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LA SÉDUCTRICE

Table des matières

I

Saint-Gildas de Rhuis est un gros village situé à l’extrémité sud-ouest de la presqu’île de Rhuis, et se composant de mille à douze cents habitants. On s’y rend de Vannes par Sarzeau en longeant quelque temps le Golfe du Morbihan, semé d’îles druidiques. C’est une des pointes de terre que le continent proj ette vers l’Atlantique, un peu en retrait de Quiberon, moins avancée que le bec du Raz, mais bordée de rochers noirs du plus sauvage et du plus merveilleux aspect. Rien n’arrête l’immense lame que l’Océan, dans ses jours de colère, lance contre ces murailles de quartz, polies et déchiquetées par les tempêtes, sans cesse lavées d’écume et de tourbillons neigeux. En face, on aperçoit les trois silhouettes de Houat, Hœdic et Belle-Ile.

C’est de là, de ce bourg sauvage et grandiose à la fois que vint à Paris Jacques Du Houx.

Nul parmi nos jeunes artistes n’eut peut-être une origine plus obscure, un berceau plus misérable. Ses parents étaient de pauvres cultivateurs besoigneux, possédant une masure accotée pour ainsi dire à la communauté religieuse de Saint-Gildas, et vivant autant de la charité des sœurs que de la générosité des voyageurs qui viennent visiter ce curieux coin de Bretagne.

Il fallut une vocation réelle, l’existence de l’étincelle sacrée dans le cerveau de l’enfant, pour qu’il pût s’arracher à cet absorbant milieu de la vie pauvre et matérielle, à cet écrasement de la misère.

Sans la bonne volonté et l’intelligence d’un de nos grands peintres contemporains, Jacques serait à l’heure actuelle pêcheur de coquillages dans les rochers qui servent de base au couvent, au lieu de tailler la pierre et le marbre pour en tirer des statues.

Son père et sa mère respectés de toute la côte bretonne et connus pour leur haute probité autant que pour leur pauvreté, lui avaient seulement inculqué, dès les premiers bégaiements, leurs sentiments honnêtes et désintéressés. Les braves gens lui donnaient là leur unique richesse.

Jacques suivait son père dans les champs, travaillait la terre ou pêchait en mer, dès l’âge de huit ans, aidant les siens dans la mesure de ses forces. Lorsqu’il atteignit sa douzième année, il commença à montrer un goût extraordinaire pour la solitude, pour la rêverie. A quoi pouvait penser ce jeune esprit qui ne connaissait rienn?

Plusieurs fois il manqua de se laisser surprendre par la marée montante, tandis que, blotti dans une anfractuosité de roche, il s’abîmait dans des contemplations anormales, qui lui donnaient un sérieux au-dessus de son âge.

Oubliant de récolter les coquillages, d’emplir sa hotte de varech et d’inspecter les flaques d’eau habitées par les petits poissons, il regardait au loin, par-dessus les îles, s’emplissait l’oreille du heurt majestueux des vagues, semblant chercher l’horizon de cet océan immense, dont la vue continuelle et la plainte puissante agrandissaient son âme.

La première fois que l’enfant rencontra un peintre et vit reproduire sur une toile blanche ce qu’il admirait tous les jours, il se sentit profondément troublé.

Dès lors, négligeant ses stations solitaires, abandonnant ses cavernes sous-marines, il rechercha la société des quelques artistes qui venaient à Saint-Gildas pendant la belle saison.

Il leur rendait de petits services avec un zèle et une intelligence qui le faisaient choisir parmi les autres enfants du village, portant les boîtes à couleurs, les chevalets, et même les esquisses toutes fraîches. Pendant des heures absorbé, muet, il les regardait attentivement travailler, suivant d’un œil avide les mouvements des pinceaux, étudiant l’harmonie des couleurs.

A force de se frotter ainsi à l’art, il parut s’en être lentement imprégné, et, sur des fragments de papier, il s’amusa à essayer de retracer avec un crayon les objets placés autour de lui.

Un jour, il jouait machinalement avec une boule de cire à modeler qu’un peintre lui avait laissé manier, sans plus s’occuper des gestes de l’enfant.

Au bout de quelque temps, étonné du silence et de l’ardeur que Jacques mettait à son jeu, l’artiste quitta son travail pour voir ce qui pouvait l’occuper à ce point.

Le fils des pauvres pêcheurs copiait avec sa cire molle un crabe étalé sur le rocher. C’était informe, grossier, ignorant, mais l’attitude s’y trouvait, le mouvement, surtout. Le peintre, posant sa main sur la tête ébouriffée du gamin, honteux d’être surpris, lui releva le front, le regarda brusquement et chercha à surprendre l’avenir de cette jeune intelligence dans l’éclair de ses yeux noirs.

–Veux-tu venir avec moi à Paris, demanda l’artiste, je ferai de toi un sculpteur.

Jacques devint rouge de contentement: puis il baissa la tête, subitement attristé:

–Vous voulez vous moquer de moi.

–Je ne plaisante pas, mon enfant.

–Bien vrai?

Un sourire illuminait ce jeune visage, les yeux avaient une flamme d’espoir, de ravissement.

