Читать книгу Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune - H. de Graffigny - Страница 16

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—Je n'ai rien fait autre chose que mon devoir, riposta-t-il, et je n'estime point cela une cause suffisante à la reconnaissance du Tzar... j'ai reçu une mission... je l'accomplis sans plus songer à m'en faire récompenser que je n'ai songé à m'en défendre... quelques regrets que j'éprouvasse à agir contre mon excellent collègue M. Ossipoff.

Il avait prononcé ces quelques mots d'un accent pénétré en levant vers le ciel ses petits yeux brillants, qu'une larme semblait ternir.

Mileradowich fit entendre un petit ricanement moqueur.

—Ce désintéressement est fort édifiant, mon très estimé monsieur Sharp, dit-il, mais moi qui n'ai pas les mêmes raisons que vous,—et il appuya sur ces derniers mots,—de ne pas aspirer aux libéralités du Tzar, vous me permettrez de compter, n'est-ce pas, sur votre appui pour retirer de cette affaire quelque bénéfice.

Sans doute M. Sharp crut-il deviner une menace dans le ton assez étrange dont ces paroles avaient été prononcées, car, posant précipitamment sur le fourneau la fiole et le tube qu'il tenait à la main, il s'en vint précipitamment vers le juge et lui secoua les mains dans une énergique étreinte.

—Comptez sur moi, dit-il, comptez sur moi...

—Il faut avouer, reprit Mileradowich, après un petit silence, que sans cette dénonciation, jamais la police ne se serait douté que l'Institut de Pétersbourg recelât dans son sein un conspirateur aussi dangereux.

Une légère rougeur colora quelques secondes le visage terreux de M. Sharp.

—Ce sont les choses les plus invraisemblables qui sont quelquefois les plus vraies, répondit-il sentencieusement.

En ce moment, un bruit de grelots retentit dans la rue, accompagné d'un piétinement de chevaux et d'une rumeur sourde; puis grelots et piétinements se turent soudain; seule la rumeur, transformée en cris et en vociférations, continua à s'élever crescendo.

—Les voilà, fit le juge d'un air de vive satisfaction.

—Les voilà, répéta Sharp, dont les sourcils se contractèrent aussitôt, sous l'empire d'une vive contrariété.

Mileradowich désigna à son compagnon une chaise à côté de lui; puis il frappa sur un timbre et un petit homme, chafouin et crasseux, qui attendait probablement dans la pièce voisine, entra.

C'était le greffier qui, sur un signe du juge, prit place sur un tabouret à la même table que son supérieur.

Ces préparatifs étaient à peine terminés que la porte s'ouvrit et qu'un homme de police parut, arrêté respectueusement sur le seuil.

—Voilà les prisonniers, dit-il.

—Qu'on amène Mickhaïl Ossipoff, commanda Mileradowich en se renversant, plein d'importance, sur le dossier de son siège.

Sharp, au contraire, les deux coudes sur la table, le visage enfoui dans ses deux mains, paraissait réfléchir profondément; on eût dit qu'un violent combat se livrait dans l'âme de cet homme; sous ses sourcils fortement contractés, ses petits yeux brillaient d'un feu sombre; un pli profond coupait verticalement son front en deux et de ses dents aiguës il mordillait jusqu'au sang ses lèvres minces et pâles.

Enfin, il reconquit tout son sang-froid, il releva la tête, croisa les bras sur sa poitrine et, les traits impassibles, les regards fixés sur la porte par laquelle le prisonnier allait entrer, il attendit.

Mickhaïl Ossipoff parut, les mains attachées derrière le dos au moyen d'une corde dont chaque extrémité était tenue par un gardawoï, le revolver au poing.

A la vue de Sharp, le vieux savant poussa un cri de joie.

—Vous ici, mon cher ami! dit-il en faisant en avant plusieurs pas précipités en dépit des efforts de ses gardiens pour le retenir.

—Moi-même, monsieur Ossipoff, répondit froidement le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.

Ossipoff eût reçu sur la nuque un seau d'eau glacée qu'il n'eût certainement pas été plus abasourdi qu'il ne le fut par l'attitude et le ton de son collègue et ami.

Il fixa sur Sharp un regard plein d'étonnement et aussi de reproche et lui dit, non sans amertume:

—Je ne m'attendais guère à vous voir ici, monsieur.

—Croyez, monsieur Ossipoff, répondit l'autre, que ce n'est qu'à mon corps défendant que j'ai accepté la pénible mission dont je suis chargé... mais je suis avant tout un fidèle serviteur du Tzar et je n'ai pu faire autrement que de lui obéir.

Un sourire railleur plissa les lèvres de Mileradowich.

—Faites asseoir l'accusé, commanda le juge.

Mais à ces mots. Ossipoff au lieu de prendre place sur le tabouret que ses gardiens lui désignaient, bondit en avant, tout rouge de colère.

—Accusé! cria-t-il... Ah! je suis accusé! Et de quoi, s'il vous plaît?

Mileradowich fit un signe, les gardawoï saisirent Ossipoff et, pesant de toutes leurs forces sur ses épaules, l'obligèrent à s'asseoir.


