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II

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L’esprit dans les nuages, l’œil ébloui d’un rêve que lui déroule son imagination, Jacques Du Houx sort de chez lui et descend l’escalier qui, de sa chambre, conduit à son atelier, situé au rez-de-chaussée. Ses vingt-cinq ans excusent la chanson d’amour fredonnée par ses lèvres: il chante machinalement, presque insensible aux choses de la terre, enivré d’une radieuse fiction.

A un étage inférieur, une porte s’est brusquement fermée, arrachant le jeune homme à son extase. Un parfum léger arrive à ses narines, tandis que le froissement soyeux d’une robe caresse avec bruit les marches, et devant lui passe une femme d’une superbe tournure; la ligne onduleuse des épaules et de la taille, l’élégante et souple cambrure des reins, absorbent le regard admirateur de l’artiste: en même temps sa curiosité s’éveille.

Un mouchoir glissant le long des plis de la robe et s’arrêtant à l’angle d’une marche à l’insu de l’inconnue, lui sert de prétexte pour l’aborder et voir son visage:

«–Pardon, madame, fait Jacques qui tient dans sa main l’objet perdu, ceci vous appartient.»

Se retournant par un gracieux mouvement, elle remercia d’un sourire en inclinant coquettement la tête; mais son œil noir enveloppa d’un rayonnement de feu le jeune artiste qui baissa les yeux comme sous une puissance supérieure.

«–Je vous remercie, monsieur, de me montrer que la galanterie va de pair avec le talent.

–Que voulez-vous dire? balbutia Jacques, réprimant à peine le trouble causé par cette femme.

–N’êtes-vous pas monsieur Jacques Du Houx, le sculpteur?

–Mon nom si peu connu a-t-il pu parvenir jusqu’à vous!

–Je suis votre voisine.

–Madame de Santarès! s’écria le jeune homme la regardant en face et rougissant de sa précipitation à prononcer ce nom.

–Vous me connaissez, reprit-elle avec un léger sourire.

–Ne m’avez-vous pas reconnu, — sans m’avoir jamais vu.

–Prenez garde, monsieur Jacques Du Houx, prenez garde, et elle le menaçait du bout de son doigt ganté, nous allons faire connaissance; mais vous avouerez bien que je n’en suis pas coupable.

–Votre mouchoir plutôt! repartit en riant le sculpteur.

–Comme dans les romans.

–Quel gros mot pour une rencontre, un devoir de politesse et l’échange de quelques paroles.

–Nous savons déjà qui nous sommes l’un et l’autre: la présentation est faite.

–On m’a tant parlé de vous, madame.

–Voilà un on bien indiscret; c’est peut-être le même qui me racontait vos succès.

–Mes succès!

–Je suis sincère, comme tout le monde.

–Vous me rendrez confus, je vous assure.

–Quand vous me connaîtrez mieux, vous vous mettrez plus à l’aise.

–Que désirez-vous donc de moii? Saurai-je vous refuser?

–J’espère bien que non, fit-elle– et, avec une révérence moitié ironique et moitié sérieuse.–Monsieur mon voisin voudra-t-il me faire le plaisir de venir prendre le thé mardi prochain?

–Que de remerciements je devrai à ce petit mouchoir!

–Voulez-vous le garder en souvenir? .–d’un geste brusque elle tendit à Jacques la batiste brodée. L’artiste eut un moment de stupéfaction et d’hésitation: il s’inclina pour dissimuler son trouble et éviter le regard brûlant de son interlocutrice.

–Madame!

–Je vous ai prévenu, nous allons être amis; vous viendrez, n’est-ce pas? Je compte sur vous.»

Un sourire charmant vint dominer le sculpteur qui sentit un trouble étrange en lui-même, une sorte de combat intérieur entre la réalité et un idéal longtemps chéri.

–J’irai, madame, avec grand plaisir!

–C’est entendu! Tous les mardis je reçois: on rit, on cause, on chante, vous serez des nôtres à l’avenir, des miens si vous le préférez. Merci et à mardi, mon voisin.»

L’enchanteresse se retire, montrant l’émail de ses dents dans un dernier adieu et saluant d’un geste charmant de la main.

