Читать книгу Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune - H. de Graffigny - Страница 12

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Une fois installée, à moitié noyée dans la demi-obscurité qui régnait dans la pièce, elle se pencha un peu et murmura:

—Ne craignez rien, laissez parler mon père et comptez sur moi.

Le jeune homme, un peu rassuré par ces mots, se prépara à faire bonne contenance et à soutenir du mieux qu'il pourrait l'assaut qu'il prévoyait.

—Vous êtes sans doute parent de l'auteur des Continents célestes? demanda M. Ossipoff après un instant.

Gontran, qui s'attendait à voir tout d'abord la conversation s'engager sur sa demande en mariage, répondit à tout hasard:

—Effectivement.

Aussitôt, le vieillard, comme intéressé au plus haut point par cette réponse, roula son fauteuil tout près de celui du jeune homme.

—Et vous vivez sans doute beaucoup dans sa société?

—Autant que je le puis, répliqua Gontran décidé à faire les réponses que semblaient solliciter les questions.

Le visage de M. Ossipoff s'illumina.

—En ce cas, dit-il, vous devez être imprégné de ses théories, j'entends de ses vraies théories, de celles qu'il émet dans l'intimité.

—Imprégné n'est peut-être pas tout à fait juste, fit Gontran qui craignait de trop s'avancer, mais enfin je suis, j'ose le dire, assez au courant des pensées de cet illustre savant.

Et il ajouta in petto:

—Je veux que le diable me cuise tout vif si je sais un mot de ce que pense mon digne homonyme.


Quant à Ossipoff, il se frottait les mains, d'un air de parfait contentement.

—Voyons, monsieur le comte, dit-il à brûle-pourpoint, que pensez-vous personnellement de la lune?

Le jeune homme demeura quelques instants tout abasourdi, se creusant la cervelle pour y trouver une réponse qui pût satisfaire le vieux savant, lorsque celui-ci ajouta:

—Je m'explique... Croyez-vous,—comme la plupart des astronomes, qui partent de ce point que la lune n'a point d'atmosphère et qu'on n'y voit rien remuer,—pensez-vous que notre satellite est un monde mort et un astre dépourvu de toute espèce de vie, animale et végétale?

—Certes, je n'ai pas la prétention de rien affirmer, fit alors Gontran qui ne voulait pas se compromettre, cependant, la raison la plus élémentaire, le plus simple bon sens nous conduisent à penser...

—... Que la lune est le séjour d'habitants quelconques, et vous avez raison, termina de la meilleure foi du monde Ossipoff, qui crut deviner le sens ambigu des paroles du jeune homme.

Et il ajouta mentalement, considérant ces paroles comme les reflets des théories du célèbre Flammermont:

—Je m'étais toujours douté que Flammermont pensait ainsi. Cela se voit entre les lignes de ses ouvrages.


Puis tout haut:

—Ainsi vous êtes partisan de la doctrine de la pluralité des mondes habités?

—C'est la seule qui réponde à mes sentiments intimes, répliqua avec feu le jeune homme qui ne savait seulement pas quelle était cette doctrine dont parlait le vieux savant, mais qui avait entendu Séléna lui souffler l'affirmative.

Ossipoff se leva et, le front penché, absorbé dans ses pensées, fit quelques pas à travers son cabinet de travail.


Puis s'arrêtant devant le jeune Français:

—Ma fille avait raison, mon ami, de dire que nous sommes en communion d'idées; oui, je le vois, vous êtes un amateur de ces grandes choses qui distinguent l'humanité de la brute dont elle n'a malheureusement gardé que trop souvent les regrettables instincts; et je suis heureux de constater que vous considérez la lune comme une province annexée à cette terre où nous sommes condamnés à ramper... Quant à moi, je le déclare bien haut, la lune deviendra tôt ou tard une de nos colonies célestes.

—Mais... interrompit Gontran, avec un geste de dénégation.

—Vous vous êtes dit sans doute, poursuivit Ossipoff, que cette colonie serait peut-être bien difficile à fonder, vu que la science n'a jusqu'à présent imaginé aucun moyen de locomotion pour quitter notre globe terraqué et franchir une centaine de mille lieues à travers le vide!

—Il est vrai, fit le jeune homme en ayant toutes les peines du monde à conserver son sérieux.

—Puis, vous pensez aussi que le pays que l'on coloniserait est affreux et forme un séjour des plus tristes et cela parce que le télescope ne nous y fait apercevoir que des rochers se considérant dans un éternel silence et qu'éclaire, pendant 354 heures de suite, un soleil implacable dont aucun nuage ne vient adoucir l'intensité.