—Votre nom? demanda le juge.

—Mickhaïl Ossipoff.

—Votre âge?

—Cinquante-neuf ans.

—Votre profession?

—Membre de l'Académie des sciences de Pétersbourg... correspondant de toutes les sociétés scientifiques de la terre.

Et il ajouta en relevant la tête avec orgueil:

—L'une des gloires de la Russie, ainsi que le Tzar, tout dernièrement, a bien voulu me le dire.

Un flot de bile monta au visage de M. Sharp qui, sous ses paupières abaissées, jeta à son collègue un regard furieux.

Le juge continua:

—La maison dans laquelle nous nous trouvons est bien la vôtre?

—C'est la mienne.

—Cette pièce est votre laboratoire, n'est-ce pas?

—Effectivement.

—Vous reconnaissez comme étant vôtres tous les objets qui sont ici?

Ossipoff abaissa la tête affirmativement.

—Comme aussi vous déclarez avoir été fabriquées par vos mains toutes les substances qui se trouvent dans votre laboratoire?

—Assurément.

Ce mot, le vieux savant l'avait prononcé avec une assurance où perçait une pointe d'orgueil.

Sharp le sentit et involontairement baissa les yeux.

Le juge s'était tu et surveillait les transcriptions que faisait le greffier, des réponses d'Ossipoff.

—Maintenant, fit celui-ci avec beaucoup de courtoisie, que j'ai répondu docilement à toutes vos demandes, me sera-t-il permis de vous poser une question?

—Parlez, répliqua Mileradowich.

—Pourquoi suis-je ici, chez moi, les mains liées et gardé à vue comme un malfaiteur, tandis que vous, des étrangers, siégez devant moi, semblables à des juges, après avoir tout bouleversé dans ma maison?

Le gros Mileradowich tourna vers Sharp sa ronde figure qu'égayait un sourire narquois, il haussa légèrement les épaules en signe de commisération, puis s'adressant au vieux savant:

—Bien que cette question n'ait aucune raison d'être, dit-il, puisque tout comme nous vous y pouvez répondre, sachant parfaitement à quoi vous en tenir sur votre cas, comme aussi bien il est d'usage de faire connaître,—pour la forme,—à un accusé ce dont on l'accuse, sachez donc, Mickhaïl Ossipoff, que vous êtes accusé de crime de haute trahison.

L'ébahissement du vieillard fut si grand qu'il garda le silence, la langue clouée au palais, les yeux démesurément agrandis, les lèvres entr'ouvertes par une exclamation étranglée dans sa gorge.

Mileradowich se méprit à cette attitude et continua en détachant chaque syllabe qui tombait sur la cervelle du prisonnier aussi lourdement qu'un coup de massue:

—Vous conspirez contre la sûreté de l'État et contre la vie du Tzar.

Ossipoff avait les membres comme brisés par ces paroles.

Lui, accusé de vouloir bouleverser l'État!... lui, accusé de vouloir mettre à mort l'empereur Alexandre!... en un mot, lui, nihiliste!... Il fallait que les gens qui l'accusaient fussent atteints de folie ou qu'il fût victime lui-même de la plus grossière des méprises.

Ce fut à cette dernière supposition que son esprit, un moment dérangé par cette effroyable accusation, s'arrêta, après quelques secondes de réflexion.

Il recouvra l'usage de ses membres, sa langue se délia et il éclata d'un rire franc et large, en étendant la main vers Sharp qui le regardait par-dessous ses lunettes, sévère et raide sur son siège, semblable à un bonhomme en bois.

—Monsieur le juge, dit Ossipoff, lorsque son hilarité fut un peu calmée, à votre accusation je ne répondrai qu'un mot: Il y a erreur, je n'en prends pour témoin que M. Sharp, ici présent, mon excellent collègue de l'Académie des sciences, qui va vous dire si Mickhaïl Ossipoff peut être vraisemblablement accusé de nihilisme.

Contre l'attente du pauvre savant, le secrétaire perpétuel de l'Académie scientifique de Pétersbourg demeura immobile et muet.

Mileradowich prit la parole.

—Le très honorable monsieur Sharp, dit-il d'un ton sec, n'a rien à voir en tout ceci; l'accusation qui pèse sur vous ne le regarde nullement.

—Alors, riposta Ossipoff que l'impatience commençait à gagner, si M. Sharp n'a rien à voir ici, qu'y vient-il faire?

—Il a été désigné par le grand maître de la police pour m'aider de ses lumières dans la perquisition que j'ai dû faire céans, perquisition qui, je dois vous l'avouer, établit nettement votre culpabilité et le bien-fondé de l'accusation.

Ossipoff courba la tête, les oreilles bourdonnantes de ces deux mots:

Culpabilité... accusation... accusation... culpabilité.

—Depuis plusieurs mois, poursuivit Mileradowich, vos voisins se sont émus de vos allées et venues mystérieuses, de vos allures singulières; vous vivez ici enfermé presque tout le temps dans votre laboratoire, sortant peu, excepté la nuit, pour faire dans Pétersbourg des courses dont nul ne connaît le but.

