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CHAPITRE II.

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Table des matières

PHYSIONOMIE DES ÉCOLES.

Une fois «immatriculé», comme on disait, le nouveau venu pouvait commencer à suivre les cours. Il revêtait la soutane brune et le collet, se coiffait du bonnet carré et, tenant à la main son portefeuille et son écritoire, il se dirigeait dès le matin vers les Écoles.

De chaque rue débouchaient des troupes bruyantes de jeunes gens. Dans la Rua, qui était le quartier des libraires, le tumulte devenait assourdissant: entre les étalages où s'empilaient les in-folios, où se dressaient les rouleaux de parchemin, toute une foule se pressait. Criant, chantant, s'interpellant, les groupes se hâtaient vers les bâtiments de l'Estudio, se répandaient sur la place du Vieux Collège, remplissaient le patio des Écoles Mineures, assiégeaient les portes de l'Université, s'écrasaient sous le portique du cloître. Toutes les provinces [p. 17] de l'Espagne étaient là représentées, depuis l'Estramadure jusqu'à la Navarre et à la Catalogne, et même des nations étrangères, comme la France et l'Italie. On pouvait reconnaître les Andalous à leurs rires, à leurs gestes exubérants, les Valenciens à leur allure indolente, les Galiciens à leur tournure rustique, les Castillans à leur air de noblesse et à leur gravité.

A mesure qu'approchait l'heure des cours, le flot montait encore. Les Collèges, presque tous établis dans le voisinage de l'Université, ouvraient en même temps leurs portes, et leurs élèves, s'avançant en bon ordre, sous la conduite d'un régent, se frayaient un passage au travers de la foule.

Presque tous étaient vêtus d'un long manteau brun, et les divers établissements ne se distinguaient les uns des autres que par la couleur de la beca, pièce de drap longue de trois aunes qui formait un pli sur la poitrine et, passant par les deux épaules, retombait par derrière jusqu'aux talons.

Voilà qu'arrivaient, portant la beca brune, les dix-sept boursiers du Collège de San Bartolomé, le plus ancien de tous et le plus respecté. Derrière eux marchaient les vingt-deux élèves [p. 18] du Collège de l'Archevêque et leurs deux chapelains: leur manteau était largement échancré et la bande était écarlate. Voilà les boursiers d'Oviedo, avec la beca bleue, et ceux de Cuenca avec le manteau violet. Ces quatre Collèges étaient les fameux Colegios Mayores. Installés dans des bâtiments magnifiques, richement dotés par d'illustres fondateurs, ils ne recevaient que des jeunes gens de très grandes familles. Dès qu'une place y devenait vacante, elle était briguée par vingt concurrents. Beaucoup de pères pensaient alors, comme le Don Beltran de la Vérité suspecte que, «le chemin des lettres est celui qui conduit le plus sûrement à la fortune et que pour un fils cadet c'est la meilleure porte qui mène aux honneurs de ce monde 8». Et ils ne se trompaient guère: dans l'élite privilégiée qui s'était formée en ces maisons, l'Université choisissait ses Recteurs, le roi ses conseillers et ses juges, l'Église ses prélats.

8 (retour) Lope de Vega dit de même dans la Dorotea qu'il n'y a pour l'homme que trois moyens d'arriver: la Science, la Mer et la Maison du Roi, ciencia y mar y casa Real (Jorn. I, escena VIII). Cervantes (D. Quij., I, 39) cite le même proverbe.

Voici maintenant les collégiens des Ordres [p. 19] Militaires, qui égalent en importance les Mayores et leur disputent le premier rang dans les cérémonies: les dix-huit étudiants de Santiago portent brodée sur la poitrine la rouge croix de Saint-Jacques; ceux de Saint-Jean-de-Jérusalem se reconnaissent à leur croix de Malte et à leur bonnet plat, ceux d'Alcántara et de Calatrava aux insignes de l'Ordre.