Jacques la suit du regard, pâle, indécis, confondu de la rapidité de cette scène et comme énervé par cette femme. Il court jusqu’à la porte de la rue pour voir plus longtemps cette forme voluptueuse qui, se glissant dans son esprit, s’y grave.–Il croit rêver; mais un parfum, connu déjà, monte jusqu’à lui et il regarde avec ébahissement le mouchoir pressé par ses doigts: tout cela est parfaitement vrai.

–Il était sorti radieux de sa chambre, la joie au cœur, la chanson aux lèvres, amoureux d’un rêve en poète, en artiste, et, tout à coup, une femme ayant passé, il n’avait plus ni force, ni gaieté en pénétrant dans son atelier. Plein d’une accablante préoccupation, Jacques alla s’asseoir sur un divan adossé au mur, après avoir jeté un vague regard sur ses travaux, ses études et ses ébauches; quelque chose d’inconnu lui ayant soudainement enlevé le– goût du travail, il laisse le linge mouillé sur la maquette de terre glaise qu’il pétrissait la veille avec tant d’ardeur, tant d’entrain et de plaisir; cette rencontre inattendue a détruit une image idéale que forgeait depuis quelque temps, avec la fièvre ardente de la conception, son cerveau d’artiste.

–Égoïsme d’amant, raffinement de songeur, il s’était créé pour lui tout seul une madame de Santarès n’ayant aucune ressemblance avec celle qu’il venait de voir, se rapprochant plus de la déité et moins de la femme.

L’enveloppant de sa poésie comme d’un voile aveuglant et merveilleux, il avait adoré un fantôme, un être imaginaire, il le constatait maintenant avec cet écrasement que produit le désespoir, le découragement ou une désillusion trop violente. Une accablante lassitude pesait sur ses membres.

–Comment! cette femme charmante entre toutes, ce modèle de grâce et de modestie que, avec son esprit un peu enclin aux mystiques figurations du moyen âge. il concevait seulement semblable aux saintes, au milieu d’un nimbe d’or et de blancheur, pouvait être la même qui, le rencontrant pour la première fois, l’invitait si brusquement et d’une façon si provocante!

Il sentait en lui un douloureux déchirement, en perdant ainsi la virginité d’une illusion. Rien n’avait pu le préparer à ce désenchantement, rien n’avait pu le mettre en garde contre lui-même. Mais, cette fois, il avait vu et la secousse ébranlait rudedement son cerveau.

L’ange rêvé s’effaçait sans retour devant une femme grande et forte, à la voix de contralto pleine de modulations puissantes; l’amante de sa capricieuse pensée, si longtemps bercée dans son cerveau, se transformait en une majesté souriante; l’idéal aux ailes d’azur, aux lignes vaporeuses devenait une superbe créature aux tresses noirs, aux contours opulents, à l’œil ardent et aux lèvres retrousséès vers les coins, tranchant par leur pourpre sur la blancheur des dents. Il ne se l’était jamais figurée ainsi; le contraste le frappait d’une sorte d’anéantissement aussi physique que moral: il aimait son rêve et tout son être repoussait la véritable madame de Santarès.

Un soir, dans une maison où il avait été invité, Jacques Du Houx entendit une dame faire l’éloge de madame de Santarès, qu’elle connaissait, et chez laquelle elle allait souvent; il ne prêta d’abord qu’une oreille inattentive à la conversation. Puis, quand il apprit que la dame habitait la même maison que lui, il s’y intéressa davantage et finit par en être plus que préoccupé, obsédé: cette madame de Santarès, éveillant toutes les sensibilités de son imagination, il rentra chez lui complètement charmé. Immédiatement, sous cette influence nouvelle, son cerveau créa une image ravissante, réunissant toutes les beautés de la femme et toutes ses qualités.

Il avait formé par la puissance de cette conception spirituelle une créature idéale qui devint le seul type digne de son amour, l’unique maître de son cœur; cette chimère le dominait à un tel point qu’il ne put se sentir contenté qu’en lui donnant une figure palpable. Un mois entier il avait travaillé avec ardeur; sous ses doigts inspirés la terre avait pris une forme gracieuse, de jeune femme; toutes les indications étaient placées et visibles pour son œil d’artiste; un effort et l’œuvre allait s’élancer de ses derniers langes, rayonnante, presque vivante: il la sentait, il la voyait, il la touchait.