Le savant releva la tête et ouvrit la bouche pour répliquer; mais le juge continua:

—On a entendu à plusieurs reprises de sourdes détonations qui partaient de votre maison... Les habitations avoisinantes ont été maintes fois ébranlées par des secousses formidables qui ont même lézardé profondément le sol; on a vu des flammes briller par les soupiraux de cette cave... tout cela est étrange, incompréhensible.

—Cela suffit-il pour me traiter comme un voleur, comme un assassin! demanda Ossipoff indigné.

Sans répondre, Mileradowich lui dit brutalement:

—Mickhaïl Ossipoff, dans votre intérêt même, je vous engage à changer de système de défense... un aveu complet peut détourner de votre tête la sévérité du Tzar.


—Je ne crains point la sévérité du Tzar, s'écria le savant, je ne demande que sa justice.

Mileradowich haussa les épaules en coulant un regard du côté de M. Sharp, puis il continua:

—Quelles étaient vos occupations?

Sharp, à ces mots, releva la tête et regarda fixement l'accusé.

—Je faisais des recherches chimiques, répondit Ossipoff.

—Sur des explosifs, n'est-ce pas? demanda le juge.

—Je reconnais, en effet, que mes études avaient principalement pour objet les compositions fulminantes.

Mileradowich se frotta les mains et se pencha vers son greffier pour bien constater qu'il transcrivait fidèlement les réponses de l'accusé.

—Et dans quel but, demanda-t-il d'un ton insinuant, recherchiez-vous avec tant d'ardeur un fulminate?

—Dans un but scientifique, vous le pensez bien... Quel autre pourrais-je avoir?

Le juge ricana en hochant la tête.

—Vous oubliez que la fabrication des explosifs est le monopole de l'Etat et par conséquent formellement interdite aux particuliers.

—Mais il ne s'agit pas de fabrication... seulement de recherches...

Mileradowich asséna sur la table un formidable coup de poing.

-Si vous continuez à donner ainsi de continuels démentis à la justice, gronda-t-il, je vous fais bâillonner...


Donc pour vous livrer aussi secrètement que vous le faisiez à la fabrication d'un engin de destruction aussi puissant, la sélénite, comme vous l'appelez...

Ossipoff fit un mouvement.

—... Vous aviez un but terrible, et ce but vous n'étiez pas loin de l'atteindre, car en consultant vos registres, M. Sharp a relevé à la date d'hier la formule de cette poudre indispensable aux projets de l'association dont vous faites partie.


Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences promena sur l'énorme volume ouvert devant lui son doigt maigre et osseux, en murmurant:

KO, AZO5 + BaO + C2 O4

Mickhaïl Ossipoff releva la tête et fixa sur son collègue un regard profond.

—Heureusement, continua Mileradowich, l'attention de vos voisins avait été attirée par vos allures mystérieuses et vos dangereuses manipulations. La police, qui veillait déjà, a été avertie par un ami de la sûreté publique.

Puis, brusquement:

—D'où reveniez-vous hier soir, lorsqu'on vous a arrêtés vous et l'un de vos complices?

Ossipoff ne put s'empêcher de hausser les épaules.

—Décidément, dit-il un peu railleur, votre erreur est manifestement trop grossière pour que je vous aide, par mes réponses, à la reconnaître.

Et il se tut, examinant attentivement M. Sharp qui feuilletait toujours des paperasses, prenant des notes sur un calepin ouvert à côté de lui.

—Greffier, s'écria le juge irrité, écrivez que l'accusé refuse de reconnaître être allé hier soir à une réunion de nihilistes.

Ossipoff éclata de rire.

—Et ceci, poursuivit Mileradowich furieux en mettant sous le nez du vieux savant une feuille de papier noircie de chiffres et de noms, qu'est-ce que c'est que cela?

—Dame, répliqua l'accusé avec beaucoup de sang-froid, vous savez lire comme moi.

—Jupiter... Mars... Saturne... Sirius et un tas d'autres noms bizarres, exclama le juge, nierez-vous que ce soient des pseudonymes sous lesquels se cachent les conspirateurs les plus dangereux?

Ahuri, Ossipoff demeura muet un bon moment, puis, désignant Sharp:

—Avez-vous demandé à M. Sharp ce qu'il pensait de la théorie que vous venez d'émettre? fit-il railleusement.

—M. Sharp partage mes sentiments à ce sujet, répondit vivement Mileradowich.

Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences fit un tel bond, que les énormes lunettes de fer qu'il portait à califourchon sur son nez sautèrent sur la table.

—Permettez, dit-il, permettez, je ne vous ai point dit cela.

Le visage apoplectique de Mileradowich s'empourpra davantage.

—Comment, s'écria-t-il indigné en se croisant les bras sur la poitrine, que m'avez-vous donc répondu lorsque je vous ai montré cette liste?

—Que c'étaient là des noms d'étoiles et de planètes.

—Cela est vrai... mais que vous ai-je répondu, moi?

—Autant que je puis me rappeler, vous m'avez répondu que ces noms d'astres devaient servir à désigner des complices de M. Ossipoff.

La face du juge s'illumina triomphalement.

—Et à cela, qu'avez-vous ajouté? demanda-t-il.