Le comte de Flammermont écoutait, immobile, de peur que le moindre geste ne fût interprété par son interlocuteur comme une contradiction aux théories qui lui étaient chères.

Ossipoff poursuivit:

—A cela, je vous réponds que je pense, comme Airy et bien d'autres astronomes et cosmographes, qu'il ne faut pas se hâter de conclure en prenant comme base ce que nos lunettes imparfaites nous permettent de distinguer... le plus puissant télescope, en effet, nous fait apercevoir du sol de la lune juste ce que nous en apercevrions si nous planions en ballon à cent lieues au-dessus de lui.

Le vieillard eut un mouvement d'épaules plein de commisération.

—Or, je vous le demande, ajouta-t-il, que peut-on voir à cent lieues de distance? des objets ayant plusieurs centaines de mètres de hauteur ou de largeur; ainsi les pyramides d'Égypte transportées dans la lune demeureraient invisibles pour nos plus puissants appareils d'optique! et on vient nous objecter que la lune est un astre mort, inhabité et inhabitable parce que nous la voyons de trop loin pour distinguer ses villes, ses habitants, ses végétaux et ses animaux!... mais c'est insensé!

—Il est vrai, cependant,... commença le diplomate.

Ossipoff lui coupa la parole.

—Oh! je vous vois venir, répliqua-t-il en le menaçant de son index... vous allez me dire que si la lune peut être habitée par des êtres créés exprès pour vivre heureux dans un monde qui n'a ni nuages, ni eau, il ne s'ensuit pas que cette planète soit habitable pour des hommes comme nous; en un mot que transporté là-bas, rien ne prouve que vous y puissiez vivre, parce que pour cela il faudrait que votre conformation, en harmonie avec les forces en action sur la terre, fût encore, par le plus grand des hasards, en harmonie avec les éléments existant sur notre satellite.

Gontran allait répondre lorsque, se sentant tirer en arrière par le pan de sa redingote, il comprit que Séléna lui recommandait le silence et il se tut.

—A cela, poursuivit le savant, je répondrai avec Hansen que la lune a la forme d'un œuf, dont le petit bout regarde la terre et dont le centre de gravité est placé à soixante kilomètres du point central intérieur de l'hémisphère qui nous est inconnu; or, s'il existe une atmosphère et des liquides dans notre satellite, comme j'en suis convaincu, ils doivent s'être trouvés attirés dans cet hémisphère, n'ayant pu demeurer longtemps dans celui que nous voyons par suite de l'attraction de la terre et de l'existence de ce centre de gravité.


Ici, Ossipoff fit une pause, regardant victorieusement le jeune homme, espérant sans doute une marque d'approbation qui, d'ailleurs, ne se fit pas attendre.

—Voilà qui est parlé! s'écria chaleureusement M. de Flammermont, vos déductions sont justes, illustre maître, et, quant à moi, j'ai toujours pensé, contrairement à l'opinion générale, qu'il devait y avoir des habitants dans la lune et qu'il se pourrait fort bien que l'homme terrestre s'y acclimatât.

Et il ajouta en souriant:

—Mais comme on n'ira jamais y essayer...

—Qu'en savez-vous? s'écria Ossipoff en se croisant les bras et en regardant le comte d'un air de défi. Est-ce la distance qui vous effraye? Belle affaire, en vérité, que les quatre-vingt-seize mille lieues qui nous séparent de la lune! Une misère en comparaison des millions et des millions de lieues qui servent de cirque au système solaire!... Est-ce, au contraire, le moyen de franchir ces quatre-vingt-seize mille lieues qui vous arrête? Mais songez que l'humanité terrestre est jeune sur son globe et, si vous tenez compte de la marche constante du progrès, vous admettrez bien qu'un jour la science et l'industrie fourniront à nos descendants le procédé véritable d'abandonner notre mondicule pour visiter, non seulement la lune—qui sera tôt envahie par des légions d'émigrants,—mais encore le système solaire tout entier. Le vieillard s'était levé et, debout devant Gontran ébahi, il parlait d'une voix vibrante, comme inspiré.

—Et ce jour-là, ajouta-t-il d'un ton mystérieux, ce jour-là luira peut-être plus tôt qu'on ne pense.