Voici enfin l'interminable défilé des Collèges Mineurs: Monte Olivete, Santa María de los Ángeles, San Lázaro, San Elías, San Millán, Santa Cruz de Cañizares, la Magdalena, Santo Tomás, Pan y Carbón, San Pedro y San Pablo, etc.; et puis la troupe noire des moines, frères et autres réguliers qui sortent des Collèges ecclésiastiques, les Hiéronymites, les Minimes, les Carmélites chaussés, les Augustins, les Franciscains, les Prémontrés de Santa Susana, les Dominicains de San Esteban, les Bénédictins de San Vicente.—Sur ce fond sombre se détachent quelques costumes de couleurs plus vives: le manteau jaune et la beca violette des collégiens de Santa María de Burgos, la soutane blanche et la beca bleue des Orphelins de la Conception, qui vont toujours tête nue, même sous la pluie. Voici encore les [p. 20] «Verts» de l'Insigne Collège de San Pelayo, les «Jolis Garçons», du Collège de San Miguel, dont les dames de Salamanque admirent fort le brillant uniforme: manteau bleu de ciel coupé par une bande écarlate. Ces jeunes gens roux, au teint clair, qu'on remarque au milieu de toutes ces faces brunes, ce sont les Irlandais qui viennent se faire instruire des vérités de la foi catholique dans un collège que Philippe II a fondé: ils ont tous juré d'aller plus tard prêcher à leurs frères la loi évangélique et de s'offrir au martyre pour les racheter; ils excitent l'étonnement par le soin minutieux qu'ils prennent de leur toilette et parce qu'ils vont se baigner dans le Tormès, hiver comme été.

Cependant l'heure sonne: le nègre de l'horloge monumentale frappe neuf fois le timbre de son marteau; les deux béliers se redressent et retombent; les anges et les rois mages se prosternent au pied de la statue de la Vierge: avant même que soit arrêtée l'ingénieuse mécanique, les salles de cours sont envahies.

Quelques-unes de ces salles sont toutes petites: [p. 21] ce sont celles où l'on enseigne des matières très spéciales comme l'hébreu, le chaldéen ou la musique. D'autres, comme celle de droit canon, peuvent contenir plus de deux mille auditeurs. Toutes ces salles sont fort obscures, éclairées par deux ou trois petites fenêtres. L'installation est peu confortable: on s'assied sur une poutre fort étroite, on écrit sur une poutre un peu plus large, tachée d'encre, chargée d'inscriptions. La chaire du maître est d'une simplicité extrême; il a pour siège un coffre de bois noir dans lequel il enferme ses livres quand la leçon est finie. Au pied de la chaire est le tabouret de l'actuante, l'étudiant qui lira les textes.

Les retardataires se hâtent, poursuivis par le bedeau porte-verge, et se pressent dans le fond de la salle, où ils resteront debout. Le cours commence.

Ces cours sont aussi nombreux que dans la mieux pourvue de nos Universités modernes. Il n'y a pas moins de soixante-dix chaires: dix de droit canon, dix de «lois», c'est-à-dire de droit civil, sept de médecine, sept de théologie, onze de philosophie, une d'astrologie, une de musique, une de langue chaldéenne, une d'hébreu, [p. 22] quatre de grec, dix-sept de rhétorique et de grammaire. Les juristes tiennent le premier rang, et de beaucoup: ce sont eux qui ont le plus d'élèves et qui reçoivent les plus forts salaires. Un docteur de droit canon touche deux cent soixante-douze florins, tandis qu'un professeur de logique ou de philosophie morale n'en a que cent, un professeur de rhétorique ou de mathématiques soixante-dix.

A côté des professeurs titulaires (cátedras de propiedad) qui ont le traitement complet, il y a des professeurs stagiaires, des aspirants (pretendientes) qui sont beaucoup moins rétribués et même le plus souvent «n'ont autre chose que l'espérance».

Quelques-uns de ces maîtres sont des hommes de grand savoir, dont le nom est connu dans toute l'Espagne. Mais la plupart se soucient assez peu de faire œuvre personnelle. Surveillés de près par l'Église, préoccupés surtout de ne rien dire qui soit contraire à la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas, ils s'en tiennent aux explications fixées par les programmes et se bornent à lire et à commenter les «ouvrages de texte». A défaut de la gloire, qu'ils n'ambitionnent pas, ils ont la certitude [p. 23] d'être appelés un jour dans un des Conseils royaux, d'obtenir un canonicat ou quelque haute dignité ecclésiastique, ou d'arriver, tout au moins, à la jubilación, c'est-à-dire à l'honorable retraite que l'Université assure à ses bons serviteurs 9.