—Rien, répliqua Sharp en dissimulant un sourire narquois.

—Donc, vous partagiez mon opinion.

—Ah! mais, permettez, exclama le secrétaire perpétuel, je suis ici pour vous donner mon avis, quand vous me le demandez, mais nullement pour vous faire un cours d'astronomie. Vous ignorez ce que sont Mars... Saturne... etc., c'est votre droit... mais ne me faites pas passer pour un imbécile.

Cela dit, il tira de la poche de sa redingote un vaste mouchoir à carreaux multicolores, avec lequel il se mit à nettoyer méticuleusement les verres de ses lunettes.


Mileradowich haussa les épaules.

—Je puis, dit-il un peu vexé, ne pas connaître un mot d'astronomie mais, sauf le respect que je vous dois, très honoré monsieur Sharp, vous ne savez point tous les tours qu'emploient les gredins pour échapper à la police.

Et s'adressant à Ossipoff:

—Vos précautions étaient bien prises, dit-il, mais vous êtes pincé; et, dans votre intérêt, je ne saurais trop vous conseiller d'entrer dans la voie des aveux.

Il pencha son buste sur la table, avançant vers le savant sa face enluminée et baissant la voix, il lui dit d'un ton de confidence:

—Tenez, le sort qui vous attend est aussi certain que nous sommes M. Sharp et moi d'honnêtes gens, tandis que vous n'êtes qu'un gredin... si vous persistez à nier, vous serez pendu... Eh bien! en regard de chacun de ces noms d'étoiles, mettez-moi le nom de vos complices, et je m'engage à faire commuer votre peine en bannissement.


—Vraiment, monsieur le juge, riposta Ossipoff, vous parlez à merveille et l'on voit que la trahison ne vous coûterait guère, à vous.

Les lunettes de M. Sharp brillèrent d'un vif éclat, et Mileradowich s'écria furieux:

—Greffier, écrivez que l'accusé a des complices et qu'il refuse de les nommer.

-Eh! par l'excellente raison que je n'en ai pas. Maintenant, si cela peut vous faire plaisir, inscrivez: Uranus, Neptune, Bételgeuse, Capella... mais je vous préviens que ce sont des étoiles.

Derrière ses lunettes, M. Sharp plissa ses paupières, laissant filtrer à travers ses cils abaissés un regard aigu:

—Qu'aviez-vous donc à vous occuper autant des étoiles, demanda-t-il de son ton glacial, et que peut-il y avoir de commun entre l'astronomie et la balistique?

Ossipoff se tourna vers son collègue et, malgré le sentiment de prévention que lui inspiraient l'attitude et le langage de M. Sharp, il allait peut-être se laisser aller à quelque confidence sur le projet gigantesque dont il s'était ouvert à Gontran de Flammermont, lorsque dans la pièce voisine, un vacarme épouvantable retentit; c'était comme un bruit de lutte auquel se mêlaient des vociférations en langue russe et des jurons français fortement accentués.


M. Sharp regarda le juge d'instruction criminelle, lequel se pencha vers le greffier pour lui ordonner d'aller voir ce qui se passait.

Le petit bonhomme crasseux et chafouin déposa son porte-plume, repoussa son tabouret et, d'un pas lent, se dirigea vers la porte.

Mais à peine l'eut-il ouverte qu'un groupe se précipita tumultueusement dans la pièce, au grand ébahissement de M. Sharp, mais à la grande frayeur du gros Mileradowich qui se leva précipitamment pour mettre entre lui et les nouveaux arrivants toute la largeur de la table.

Quant à Mickhaïl Ossipoff, maintenu immobile sur son siège par les gardawoï préposés à sa garde, il reconnut, dans ceux qui venaient d'envahir le laboratoire, Gontran de Flammermont qui, bien qu'il eût les mains liées derrière le dos, secouait énergiquement quatre hommes de police suspendus à ses vêtements, ainsi que fait un sanglier des chiens qui le coiffent.

—Où est-il ce juge? s'écria le jeune Français d'une voix tonnante, où est-il?... qu'il se montre s'il existe!

Voyant le prisonnier solidement contenu par ses gardiens, Mileradowich reprit un peu d'assurance et répondit d'une voix mal affermie:

—Vous demandez un juge, monsieur? me voici.

Le comte de Flammermont, entraînant les gardawoï, s'élança jusqu'à la table derrière laquelle Mileradowich s'était retranché.

—Ah! c'est vous le juge, exclama-t-il, les lèvres tremblantes de colère et les regards étincelants, c'est par vos ordres que j'ai été traité comme un malfaiteur et qu'encore, à l'heure actuelle, je suis ligotté comme un gibier de potence!... Eh bien! puisque c'est vous le juge, je vous requiers de me faire remettre en liberté séance tenante... chaque minute qui s'écoule aggrave votre cas, je vous en préviens, comme aussi je vous avertis qu'en sortant d'ici je ferai adresser, par l'intermédiaire de mon ambassadeur, des observations à votre gouvernement...

Abasourdi par ce flot de paroles, ému par l'assurance du jeune homme, Mileradowich se taisait.