D'un pas rapide, Ossipoff alla à sa bibliothèque, l'ouvrit, et, étendant la main vers les volumes empilés sur les rayons:

—Je possède, dit-il, tous les voyages imaginaires écrits depuis l'antiquité et qui ont les astres pour objet, et il semble que la lune ait été le rendez-vous de tous les conteurs et de tous les pseudo-voyageurs... Voici, par exemple, l'Histoire véritable écrite par Lucien de Samosate, cinq cents ans avant notre ère; la Face qu'on voit dans la lune, de Plutarque; l'Homme dans la lune, de Goodwin, un Anglais qui imagine de se faire traîner jusqu'à notre planète par un attelage de grands cygnes... Si nous arrivons à ce que j'appellerai la période moderne, je vous citerai entre autres ouvrages: l'Histoire des États et Empires de la Lune et du Soleil, de l'un de vos compatriotes, Cyrano de Bergerac; Les Découvertes dans la lune, de l'Américain Locke; les Voyages à la lune, d'Edgard Poë, du docteur Cathelineau, et bien d'autres encore qu'il est inutile de vous citer, mais qui sont là, côte à côte, se reposant des nombreuses fatigues auxquelles je les ai soumis... Chaque voyageur, poussé par son imagination, a adopté un mode particulier de locomotion... mais il faut avouer qu'ils sont tous le moins scientifiques possible.

Le comte de Flammermont, qui avait religieusement écouté cette longue tirade, la voyant finie, se leva.

—Monsieur Ossipoff, dit-il d'un ton grave, je désirerais vous poser une question.

—Parlez.

—Le charme de votre conversation est tel, monsieur, dit le jeune homme, et j'éprouve un tel contentement à entendre discuter des sujets que vous avez bien voulu effleurer devant moi, que j'avais totalement oublié le but de ma visite. C'est là un crime de lèse-galanterie dont je demande pardon à mademoiselle Séléna...

Et, s'inclinant sérieusement devant le vieillard:

—Monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix grave, j'ai l'honneur...

Le savant étendit la main.

—Je sais, je sais, fit-il, mais nous ferons de cela, si vous voulez bien, l'objet d'un entretien particulier... après le thé, car vous prendrez bien le thé avec nous?

Et sans attendre la réponse du jeune homme, Mickhaïl Ossipoff fit un signe à Séléna.

Celle-ci se leva, prit le samovar qui fumait en ronronnant sur le poêle et versa le liquide ambré et odorant dans trois tasses de fine porcelaine du Japon.


Puis, s'approchant, une tasse à la main, de Gontran, qui la suivait de l'œil, muet et comme en extase, elle murmura:

—Ne restez point ainsi sans rien dire, n'attendez pas que mon père vous pose une question embarrassante... allez au-devant.

Fort embarrassé, Gontran réfléchit quelques instants, puis, enfin, après avoir absorbé gravement une gorgée de thé, il dit non sans une certaine désinvolture:

—Mon Dieu! du moment que certains considèrent la lune comme un monde habitable pour des hommes de même espèce que nous, il est tout naturel qu'elle ait toujours été l'objet des rêves et des aspirations des voyageurs célestes.

Ce qui m'étonne, c'est qu'on n'ait point plutôt pensé à visiter les étoiles mystérieuses qui scintillent si poétiquement dans la nuit transparente.

Ossipoff sursauta sur son siège et Séléna se mordit les lèvres.

Gontran, lui, inconscient de ce qu'il venait de dire, promenait ses regards de l'un à l'autre, cherchant à deviner sur leur visage l'énormité de ses paroles.

—Si vous réfléchissiez, répliqua le vieillard d'un ton quelque peu dédaigneux, et si vous revoyiez, par la pensée, les distances colossales où gravitent,—je ne parle pas des étoiles,—mais les planètes du système solaire, vous comprendriez la difficulté d'aller jusque dans ces mondes lointains... et d'abord la lune, qui tourne en vingt-sept jours et demi autour de nous est la première étape, la première station d'un voyage céleste.

Le comte de Flammermont, tout penaud, baissait la tête, fixant avec obstination la peau d'ours qui couvrait le plancher, comme s'il eût espéré y trouver une idée géniale.

—Eh! parbleu! monsieur Ossipoff, fit-il, je n'ignore pas les distances immenses qui séparent les astres du ciel et la disposition de l'univers n'a, comme bien vous pensez, rien d'inconnu pour moi.

Et il ajouta d'un ton emphatique, en se penchant un peu en arrière pour mieux saisir ce que Séléna lui chuchotait tout bas à l'oreille:

—Qui ne sait que le soleil est immobile au centre de notre système et qu'il soutient les mondes sur le puissant réseau de son attraction!

