plus souvent le Maestrescuela ou Cancelario était choisi par le pape ou par le roi. Dans d'autres Universités, ces fonctions revenaient de droit à l'évêque de la ville.
4 (retour) Sur la liste des Recteurs de Salamanque on pourrait retrouver des représentants des plus illustres maisons d'Espagne: marquis de Spínola, de Villena, de Pomar, de Santa Cruz, de Villamanrique, de Pozas, de Aguilar...; comtes de Uceda, de Benavente, de Altamira, de La Fuente, de Lezo, de Oñate, de Montalvo, de Campo Real...; ducs de Sessa, de Terranova, de Cardona, de Segorbe, de Villahermosa, de Béjar, d'Alburquerque...—On trouvera la liste de ces Recteurs dans la Memoria histórica de la Universidad de Salamanca, de D. Alejandro Vidal y Diaz, Salamanque, 1869.
5 (retour) Le premier Recteur de l'Université d'Alcalá fut aussi un tout jeune homme qu'on avait fait venir exprès de Salamanque où il étudiait le droit.
Après avoir salué ces deux grands personnages, le jeune étudiant va donner son nom aux secrétaires des Écoles. On l'inscrit sur le grand registre, s'il est roturier, sur le registre d'honneur (matricula generosorum), s'il est noble, et, à partir de ce moment, il fait partie de l'Université; il jouit de ses avantages et privilèges.
Dorénavant, il achètera tout moins cher que les autres habitants de la ville: car les objets nécessaires à son entretien, à sa subsistance ou à son travail sont exemptés de toute espèce de droits. S'il tombe malade et s'il est pauvre, il [p. 13] sera soigné gratuitement à l'Hôpital des Écoles. Il échappe désormais à l'autorité séculière: si la police le poursuit pour quelque délit, il trouvera toujours un asile sur le territoire franc de l'Université et, derrière les chaînes qui en marquent les limites, il pourra braver impunément les alguazils. S'il se laisse prendre, c'est à ses juges naturels qu'il devra être déféré et il pourra presque toujours compter sur leur indulgence. Arrêté pour les plus graves méfaits, vol à main armée ou même homicide, dans Salamanque, hors de Salamanque et jusque dans une province lointaine, il sera toujours ramené devant le Maestrescuela qui seul décidera de son sort.—Enfin, et ce n'est pas là le plus médiocre avantage, il a l'honneur d'appartenir à un corps illustre entre tous, déjà vieux de quatre siècles 6, respecté de l'Europe entière [p. 14] et que l'Espagne considère comme une de ses gloires. L'Université de Salamanque est alors à l'apogée de sa grandeur; elle ne le cède qu'à Paris et elle a été appelée «la seconde lumière du monde». Les maîtres qu'elle a formés sont recherchés par les Écoles les plus lointaines. Christophe Colomb est venu lui soumettre ses projets et en a reçu de précieux encouragements 7. Les princes et les prélats la consultent sur l'interprétation des lois et même sur des points de dogme. Les papes lui font la faveur de lui notifier leur élection par des lettres particulières. Tout monarque montant sur le trône d'Espagne lui demande de le reconnaître par une déclaration solennelle. Quand le roi leur rend visite, les maîtres et les docteurs le reçoivent assis et la tête couverte. Lorsque Charles-Quint était venu à Salamanque, où l'on avait dépensé, pour lui faire une réception grandiose, «plus d'argent qu'il n'en aurait fallu pour fonder une ville», il avait avoué que rien ne lui [p. 15] avait fait autant d'impression qu'un acte public de l'Université.—Tous les écoliers pouvaient prendre pour eux une petite part de ces hommages: quelque honneur en rejaillissait sur le plus humble d'entre eux; c'était un titre, même aux yeux des plus ignorants, d'avoir étudié à Salamanque.
6 (retour) L'Université de Salamanque avait été fondée au début du treizième siècle par Alphonse IX de Léon. Le 12 avril 1242, le célèbre saint Ferdinand, celui qui reconquit Séville, avait confirmé et étendu la fondation de son père. Par un bref d'avril 1255, le pape Alexandre avait compté Salamanque, avec Paris, Bologne et Oxford, parmi les quatre grands Estudios generales du monde.
L'antique Studium de Palencia n'ayant duré que peu d'années, Salamanque était, de fait, la première Université d'Espagne, comme elle fut aussi la plus glorieuse.
7 (retour) Cf. Bartolomé Leonardo de Argensola, Anales de Aragón, Part. I, X, 10.—Fernando Pizarro, Varones Ilustres del Nuevo Mundo (Vida de Colón, cap. III).
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