Le comte poursuivit d'un ton plus calme:

—Je suis outré, monsieur, de la manière dont les Russes traitent les représentants d'une nation amie... on n'agit pas de semblable façon... et il faut venir dans votre... russe de pays pour être traité aussi brutalement.

Puis, la colère s'emparant de lui de plus belle, il s'écria:

—Eh bien! qu'attendez-vous pour me faire mettre en liberté?

Le juge d'instruction criminelle avait reconquis tout son sang-froid.

—Une seule chose, monsieur, répondit-il avec une politesse obséquieuse, que vous m'ayez dit qui vous êtes et sur quoi vous basez votre réclamation.

Gontran fit un bond formidable.

—Qui je suis? exclama-t-il... vous me demandez qui je suis! Ne le saviez-vous donc pas quand vous m'avez fait arrêter?

—Les ordres concernaient Mickhaïl Ossipoff seul, riposta Mileradowich; le voyant accompagné, les gardawoï ont pris celui qui l'accompagnait pour un complice et ils ont cru bien faire en l'arrêtant lui aussi, ce dont je ne saurais les blâmer jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé...

—Que je me nomme le comte Gontran de Flammermont et que j'appartiens au corps diplomatique! continua le jeune homme... Envoyez un de vos hommes à l'ambassade française et vous ne tarderez pas à avoir la preuve de la grossière erreur que vous avez commise.

—Pas moi, mais les gardawoï, protesta vivement le juge d'instruction qui, au ton et à l'attitude de Gontran, commençait à craindre de s'être fourvoyé.

Ce disant, il griffonnait à la hâte quelques mots sur une feuille de papier qu'il remettait à l'un des agents de police en ajoutant ces mots:

—Hâte-toi!

L'homme sortit en courant.

Puis, afin de se concilier les bonnes grâces du prisonnier, au cas où véritablement il aurait commis l'erreur grossière d'arrêter un membre de l'ambassade française, il donna ordre qu'on lui déliât les mains, en même temps qu'il disait qu'on lui avançât un siège.

Mais au lieu de s'asseoir, Gontran courut à Ossipoff.

—Et vous, s'écria-t-il, mon cher, mon vénéré monsieur Ossipoff, ne va-t-on pas également reconnaître que l'on s'est trompé en vous faisant subir un traitement aussi honteux?

Le vieux savant sourit tristement.

—Hélas! moi, répondit-il, je n'ai pas comme vous, l'honneur d'appartenir au corps diplomatique.

—Mais, riposta Gontran avec véhémence, les savants du monde entier protesteront.

Ossipoff hocha la tête et désignant Sharp qui, muet et immobile, assistait à cette scène, il répliqua:

—Monsieur que voici est le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Pétersbourg, et il a pour mission de bien prouver à la justice le crime dont je suis accusé.

Les yeux du jeune homme s'arrondirent et il exclama:

—Le crime dont vous êtes accusé!... Vous êtes accusé d'un crime! et lequel donc, bon Dieu?

—J'appartiens à la terrible association des nihilistes, répondit ironiquement le vieillard, et hier, quand on nous a arrêtés, nous revenions d'un conciliabule tenu secrètement par les conspirateurs et qui avait probablement pour but d'organiser un nouvel attentat contre le Tzar.

Gontran partit d'un formidable éclat de rire.

—Quelle fable me racontez-vous là? s'écria-t-il.

—Ce n'est point une fable, c'est la vérité; du moins M. le juge d'instruction, éclairé du reste par les lumières de M. Sharp, l'affirme.

—Comment! mais hier soir nous sommes allés à l'observatoire de Poulkowa; ne l'avez-vous pas dit à ces messieurs?

Un éclair rapide brilla dans la prunelle du secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, et Mileradowich s'écria:

—Vous avez passé votre soirée à l'observatoire?... vous le jurez.

—Nous le jurons, répondirent ensemble les deux hommes, et le comte de Flammermont ajouta:

—C'est même mon droschki qui nous y a conduits.

Le juge d'instruction criminelle laissa entendre un petit ricanement.

—Votre iemstchick, interrogé, a déposé qu'il avait arrêté la voiture dans une rue déserte où il vous avait attendus près de deux heures, ce qui m'a donné à supposer que vous aviez pris vos précautions pour que personne ne pût savoir où vous vous rendiez.

Il fit une courte pause et reprit:

—Vous avouerez avec moi que s'en aller à l'observatoire étudier les astres, n'est point une occupation qui demande à être entourée d'un tel mystère.

Gontran se mordit les lèvres, se rappelant en effet que le vieux savant s'était arrangé de façon à ne laisser à l'observatoire aucune trace de son passage et, désespéré de cet alibi qui lui échappait ainsi qu'à Ossipoff, il regarda celui-ci avec des yeux qui semblaient dire:

—Mais pourquoi donc vous taisez-vous au lieu de prouver votre innocence... ce qui serait si facile.

A cette muette interrogation, Mickhaïl Ossipoff allait faire une muette réponse, lorsque l'homme de police que le juge d'instruction avait dépêché à l'ambassade de France, revint tout essoufflé.