–Je te ferai copier autre chose que des crabes; mais il faudra travailler, travailler beaucoup, toujours.

–Je ne crains pas ma peine, allez! essayez.

–C’est dit. Je t’emmène à la fin du mois.

Le peintre, homme de cœur et de talent, ne s’intéressa pas à moitié à son petit protégé. Avant toute autre leçon, il le plaça dans un collège pour lui faire donner une éducation sérieuse, l’instruction indispensable pour un artiste, pour un homme appelé à voir le monde.

Jacques se montra d’une merveilleuse docilité, d’un zèle et d’un dévouement incessants; il continua avec tant d’ardeur qu’à dix-sept ans son bienfaiteur le retirait du collège pour le placer chez un sculpteur de ses amis. Désormais, l’enfant devenait jeune homme; sa vocation se dessina rapidement et ses maîtres purent présager la haute destinée réservée à ce petit pêcheur breton.

La mort de cet intelligent protecteur fut pour lui comme la perte d’un père: il s’en montra longtemps inconsolable. Il fallut son tempérament de travailleur et sa passion d’artiste pour surmonter ce premier et rude chagrin. A partir de ce deuil, il se renferma presque complètement, ne fréquentant qu’un cercle restreint d’amis et de camarades, fuyant le monde qu’il craignait et dont une certaine sauvagerie native l’éloignait.

Presque tous les ans, à des époques différentes, il allait passer quelques jours auprès de ses parents qu’il adorait et dont il pouvait maintenant se faire le bienfaiteur. Sur toute la côte, de Saint-Gildas à Port-Navalo, à Sarzeaux et plus loin encore, on ne parlait que du gars Du Houx, l’artiste, le Parisien qui gagnait des monceaux d’écus.

Sans être riche, il travaillait suffisamment pour vivre à son aise et servir une petite rente aux deux anciens pêcheurs de Saint-Gildas: ceux-ci ne parlaient de leur enfant qu’avec des larmes de joie et d’orgueil. Complètement tirés de la misère, les braves gens habitaient une maisonnette achetée par le sculpteur et n’allaient plus pêcher que pour leur amusement.

Jacques Du Houx venait se retremper là des travaux et de la vie fatigante de Paris, respirant à pleins poumons l’air natal, se promenant à travers tout le pays, dans l’intérieur des terres, le long des côtes et s’imprégnant des senteurs sauvages de son berceau.

Maintenant, se trouvant plus à même d’en apprécier les beautés, il ne pouvait regarder sans une profonde émotion cette église de Saint-Gildas, relique du douzième siècle., bien que la tour soit une restauration du dix-septième.

Que de fois il s’était arrêté, déjà pensif, attiré par les deux guerriers à cheval qui joutent la lance au poing sur le mur noir de la chapelle absidiale. Leurs cottes de mailles, leurs casques normands à forme conique et leurs boucliers oblongs restaient gravés dans son esprit avec la netteté d’empreinte d’un camée. Peut-être avait-il alors comme un pressentiment de l’avenir.

Enfant, il allait examiner sans crainte les figures grimaçantes d’hommes et d’animaux qui peuplent le mur extérieur des chapelles et les chapiteaux feuillus des colonnes enveloppant le chœur, tandis que ses camarades se sauvaient peureusement. Oui, sa vocation datait certainement de ces lointaines années, avant la rencontre du peintre, avant le crabe modelé en cire. Jacques aimait à rechercher ainsi en lui les prémices de sa passion artistique et son village lui en devenait plus cher.

C’était avec une émotion absolument sincère et naïve, avec un joyeux recueillement que le jeune sculpteur revoyait tous les endroits qu’il fréquentait au temps insouciant de son enfance.

Il y trouvait en plus l’attrait puissant et charmeur du souvenir.

Là, il avait failli rester, un soir de haute marée, déjà cerné par les vagues, se croyant perdu, et n’avait dû la vie qu’à sa. connaissance parfaite des sentiers escarpés de la falaise, ainsi qu’à son agilité.

Plus loin, un artiste lui ayant confié sa palette et ses pinceaux, s’était amusé à lui faire barbouiller de couleurs des gal ets, l’initiant au mystère chimique des nuances et des tons composés.

Ici enfin, il faisait la connaissance de son maître, de son regretté protecteur: de ce point spécial dataient sa fortune, sa gloire, son existence artistique.

Un irrésistible attendrissement le saisissait peu à peu à la gorge, à mesure que les souvenirs de son enfance, ainsi évoqués, montaient un à un du passé; son cœur battait doucement, ses yeux se mouillaient et il continuait lentement ses promenades, comme une sorte de pieux pèlerinage au milieu d’objets sacrés.

Comme autrefois aussi, il passait des heures dans les rochers, mais aujourd’hui ses regards trouvaient à l’horizon de l’Atlantique mille silhouettes que l’enfant y cherchait vainement. Ses rêves avaient des formes palpables; son but devenait une réalité et l’ambition la plus noble gonflait son cœur; car il ne se contentait pas des deux médailles qu’il avait déjà obtenues au Salon.

Rien ne semblait devoir entraver cette carrière superbe et il vivait joyeux, sans pressentiments, confiant en l’avenir.

La séductrice

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