Maintenant qu’il connaît la véritable madame de Santarès, la réalité a lourdement écrasé son idéal. L’inspiration poétique a déserté son front et ce rêve dont il s’enivrait depuis un mois s’envole inachevé.

Après les quelques phrases échangées avec sa voisine, un engourdissement involontaire s’était abattu sur lui avec une invincible pesanteur; un parfum vague montait par bouffées à son cerveau y anéantissant les derniers contours de son rêve; une volupté dangereuse et insinuante, qu’il n’essayait même pas de repousser, le dominait. Il revoyait sa bien-aimée d’autrefois, mais sous sa nouvelle forme et, malgré lui, sans que rien en lui ne s’y opposât en cet instant, cette image s’imposait à son esprit, chassant l’autre peu à peu.

Par un brusque mouvement, une sorte de sursaut nerveux comme au sortir du cauchemar, il s’arrache tout frissonnant à ce lâche énervement. Alors ses yeux rencontrent ce mouchoir, dont les aromes subtils le pénètrent jusqu’aux moelles et font sans doute naître ces pensées séduisantes: se relevant, il cache au plus profond d’un tiroir le perfide tissu.–Puis, réunissant ses forces et faisant appel à sa volonté, le sculpteur se décide à continuer son travail; il soulève le linge mouillé qui cache son projet: c’est une jeune femme élégante et mince, dont les vêtements enveloppent les membres sans les cacher. Les deux mains jointes pendent doucement allongées, la tête un peu rejetée en arrière regarde le ciel; cette figure est d’une grande simplicité, d’un jet très pur et d’une touchante chasteté.–Ce rêve qu’il a ainsi compris et reproduit, Jacques le reconnaît de nouveau, le ressaisit, s’affermissant contre de basses tentations à mesure qu’il se plonge dans les ondes fraîches de l’art, dans la sainteté de l’étude.–Saisissant ses outils d’une main plus ferme il essaie de reprendre la tâche qu’il s’est donnée; l’instrument trompant les ardeurs de l’artiste, le laisse impuissant, incapable de rendre son idée: l’image fatale de cette femme se place brutalement, avec toutes ses provocations, entre son œuvre et lui, et alors il croit impossible de retrouver son divin idéal.

Dans un moment de fureur désespérée, le sculpteur leva son marteau pour anéantir son travail d’un mois; mais, au moment de frapper, le courage lui manqua; il lui semblait que ce serait un suicide, qu’il s’écraserait le cœur du même coup; avec un sombre découragement il rejeta le voile sur le bloc inachevé. Il s’assit de nouveau et les pensées amères inondèrent tumultueusement son cerveau.

–C’est en vain qu’il cherche à échapper à cette puissance étrangère, dont l’ascendant le révolte, cette femme occupe déjà son esprit plus qu’il ne saurait le dire, plus qu’il ne voudrait l’avouer: cependant elle est aussi antipathique à l’homme qu’à l’artiste.

–Si peu semblable à la création primitive de son imagination elle n’a aucun droit sur son cœur, elle n’en saurait jamais avoir aucun. Et puis, peut-il lui pardonner d’avoir détruit son œuvre de prédilection, d’avoir étouffé dans le germe cette jeune figure prête à sortir de la terre, radieuse et parée de toutes les séductions!

Il se prenait la tête à deux mains, s’efforçant de concentrer ses pensées uniquement sur son œuvre, d’oublier celle qu’il venait de voir. Tout s’effaçait sans cesse devant l’enivrant sourire et la forme voluptueuse de madame de Santarès, traversant victorieusement son esprit.

Par moments, dans cette étrange lutte intérieure, ou la chair triomphante imposait ses ardeurs et les communiquait au cerveau, l’artiste, s’abandonnant à ce courant plein d’enchantements inconnus, rêvait d’amours brûlantes. Cette femme ressemblait aussi peu à l’idée qu’il s’en était faite, que ne ressemblent à nos plantes Européennes une de ces fleurs exotiques arrachées aux contrées tropicales et dont l’aveuglant éclat, l’exubérance fougueuse cachent parfois la mort dans les ivresses du parfum.

Il se sentait très violemment attiré par ce danger inconnu qu’il rencontrait pour la première fois et qui s’offrait à lui.