Sans mot dire, il tendit à Mileradowich un large pli dont le gros homme fit sauter les cachets de cire rouge d'un doigt fébrile.

A mesure que le juge avançait dans la lecture des quelques lignes écrites à la hâte, les traits de son visage s'altéraient sensiblement.

Enfin il se leva et, s'inclinant devant Gontran:

—Monsieur le comte, dit-il, vous êtes libre. Croyez que je regrette bien sincèrement ce qui s'est passé... Quelquefois la police a la main lourde qui s'appesantit aveuglément sur les innocents comme sur les coupables; mais elle reconnaît franchement son erreur, quand on la lui a démontrée, et s'efforce de la réparer.


—C'est bien, monsieur le juge, répondit sèchement M. de Flammermont, en ce qui me concerne, je sais ce qui me reste à faire... cependant, de ce que vous venez de dire je retiens une chose: la police répare son erreur quand elle lui est démontrée... pourquoi, alors, ne donnez-vous pas l'ordre de mettre en liberté M. Ossipoff qui est aussi innocent que moi?

Mileradowich hocha la tête.

—Quant à Ossipoff, dit-il, son affaire est aussi claire que son crime est probant... la potence l'attend.

—Mais c'est une infamie, s'écria Gontran.

—Monsieur de Flammermont, riposta Sharp d'une voix menaçante, permettez-moi de vous dire qu'ici comme en France, il y a des lois destinées à faire respecter la justice et ses représentants... ne nous obligez pas à les appliquer.


—Mais défendez-vous! s'écria le jeune homme en se tournant vers Ossipoff, prouvez-leur qu'ils font fausse route, que bien loin de songer à nuire au Tzar, vous ne songiez qu'à donner une gloire de plus à votre patrie, que cette poudre qui vous accuse n'avait pas pour but de détruire quoi que ce soit... mais bien au contraire...

Le vieillard étendit vivement les mains vers Gontran pour le supplier de garder le silence.

—Taisez-vous, monsieur le comte, dit-il d'une voix ferme, tout ce que vous pourriez dire, tout ce que je pourrais dire serait inutile, je me sens enveloppé dans les fils d'une machination terrible dont il me semble pressentir le but; si je ne me trompe pas, je suis un homme perdu...

—Mais je vous sauverai, moi! exclama Gontran dans un élan superbe.

Ossipoff hocha la tête.

—Hélas! je connais mon pays, je sais qu'il est impossible de s'innocenter d'un crime semblable à celui dont je suis accusé.

—Mais le Tzar est juste.

—Oui! mais on l'aveuglera, si l'on y a intérêt.

—Mais vous avez des preuves de votre innocence... produisez-les, et cette accusation terrible, mais absurde, tombera d'elle-même.

Le vieillard se redressa et répondit d'une voix rauque:

—Rappelez-vous ce que je vous disais hier soir... et voyez combien justes étaient mes pressentiments... on m'a soupçonné, on m'a épié, et maintenant...

Il se tut, sentant les yeux de Sharp braqués sur lui.

Puis il reprit avec fermeté:

—Il est peu probable que je vous reverrai... Adieu donc, et soyez persuadé, quelque soit le sort qui m'attend, que je le subirai avec résignation si vous me jurez de protéger Séléna... ma pauvre fille, que ma disparition va laisser sans protection... sans soutien.

Ému au souvenir de son enfant, le vieillard s'arrêta; un sanglot s'étrangla dans sa gorge et une larme vint rouler au bord de sa paupière.

—Jurez-vous, Gontran, reprit-il, jurez-vous?

—Sur ce que j'ai de plus sacré au monde, répondit Gontran, je jure d'aimer Séléna, de la respecter, de la défendre et de tout faire avec elle pour vous sauver.

Il se pencha vers le vieillard, le baisa au front et sortit du laboratoire sans même honorer d'un salut le juge et son compagnon.

Dans le vestibule, il se heurta à Wassili.

—Ah! monsieur le comte! exclama le domestique, vous êtes libre!... et mon maître?


Gontran fit un geste désespéré.

Wassili commença aussitôt à se répandre en lamentations auxquelles le jeune homme coupa court aussitôt.

—Allons, dit-il brusquement, garde tes doléances pour plus tard et conduis-moi auprès de Mlle Séléna.

—Mlle Séléna? répéta Wassili, qu'est-ce que vous lui voulez donc?

—J'ai besoin de lui parler. Mène-moi à sa chambre, ou plutôt prie-la en mon nom de vouloir bien descendre.

—Aucune de ces deux choses n'est possible, riposta le domestique en hochant la tête.

—Et pourquoi?

—Parce que la chambre de mademoiselle est fermée à clé et que cette clé est entre les mains d'un gardawoï qui monte la garde à la porte.

Gontran réfléchit un moment et commanda:

—Conduis-moi quand même; j'aviserai.

Après avoir monté derrière Wassili une vingtaine de marches, le comte se trouva sur un palier où un homme de police se promenait de long en large, d'un air profondément ennuyé.

A la vue des nouveaux venus, il s'avança vivement et demanda d'une voix rude:

—Que venez-vous faire ici?

