Читать книгу Toute l'Oeuvre Théâtrale de Guy de Maupassant - Guy de Maupassant - Страница 21
ОглавлениеScène VI
MARTINEL, LÉON
MARTINEL, allant vivement à Léon
J’ai à vous parler cinq minutes. Il nous arrive une chose terrible. De ma vie je n’ai éprouvé une émotion et un embarras pareils.
LÉON
Dites vite.
MARTINEL
Je finissais ma partie de billard quand votre domestique m’a apporté une lettre adressée à M. Martinel, sans prénom, avec la mention
«Très urgent.» Je la crois adressée à moi, je déchire l’enveloppe, et je lis des choses écrites à Jean, des choses qui m’ont enlevé toute raison, je viens vous trouver pour vous demander conseil, car il s’agit de prendre une résolution sur l’heure, à la minute même.
LÉON
Parlez!
MARTINEL
Je suis un homme d’action, monsieur Léon, et je ne demanderais l’avis de personne s’il s’agissait de moi; mais il s’agit de Jean… J’hésite encore pourtant… C’est si grave… Et puis, ce secret n’est pas à moi, je l’ai surpris.
LÉON
Dites donc vite, et ne doutez pas de moi.
MARTINEL
Je ne doute pas de vous. Tenez, voici cette lettre. Elle est du docteur Pellerin, le médecin de Jean, son ami, notre ami, un toqué, un viveur, un médecin de jolies femmes, mais incapable d’écrire ceci sans nécessité absolue.
Il passe la lettre à Léon qui la lit tout haut.
LÉON, lisant
«Mon cher ami, je suis désolé d’avoir à vous communiquer, surtout ce soir, ce que je suis obligé de vous dévoiler. Mais je me dis pour m’absoudre que si j’agissais autrement, vous ne me le pardonneriez peut-être pas. Votre ancienne maîtresse, Henriette Lévêque, est mourante et veut vous dire adieu. (Il jette un regard à Martinel, qui lui fait signe de continuer.) Elle ne passera pas la nuit. Elle meurt après avoir mis au monde, voilà une quinzaine de jours, un enfant que, au moment de quitter cette terre, elle jure être de vous. Tant qu’elle n’a couru aucun danger, elle était décidée à vous laisser ignorer l’existence de cet enfant. Aujourd’hui condamnée, elle vous appelle. Je sais combien vous avez aimé cette femme. Vous agirez comme vous le penserez. Elle demeure rue Cheptel 31. Je vous serre les mains, mon cher ami.»
MARTINEL
Voilà! Cela nous arrive ce soir, c’est-à-dire à la minute même où ce malheur menace tout l’avenir, toute la vie de votre soeur et de Jean. Que feriez-vous à ma place? Garderiez-vous cette lettre ou la livreriez-vous? En la gardant, nous sauvons peut-être la situation, mais cela me semble indigne.
LÉON, énergiquement
Oui, indigne! Il faut donner la lettre à Jean.
MARTINEL
Que fera-t-il?
LÉON
Il est seul juge de ce qu’il doit faire! Nous n’avons pas le droit de lui rien cacher.
MARTINEL
S’il me consulte?
LÉON
Je ne crois pas qu’il le fasse. On ne consulte en ce cas-là que sa conscience.
MARTINEL
Mais il me traite comme un père. S’il hésite un seul instant entre l’élan de son dévouement et l’écrasement de son bonheur, que lui conseillerai-je?
LÉON
Ce que vous feriez vous-même.
MARTINEL
Moi, j’irais! Et vous?
LÉON, résolument
Moi aussi.
MARTINEL
Mais votre soeur?
LÉON, tristement, s’assied devant la table
Oui, ma pauvre petite soeur. Quel chagrin!
MARTINEL, après une hésitation, brusquement, passant de gauche à droite
Non, c’est trop dur, je ne lui donnerai pas cette lettre. Je serai coupable, tant pis, je la sauve.
LÉON
Vous ne pouvez pas faire ça, monsieur. Nous la connaissons tous deux, cette pauvre fille, et je me demande avec angoisse si ce n’est pas de ce mariage qu’elle meurt. (Se levant.) On ne refuse pas, quoi qu’il doive arriver, lorsqu’on a eu pendant trois ans tout l’amour d’une femme comme elle, d’aller lui fermer les yeux.
MARTINEL
Que fera Gilberte?
LÉON
Elle adore Jean… Mais elle est fière.
MARTINEL
Acceptera-t-elle? Pardonnera-t-elle?
LÉON
J’en doute beaucoup, surtout après tout ce qui s’est déjà dit au sujet de cette femme dans la famille. Mais qu’importe! Il faut prévenir Jean tout de suite. Je vais le chercher et je vous l’amène.
Il se dirige vers la porte du fond.
MARTINEL
Comment voulez-vous que je lui annonce ça?
LÉON
Donnez-lui simplement la lettre.
Il sort.