9 (retour) Ce droit à la retraite (après vingt années d'enseignement) avait été garanti aux professeurs titulaires par une bulle du pape Eugène IV (1491).

Pendant la leçon, les étudiants prennent peu de notes: ils écoutent, les coudes sur la table. Plusieurs sortent au milieu du cours; d'autres arrivent des salles voisines: ce va-et-vient continuel provoque naturellement un certain désordre. Quand, par hasard, la leçon se prolonge au delà de l'heure, les auditeurs ne manquent jamais de manifester leur impatience en frottant bruyamment leurs pieds contre le plancher 10. Beaucoup de maîtres font leur cours au milieu du bruit; quelques-uns, qui sont impopulaires ou qui manquent d'autorité, sont assez fréquemment l'objet de manifestations d'autant plus tumultueuses que l'imposante masse des «juristes» est toujours disposée à prêter son [p. 24] concours aux tapageurs. Il se produit parfois de tels scandales qu'il faut aller quérir le Recteur, et que l'Écolâtre lui-même arrive accompagné de son alguazil, de son procureur fiscal et du greffier de l'Audience ecclésiastique.

10 (retour) Mal-Lara, Filosofía vulgar, Centuria décima, fo 380.—Pierre Martyr, Epist. 57.

Plutôt que de recourir à ces interventions assez humiliantes, certains maîtres emploient, pour se faire respecter, des procédés quelque peu brutaux. Torres, qui fut professeur à Salamanque, raconte en ses Mémoires que chaque année, dans sa leçon d'ouverture, il intimidait les mauvais plaisants en les menaçant de leur rompre la tête. Et ce n'était pas là une menace en l'air:

«Un soir, dit-il 11, une lourde brute, un garçon de trente ans, étudiant en théologie et en grossièreté, me hurla je ne sais quelle ordure. Voici la récompense que reçut son audace: je pris sur le rebord de ma chaire un énorme compas de bronze qui pesait trois ou quatre livres pour le moins et je le lui jetai au museau. Par bonheur pour lui, et pour moi, il esquiva le coup, sans quoi je lui aurais sûrement fait jaillir la [p. 25] cervelle...—A partir de ce jour-là, ajoute Torres, ce garçon se tint tranquille.»

11 (retour) Vida, Ascendencia, Crianza... del Doctor D. Diego de Torres, p. 84.

La leçon finie, tandis que s'écoule bruyamment le flot des écoliers, le maître sort de sa classe et va, ainsi que l'y obligent les règlements, asistir al poste, c'est-à-dire «s'adosser au pilier 12». Appuyé contre une des colonnes du cloître, il attend que les plus studieux de ses élèves viennent lui soumettre leurs doutes ou lui demander sur la matière du cours un supplément d'informations.

12 (retour) Estatutos hechos por la muy insigne Universidad de Salamanca.Nic. Clenardi Epist., I, 2 (1535).

Pendant ce temps, l'étudiant fraîchement débarqué s'engage imprudemment au travers des groupes qui s'attardent sous le portique; il admire les pompeuses inscriptions dont les murs sont couverts, les fresques où sont représentées Minerve, l'Astronomie, la Justice, l'Occasion et la Fortune; les armoiries de l'Université qui s'abritent sous la tiare pontificale et sont entourées de l'orgueilleuse devise: «Dans toutes les sciences, Salamanque est la première.—Omnium [p. 26] scientiarum princeps Salmantica docet.» Il monte l'escalier, dont les riches sculptures représentent des chevaliers combattant des taureaux, il pénètre dans la bibliothèque, où sont ouverts sur des pupitres d'énormes in-folios attachés avec des chaînes de fer, il s'égare dans le cloître supérieur et s'arrête enfin émerveillé devant la vieille horloge.