—Réponds-lui, fit Gontran à Wassili, que je désire parler à Mlle Ossipoff.

Le domestique traduisit en russe la réponse; le gardawoï éclata d'un gros rire brutal.

—Impossible de parler à la demoiselle, répliqua-t-il.

—Pourquoi? demanda Wassili sur l'ordre du comte.

—Parce que c'est la consigne.

Le comte tira de sa poche une pièce d'or qui alluma dans l'œil de l'homme de police un éclair de convoitise.

—Offre-lui cela, dit M. de Flammermont, s'il veut me laisser causer cinq minutes avec Mlle Ossipoff.

Sans doute le gardawoï devina-t-il le sens de ces paroles, car il tira la clé de sa poche, l'introduisit dans la serrure, fit jouer le pène et tendit la main dans laquelle Wassili laissa tomber la pièce d'or.

Alors l'homme ouvrit la porte et Gontran entra dans la chambre.

Séléna, assise dans un fauteuil, le visage enfoui dans ses mains, sanglotait.

Au bruit de la porte qui s'ouvrait elle releva la tête, et, apercevant M. de Flammermont, elle courut à lui, les mains tendues.

—Mon père! cria-t-elle.

—Hélas! mademoiselle, M. Ossipoff, victime d'une erreur de police ou d'une machination odieuse, est prisonnier.

—Prisonnier! mais c'est infâme!... c'est horrible!... Je veux le voir!

Ce disant, elle s'avançait vers la porte.

—Cela n'est pas possible, fit Gontran, un gardien est là qui ne vous laissera pas sortir... moi-même, pour entrer, j'ai dû le soudoyer.

La jeune fille, désespérée, se tordit les mains.

—On ne peut pourtant pas emmener mon père, sans que je le voie, sans que je l'embrasse.

Gontran hocha la tête.

—Hélas! murmura-t-il, il est plus que probable que le juge vous refusera cette grâce... aussi étais-je venu vous trouver pour vous assurer de mon entier dévouement et vous dire que vous pouviez compter sur moi en tout et pour tout.

—Il faut sauver mon père, monsieur, il faut le sauver...

—Je cours à l'ambassade, et par l'intermédiaire de mon ambassadeur je vais demander une audience au Tzar... Si dans cette première entrevue j'échoue, je tenterai d'en obtenir une seconde et alors vous m'accompagnerez... vos larmes et vos prières obtiendront peut-être justice.

—Mais de quoi mon pauvre père est-il donc accusé? demanda-t-elle.

—On prétend qu'il fait partie d'une association de nihilistes.

On eût dit que cette réponse était tombée comme un coup de massue sur la tête de la jeune fille, qui ferma les yeux et eût glissé sur le plancher si le bras de Gontran ne l'avait retenue.

—A moi, Wassili, à moi, cria-t-il.

Le domestique entra, suivi du gardawoï qui fit signe à M. de Flammermont de quitter la chambre.

Et comme le comte faisait la sourde oreille déclarant qu'il n'abandonnerait pas Séléna dans l'état où elle se trouvait.

--- Partez, monsieur le comte, partez, fit le domestique... cet homme est capable de nous enfermer tous trois ici... et alors qui donc s'occuperait de faire remettre en liberté mon pauvre maître?


Gontran, éperdu, porta à ses lèvres la main inerte de la jeune fille, puis il sortit précipitamment, dégringola quatre à quatre l'escalier et se lança comme un fou dans la rue, bousculant sans pitié les curieux massés devant la petite maison.

Dans le laboratoire, l'interrogatoire se terminait: le juge Mileradowich y mettait toute l'âpreté possible, enserrant l'accusé dans un réseau de questions insidieuses et à double entente, furieux déjà de voir le comte de Flammermont lui échapper et craignant de voir avorter cette superbe affaire dont il avait déjà supputé les bénéfices, comme on a pu le voir au commencement de ce chapitre.

Le vieux savant ne répondait que par quelques paroles brèves et saccadées et encore seulement lorsque les demandes devenaient plus incisives, plus venimeuses.

A la fin, la patience échappa à Ossipoff qui s'écria:

—Mon collègue, M. Sharp, secrétaire perpétuel de l'Institut des sciences, comprend bien pourquoi votre accusation est ridicule et pourquoi je ne suis ni un assassin ni un agent soudoyé par les sociétés secrètes.

Sharp se leva et mit la main sur son cœur.

—Dieu m'est témoin, dit-il d'une voix larmoyante, que je remplis ici un devoir bien pénible et qu'il m'est douloureux... très douloureux d'avoir à analyser les travaux d'un ancien collègue. Mais ayant été, à mon corps défendant, désigné comme expert, par M. le grand maître de la police, j'ai dû, bien malgré moi, étudier vos cahiers et me rendre compte par l'examen de votre laboratoire du genre de travaux auxquels vous vous livrez.

Ossipoff tressaillit et demanda:

—Et vos investigations?...