Et s'emballant devant les hochements de tête approbateurs d'Ossipoff, sentant la nécessité de faire disparaître complètement la mauvaise impression produite par la malencontreuse phrase de tout à l'heure, il poursuivit:

—Ces mondes... ces mondes... c'est d'abord...

—C'est d'abord?... demanda le vieillard.

—Ces mondes, répéta Gontran en se penchant en arrière à perdre équilibre, c'est d'abord...

Mais Séléna demeurant muette,—pour quelle cause il l'ignorait,—il ne pouvait faire autrement que de l'imiter.

Surpris de ce silence, Ossipoff regardait le jeune homme, assailli tout à coup par des doutes touchant les connaissances cosmographiques de celui qui aspirait à devenir son gendre.

—Eh bien! demanda-t-il avec une sorte d'étonnement impatienté... ces mondes...


Le comte de Flammermont tressaillit comme sortant d'un rêve et répondit en désignant Séléna qui s'approchait de son père, une tasse de thé à la main:

—Excusez-moi, mon cher monsieur Ossipoff, si je suis descendu de l'immensité où je m'étais élevé avec vous; mais n'ai-je point sous les yeux ici même, chez vous, une image des phénomènes célestes: cette étoile de beauté gravitant autour de ce soleil de science!

La jeune fille devint toute rose de contentement; quant à Ossipoff, son front se dérida et, flatté dans son amour paternel et dans son orgueil de savant, il adressa à Gontran un regard reconnaissant.

Par une habile manœuvre, la jeune fille était passée derrière le fauteuil de son père sur lequel elle s'accouda quelques secondes.

—Mais, pour en revenir à notre conversation, reprit le vieillard, vous disiez donc?

Le corps ployé en deux, les coudes sur les genoux, il avait plongé la tête dans ses mains, les yeux fermés, concentrant toute son attention sur ce qu'allait répondre Gontran.

Celui-ci haussait désespérément les épaules en regardant Séléna.

Soudain celle-ci sourit radieusement, comme si une idée géniale lui eût subitement traversé l'esprit. Sans bruit, elle s'écarta du fauteuil, se retourna vers le mur que couvrait un immense tableau noir destiné aux calculs algébriques du savant, et saisissant un morceau de craie, dessina au milieu du tableau une circonférence sur laquelle elle inscrivit en lettres apparentes le mot: Soleil.

A côté, une circonférence un peu plus grande apparut avec ce mot: Mercure.

Aussitôt, le jeune homme s'écria avec assurance en suivant du coin de l'œil la mimique explicative de Séléna:

—Le premier de ces mondes que nous rencontrons en partant du soleil, c'est Mercure...

—... Qui tourne autour du soleil en quatre-vingt-huit jours... C'est bien cela, ajouta Ossipoff.

Séléna continuait à écrire et Gontran, les yeux fixés sur le tableau sauveur, poursuivit emphatiquement:

—Après Mercure, c'est Vénus, jeune sœur de la Terre...

—... Dont l'année compte deux cent quatre-vingt jours, en effet, et dont la distance au Soleil est de vingt-six millions de lieues, comme vous le dites fort bien... Ensuite, n'est-ce pas? c'est notre Terre...

—A cent quarante-huit millions de kilomètres, ajouta Gontran en lisant ce nombre qui venait d'apparaître en chiffres énormes sur le coin du tableau.


—Ensuite, nous trouvons?...

—Mars, se hâta de dire le jeune comte, Mars, distant de cinquante-deux millions de lieues, et enfin... Jupiter... le colossal, le monstrueux Jupiter.

Il n'avait pas hésité à attribuer ces épithètes à la planète qu'il venait de nommer à cause de la grande circonférence par laquelle Séléna la représentait sur le tableau.

Le vieux savant avait brusquement relevé la tête, et lestement la jeune fille avait repris sa place, accoudée au dossier du fauteuil.

—Oui, fit Ossipoff d'une voix vibrante, vous avez raison de qualifier de monstrueux un astre qui égale treize cents terres comme la nôtre et dont le diamètre n'est pas moins de trente-cinq mille lieues. Jupiter! ce monde gigantesque qui tourne majestueusement sur son axe vertical en dix heures seulement! Jupiter, qui marche escorté de quatre satellites dont deux sont aussi gros que la planète Mercure!