L'endroit est connu: s'ils ne se sont pas encore trahis par leur démarche hésitante et leur air embarrassé, les nouveaux venus se signalent toujours à l'attention des anciens par l'étonnement qu'ils manifestent en face de ce chef-d'œuvre de mécanique.

A peine une victime s'est-elle ainsi désignée que les deux cloîtres se remplissent de cris, d'appels, de vociférations. En un instant, l'étudiant novice est entraîné dans la rue ou dans le patio des Écoles Mineures, et là commence un jeu assez barbare. Tout d'abord, on forme le cercle autour du malheureux: quelques plaisants s'en détachent, le saluent avec d'excessives démonstrations de politesse et lui demandent fort civilement des nouvelles de sa famille, s'il a bien pleuré en la quittant et si on ne lui a pas donné, au moment des adieux, quelques [p. 27] boîtes de raisin sec et quelques pots de confitures 13. Ils le félicitent ironiquement sur la coupe de sa soutane et sur la qualité du drap et, pour en mieux essayer la qualité, ils en tirent les manches à les arracher; ils admirent la forme élégante de son bonnet neuf, se le passent de main en main, en écrasent les quatre pointes et ne manquent pas, en le remettant sur sa tête, de le lui enfoncer jusqu'aux oreilles. Ils rentrent enfin dans le rang, tandis que le pauvre garçon se dégage et rajuste son col déchiré; et ici il faut donner la parole au héros de Quevedo, Don Pablos de Ségovie:

«Ils étaient plus de cent autour de moi. Ils commencèrent à renifler, à tousser, et, au mouvement de leurs lèvres, je vis qu'il se préparait des crachats. Le premier, un mauvais gamin catarrheux, me visa, en disant: «Voilà le mien!—Je jure Dieu, m'écriai-je, que tu me la...» Une véritable pluie tomba sur moi de toutes parts et m'empêcha de finir ma phrase. Je m'étais couvert la figure avec un pan de mon manteau; tous m'avaient pris pour cible, et il fallait [p. 28] voir comme ils pointaient bien. Quand ils s'éloignèrent, j'étais tout blanc de la tête aux pieds... Je ressemblais au crachoir d'un vieil asthmatique 14

13 (retour) El doctor Jerónimo de Alcalá, Alonso, mozo de muchos amos, éd. Rivadeneyra, p. 494.

14 (retour) Quevedo, Vida del Gran Tacaño, cap. V.

Suárez de Figueroa, dans son Pasagero 15, nous rapporte les plaintes d'une autre victime dont, «sous la grêle épaisse des crachats», dans le ronflement odieux des appels de gorge, le beau manteau neuf fut couvert en un instant «des plus horribles expectorations qu'eussent jamais vomies des poumons malades» et se trouva, comme on disait, «passé à la neige».

15 (retour) El Pasagero, Alivio III, fo 106.—Dans le Don Quichotte de d'Avellaneda (chap. XXV), la même mésaventure arrive à Sancho, tombé aux mains des étudiants de Saragosse.

Plusieurs jours de suite, le nouveau venu doit subir ce répugnant supplice du gargajeo. Quand il a échappé à un premier groupe de persécuteurs, d'autres mettent la main sur lui, l'étourdissent de leurs sifflets et de leurs huées, dansent des rondes autour de lui, le poussent dans une classe vide, le hissent dans la chaire [p. 29] avec une mitre en papier sur la tête 16 et l'obligent à prononcer un discours.

16 (retour) C'est ce qu'on appelle hacer de Obispillos (Aleman, Alfarache, liv. III, part. II, ch. IV.)

Il n'échappe à ces brimades qu'en achetant au prix de quelques dîners des protections efficaces; il finit par convier un certain nombre de camarades à un banquet 17, dont la tradition a fixé le menu: du mouton, des perdrix, et la moitié d'un poulet pour chaque convive. Au dessert, on confère au nouveau le titre d'ancien et on lui en décerne pompeusement les lettres patentes.

17 (retour) Ce repas de bienvenue se nomme la patente (Alfarache, loc. cit.).

[p. 30]

La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne

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