—...m'ont fait découvrir certains indices que je n'ai pu faire autrement que de communiquer à M. le juge... Pour moi, comme pour tous les savants qui pourront examiner votre laboratoire et vos livres, il est indiscutable—et vous-même l'avez avoué—que vous fabriquiez un explosif terrible... dans quel but? je l'ignore et je laisse à la justice le soin de bâtir des hypothèses dont je ne veux pas connaître la valeur, désirant me renfermer strictement dans mon rôle d'expert.


Ossipoff se laissa prendre au ton plein de sincérité dont ces paroles furent prononcées, et il revint complètement sur les mauvaises pensées qui un moment lui avaient traversé l'esprit, touchant M. Sharp.

Et puis, qu'allait-il arriver, s'il ne pouvait prouver son innocence des méfaits dont on l'accusait?

Et ses chers projets d'exploration céleste, si longtemps caressés, à la réussite desquels il avait consacré une partie de sa vie, y devait-il donc renoncer pour toujours?

Et sa fille, sa chère Séléna, devait-il abandonner pour jamais l'espoir de la serrer dans ses bras?

Il résolut alors de s'ouvrir en partie à son collègue afin d'avoir au moins, auprès de la justice, un avocat convaincu de la réalité de ses assertions.

—Monsieur le juge, dit-il d'une voix quelque peu tremblante, je vous demande la permission d'entretenir quelques instants, seul à seul, M. Sharp.

Mileradowich se tourna vers l'expert dont le masque était demeuré impassible à ces paroles.

—Vous avez entendu le prisonnier? dit-il.

—Oui.

—Consentez-vous?

Sharp inclina la tête.

Le juge fit signe aux argousins de se retirer et lui-même se levant de son siège, se dirigea vers la porte, suivi de son greffier.

—Je vous accorde dix minutes d'entretien, dit-il à Ossipoff d'un ton rauque.

Puis se tournant vers l'expert:

—Quant à vous, mon cher, je vous recommande la plus grande prudence; ces gens-là sont fort dangereux.

Le secrétaire perpétuel sourit d'un air singulier et le juge sortit.

Demeurés seuls, les deux savants gardèrent le silence, se mesurant du regard, cherchant à deviner mutuellement les pensées qui s'agitaient en eux.

Ce fut Mickhaïl qui parla le premier:

—En vérité, mon cher Sharp, s'écria-t-il avec un élan qu'il ne put contenir, comment pouvez-vous me croire coupable, moi que vous connaissez depuis de si longues années?

—Eh! mon cher Ossipoff, riposta le secrétaire perpétuel, il ne m'appartient pas de porter sur vous un jugement quel qu'il soit... ce faisant, j'outrepasserais la mission qui m'a été confiée.

—Mais il ne vous est pas défendu d'interpréter dans un sens qui me soit favorable le résultat de vos investigations.

Sharp se rapprocha de l'accusé.

—Je ne demande pas mieux, dit-il, mais il faut que vous m'y aidiez.

—Comment cela? demanda Ossipoff surpris.

—Cette poudre qui forme contre vous la base de la plus terrible accusation qui puisse être suspendue sur la tête d'un Russe, cette poudre, quelle en est la formule exacte?

Il avait prononcé cette phrase d'une voix haletante, dont les mots sifflaient à travers ses dents serrées et il avait posé ses mains sur les épaules d'Ossipoff, le regardant avec anxiété, guettant la réponse qui allait lui être faite.

Saisi d'un pressentiment, le prisonnier se recula et répliqua:

—Mais cette formule, vous l'avez trouvée sur mon registre.

—Non pas, elle est incomplète... je me connais assez en chimie pour comprendre que l'un des agents constitutifs de cette sélénite n'est pas indiqué.

—Que vous importe?

—Il m'importe, grommela Sharp, que si vous voulez sauver votre tête, il me faut donner cette formule tout entière.

—Et si je refuse...

—La potence vous enverra voir dans la lune si j'y suis, ricana Sharp.

—Misérable! s'écria Ossipoff, dis donc franchement que tout ce qui m'arrive est ton œuvre et que tu veux voler le fruit de tous mes travaux.

—Cette formule? répéta froidement le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, il me faut cette formule.

Sous l'empire de la colère et de l'indignation, Mickhaïl Ossipoff fit un mouvement tellement brusque que les cordes qui lui liaient les mains se brisèrent.

N'écoutant que sa fureur, le petit vieillard se rua sur M. Sharp, lui sauta à la gorge.

Le secrétaire perpétuel surpris de cette attaque imprévue recula à pas précipités, mais ses jambes rencontrant le siège laissé vacant par Mileradowich, il tomba à la renverse, entraînant dans sa chute Ossipoff qui ne lâchait pas prise.

Au bruit de la lutte, le juge criminel se précipita dans le laboratoire, suivi des gardawoï qui en un clin d'œil eurent arraché Ossipoff de dessus l'infortuné Sharp, puis le bâillonnèrent, le ficelèrent, et sur les ordres de Mileradowich le transportèrent dans la voiture cellulaire qui prit, aux acclamations de la foule, le chemin de la prison de Roggatznaïa.

Une demi-heure après, Mickhaïl Ossipoff était jeté dans une cellule dont il ne devait plus franchir le seuil que pour se rendre à la potence, à moins que la clémence du Tzar ne l'envoyât en Sibérie.

Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune

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