Impressionné malgré lui par l'enthousiasme du vieillard, Gontran demeurait immobile, intéressé, subjugué par ces révélations étonnantes sur un monde dont il entendait parler pour la première fois.

—Et après Jupiter, continua Ossipoff sur le même ton, nous trouvons Saturne, le gigantesque Saturne, éloigné de trois cent cinquante-cinq millions de lieues de l'astre central et qui tourne sur lui-même au milieu de ses sept anneaux, presque aussi rapidement que Jupiter.

Le savant s'arrêta fixant sur le comte de Flammermont un regard qui fit pressentir à Séléna une question embarrassante pour le jeune homme; aussi prit-elle la parole.

—N'est-ce pas cette planète-là dont le calendrier compte, m'avez-vous dit, mon père, dix mille de nos jours, soit vingt-neuf ans et trois mois?

—En effet, mais...

—Saturne mesure plus de cent mille lieues de tour, continua la jeune fille, et entraîne dans son mouvement autour du soleil ses anneaux cosmiques et huit satellites...

Elle s'arrêta, et, saisissant à deux mains la tête du vieux savant la renversa en arrière pour l'embrasser sur le front.

—Hein! dit-elle, monsieur mon père, suis-je une élève hors ligne et fais-je honneur à mon professeur?


Mickhaïl Ossipoff était radieux; il enveloppa sa fille d'un regard attendri et s'écria, en s'adressant à Gontran:

—Et vous croyez que je pourrais donner cette enfant-là au premier venu, à un de ces êtres oisifs et terre à terre, indifférents aux merveilles célestes qui nous environnent!... mais ce serait un crime, mon cher monsieur, et je préférerais cent fois voir Séléna rester fille que d'avoir un gendre de l'instruction duquel je ne me serais pas assuré auparavant.

Le comte de Flammermont frémit jusqu'aux moelles en entendant ces paroles dont l'énergie prouvait la sincérité.

—Et puis, ajouta le vieillard d'un ton mystérieux, j'ai en tête, depuis bien des années, un grand projet pour l'exécution duquel je compte sur le concours de mon gendre—car un gendre, c'est presque un fils et en lui je pourrai avoir confiance... tandis qu'un étranger me tromperait... me volerait, et je courrais risque d'avoir épuisé ma vie dans les veilles et les études pour qu'un misérable vienne me dépouiller non pas de l'honneur du succès, mais de l'honneur de la tentative seule.

Il y avait dans ces derniers mots tant d'amertume, que Gontran, ému malgré lui, se leva et vint serrer la main du vieux savant.

—Monsieur Ossipoff, dit-il, soyez persuadé que vous aurez en moi, sinon un collaborateur bien utile, tout au moins un fils plein de respect et de dévouement.

—Merci, mon ami, mon enfant, balbutia le vieillard en faisant des efforts pour garder une larme qui roulait au bord de sa paupière... je retiens votre proposition, je retiens votre demande... mais, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je me réserve de causer de cela plus tard avec vous... pour l'instant...

Séléna, elle, avait continué à crayonner sur le tableau noir et, rapidement, en quelques coups de craie, elle avait complété la carte sidérale.

Aussi, Gontran désireux d'étaler aux yeux de son futur beau-père l'érudition instantanée qu'il devait au subterfuge de la jeune fille, s'écria:

—Et quand on pense que derrière ces mondes géants dont le rapprochement relatif nous permet d'apprécier les dimensions, il en est d'autres, et puis d'autres, et d'autres encore!...

Il jeta un coup d'œil rapide sur le tableau et ajouta:

—Ainsi, l'on ne saura jamais ce que sont véritablement les dernières planètes du système solaire, Uranus et Neptune, que plus d'un milliard de lieues éloignent du soleil... à une semblable distance du flambeau de l'univers, ces mondes doivent être inertes et glacés...

—Permettez, permettez, s'écria Mickhaïl Ossipoff, qu'est-ce que ce milliard de lieues où l'on rencontre l'orbite de la planète Neptune, en le comparant au désert sidéral dans lequel le système solaire se meut tout d'une pièce, emporté par l'étoile centrale?

—Le désert sidéral, répéta machinalement le comte de Flammermont.