Jacques Du Houx, ainsi que tous les jeunes gens de son âge, avait eu ses plaisirs, ses instants de folie; il avait jeté au vent un peu de sa verdeur et de ses baisers, comme tout individu jeune et bouillant. Son tempérament exalté le poussait quelquefois aux excès; il comprimait mal le besoin d’expansion renfermé en lui et ne put échapper à ces connaissances banales, habituelles à son âge. Mais ces premières amours, fleurs légères et parfumées, ne se gravent qu’à la surface du cœur sans l’entamer profondément, semblables aux lettres amoureusement entrelacées sur l’écorce d’un arbre et qui disparaissent avec cette écorce; le temps les efface d’un souffle, non pas toutefois sans emporter quelque chose de la candeur native de l’homme, de son intégrité de sentiment.

Ce n’est pas cet amour s’incrustant au plus profond de l’être pour ne s’en arracher qu’avec la vie, la raison ou le bonheur, cet amour qui devient une souffrance et prend le nom de passion, pour se peindre d’un mot.–Jacques ignorait encore ces tortures; son esprit plus que son cœur se souvenait parfois de la belle rieuse et folâtre qui avait traversé son printemps comme un sourire de mai.

Pour lui, artiste enthousiaste et ardent la femme était une belle forme, une ligne harmonieuse que ses mains aimaient à reproduire; son ébauchoir tirait de la terre ou de la cire des contours gracieux, des figures élégantes et cela le satisfaisait.– Il n’allait pas plus loin que la surface, voyant là un effort vers le beau; sans atteindre jusqu’au cœur, sans y songer même, il ne cherchait dans la femme qu’une silhouette adorable, plus fine et plus tendre que celle de l’homme.

Malgré ce culte exclusif de l’art, Jacques n’était ni un indifférent, ni un insensible, encore moins un blasé.–Quelque chose d’inconnu à lui-même, d’inexplicable aux autres, bouillonnait dans ses veines sans trouver d’issue: ce quelque chose se traduirait-il par une œuvre de génie, par une conception grandiose, ou se trouverait-il détourné par une main malfaisante au profit d’une mauvaise action, d’une passion peut-être.–C’est l’écueil de ces natures exceptionnellement douées, lorsque, l’impulsion étant donnée avec cette violence irrésistible, le cœur dominé par un principe étranger conduit la raison et l’entraîne, au lieu de se laisser guider par elle.

Le jeune sculpteur ayant le goût des belles choses, des étoffes soyeuses, des tapis harmonieux tissés par l’Orient, des meubles aux ciselures artistiques, aimait à s’entourer pour travailler de mille bibelots curieux. Il s’éprenait immédiatement de tout ce qui était grand, dans la nature comme dans l’art; ses amis l’avaient vu pâlir de plaisir devant une œuvre de maître; au théâtre, il subissait la pièce, prenant passionnément parti pour les acteurs, passant par toutes les émotions les plus poignantes du drame. Certains regards de femme, une simple pression de main, avaient l’étrange pouvoir de lui communiquer un tremblement nerveux, impossible à vaincre avant quelques instants; il rougissait et pâlissait tour à tour, essayant en vain de détourner par un sourire cette timidité et cette extrême sensibilité. Ayant le beau et naïf travers de se vanter de ses illusions et de les chérir, il vivait à sa volonté de cette existence imaginaire créée par le cerveau, dans laquelle s’engourdissent amoureusement les rêveurs et les artistes.

Quel profond bouleversement l’influence de madame de Santarès pouvait faire dans cette nature sentimentale et tendre!

Jacques était là, hésitant, comme haletant sous le poids de sa rêverie, où la domination de la femme lui apparaissait pour la première fois dans toute son écrasante puissance. Il se repentait d’avoir subi si promptement son charme, en sentant des révoltes empreintes d’une pareille amertume.

Par moments, las de lutter avec lui-même, il essayait par de grands raisonnements de se disculper à ses propres yeux, se disait que plus souvent il verrait cette femme, plus elle choquerait ses idées et froisserait l’image qu’il s’en était créée.

C’étaient là de pitoyables défaites pour mettre d’accord son esprit et son corps, il lui fallait bien l’avouer, mais il se reconnaissait incapable de détester non plus que d’aimer madame de Santarès: du moins il le croyait.

La séductrice

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