Croyant deviner une question dans le ton dont avaient été prononcés ces trois mots, le vieux savant reprit:

—Représentez par un mètre la distance de trente-sept millions de lieues qui sépare notre terre du Soleil, la dernière planète, ce Neptune dont nous parlions, qui voyage à un milliard de lieues d'Apollon, sera à trente mètres; or, pour arriver à la zone du premier soleil, de l'étoile la plus proche de nous, il faudrait répéter 7,400 fois ce chemin, ce qui représente, à l'échelle de un mètre pour 37 millions de lieues, 222 kilomètres, c'est-à-dire la distance de Pétersbourg à Moscou... Tel est le désert sidéral, et notez que ces 222 kilomètres forment en réalité plusieurs trillions de lieues, c'est-à-dire un chiffre tellement colossal qu'il ne dit plus rien à la pensée...


Gontran, immobilisé par la stupéfaction en laquelle le jetaient ces chiffres, fixait sur le vieillard des yeux tout ronds.

Ossipoff poursuivit:

—Vous savez que la lumière franchit 77,000 lieues ou 304,000 kilomètres en une seconde; eh bien, elle met trois ans et demi à venir de l'étoile la plus rapprochée de nous; quant au son, il ne parcourt que 330 mètres à la seconde; en sorte que,—si cette même étoile éclatait—le bruit de l'explosion ne nous parviendrait qu'au bout de trois millions d'années.

—Mais alors, fit le comte tout abasourdi, un train ne faisant que 60 kilomètres à l'heure, il lui faudrait...

—... Rouler sans interruption pendant 60 millions d'années, avant d'arriver au terme de son voyage, c'est-à-dire à cette étoile.

—En ce cas, dit ingénument Gontran, ces astres dont nous apercevons le scintillement dans l'immensité des cieux, ces astres peuvent être éteints depuis longtemps et cependant continuer à nous éclairer, puisque leur lumière met des siècles à nous parvenir.

—Assurément...

En prononçant ce mot, Mickhaïl Ossipoff, dont les yeux s'étaient machinalement dirigés vers l'horloge, se leva en murmurant:

—Déjà neuf heures! Il est temps de partir.

Puis, se tournant vers Gontran:

—Mon ami, dit-il, présentez vos respects à ma fille qui va se retirer chez elle.

—Oh! père, murmura la jeune fille d'un ton suppliant... ne sortez pas ce soir.

—Le devoir m'appelle, mon enfant, répondit le vieillard.

—Pour ce soir seulement, et en faveur de monsieur, faites une exception et demeurez ici...

—Monsieur m'accompagne, répondit Ossipoff... aussi bien, je ne veux pas retarder l'entretien que nous devons avoir ensemble... et là où je vais, nous serons à merveille pour causer.

Séléna fixait sur son père un regard curieux que surprit le comte de Flammermont.

—Mais, sans indiscrétion, monsieur Ossipoff, demanda-t-il, pourrais-je savoir où vous m'emmenez?

—Je vous le dirai tout à l'heure quand nous serons seuls...

—Oh! mon père, vous défiez-vous donc de moi? s'écria Séléna d'un ton de reproche.

—Nullement, mon enfant... mais au point où j'en suis arrivé, la prudence la plus grande m'est imposée.

Et il ajouta, avec un gros soupir, en s'adressant à Gontran:

—L'astronomie élève les esprits, mais hélas! elle n'empêche point certains cœurs de ramper à terre; aussi... mais je vous expliquerai cela plus tard... Venez.

Le diplomate était de plus en plus intrigué des réticences du vieillard, sans compter qu'il redoutait d'avoir avec lui, en tête-à-tête, une conversation scientifique, qui n'eût pas tardé à éclairer Ossipoff sur la nullité de son futur gendre en matière astronomique.

Mais il n'y avait pas à reculer.

Déjà le vieux savant, enveloppé dans une épaisse pelisse et la tête couverte d'un bonnet de fourrure enfoncé jusqu'aux oreilles, l'attendait sur le seuil de la porte claquant de la langue avec impatience pour lui indiquer qu'il eût à presser ses adieux.

Gontran prit entre ses mains la main mignonne que lui tendait Séléna, et, s'inclinant comme les gentilshommes du xviiie siècle, y déposa un baiser qui illumina d'une rougeur subite les joues de la jeune fille, tout émue de cette caresse qui lui montait jusqu'au cœur.

Elle ne chercha point à retirer sa main et murmura tout bas, avec un léger sourire:

—Soyez prudent, monsieur de Flammermont; songez que votre bonheur dépend des réponses satisfaisantes que vous ferez à mon père.

—Comme au baccalauréat, pensa Gontran.

Et il répondit:

—Hélas! j'ai bien peur de faire fausse route, maintenant que je n'ai plus mon étoile pour guider mes pas.


Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune

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