Читать книгу Aventures extraordinaires d'un savant russe: Les planètes géantes et les comètes - H. de Graffigny - Страница 10
OÙ FRICOULET SE SOUVIENT QU'IL EST
MÉCANICIEN-CONSTRUCTEUR
Оглавлениеoute la nuit, l'ingénieur entendit Gontran qui se remuait, sur sa couchette, ainsi que font les gens obsédés par une idée fixe.
À l'aube, enfin, voyant son ami assis sur son séant, les yeux vagues et la mine pensive.
—À quoi songes-tu? demanda-t-il.
Comme sortant d'un rêve, M. de Flammermont tressaillit, passa la main sur son front et répondit:
—Je songe à quitter Mars et à rejoindre la Terre.
—Ah! c'est ton idée d'hier qui te reprend?
—Elle ne m'a pas quitté.
—C'est donc sérieux?
—Tout ce qu'il y a de plus sérieux.
—Et Ossipoff, tu le planteras là?
Gontran tressauta:
—Y penses-tu? demanda-t-il... n'aurai-je pas besoin de lui, une fois là-bas,... pour donner son consentement.
—Mais, jamais il ne consentira à interrompre sa circumnavigation céleste!
—Aussi, pour éviter toute discussion, toute récrimination, ne le préviendrons-nous pas; nous lui assurerons qu'il s'agit de continuer le voyage planétaire entrepris et, une fois en vue de la Terre...
Gontran compléta sa phrase par un geste signifiant clairement qu'à ce moment-là il se soucierait peu de la colère du vieux savant.
—Mais, s'il se base sur cette trahison de ta part pour refuser son consentement.
—Baste! tu es assez mon ami pour prendre cette trahison à ton compte.
Fricoulet serra plaisamment la main de son ami.
—Merci d'avoir pensé à moi, répondit-il.
Puis, affectant un sérieux qui était loin de sa pensée:
—Alors, tu as réellement un moyen de nous emmener d'ici?
—Oui, un moyen merveilleux et cependant d'une simplicité... Je m'étonne qu'un garçon intelligent comme toi n'y ait pas pensé.
—On ne saurait penser à tout, répliqua l'ingénieur avec un petit sourire,... voyons ce moyen.
Gontran prit un air grave.
—Avant de te répondre, je te demanderai d'ajouter quelques explications à celles que tu m'as fournies hier au sujet de ce grand courant d'astéroïdes qui circule dans l'espace et que la Terre traverse, as-tu dit, à certaines époques déterminées.
—Parle.
—Ce sont ces «époques déterminées» que je ne puis concilier avec «la chaîne non interrompue» se déroulant dans l'espace... faut-il comprendre que, par moments, cette chaîne a des brisures?
—Pas le moins du monde; je me suis mal expliqué... Ce fleuve d'astéroïdes coule sans interruption... mais à certaines époques, il a, comme un véritable fleuve, des crues formidables et ce sont de celles-là que je parlais hier en disant que notre planète mettait plus de cinq jours à passer d'une rive à l'autre.
—Et quelle est la périodicité de ces crues?
—Trente-trois ans!
M. de Flammermont tressaillit.
—Oui, ajouta Fricoulet, tous les trente-trois ans, au mois de novembre, il y a une marée gigantesque d'étoiles...
Le visage de Gontran exprima un abattement profond.
—Qu'as-tu donc? demanda l'ingénieur surpris du changement subit survenu dans la physionomie de son ami.
—J'ai,... que ces trente-trois ans détruisent tout mon plan.
—Parce que?...
—Parce que c'est cette marée que je comptais utiliser pour regagner la Terre et que, maintenant, il va nous falloir attendre la prochaine.
—Pardon, répliqua Fricoulet, le phénomène qui se produit sur Terre au mois de novembre, ne se produit ici que plus tard; la pluie d'étoiles que nous avons aperçue hier n'est que l'avant-garde de la grande marée qui va envahir Mars prochainement.
Gontran sauta au cou de son ami.
—Ah! mon cher Alcide, tu me sauves la vie, dit-il.
Après s'être dégagé de cette cordiale étreinte, l'ingénieur reprit:
—Tu sais que tu ne m'as encore rien dit et que je ne serais pas fâché de connaître ce plan merveilleux grâce auquel je cours chance de revoir enfin mon cher boulevard Montparnasse.
Tout en disant cela, il attachait sur Gontran ses petits yeux gris allumés d'une lueur un peu moqueuse.
—Mon cher ami, fit alors M. de Flammermont, j'ai lu, cette nuit, très attentivement les Continents célestes et j'y ai retrouvé, longuement détaillés, les quelques renseignements que tu m'as donnés hier. Une chose surtout m'a causé un plaisir extrême: c'est cette déclaration d'un certain Vorman Lockyer, astronome terrestre qui s'est beaucoup occupé des pierres météoriques: «Dans le plan où se meut l'anneau des astéroïdes du 20 novembre, le vide de l'espace a disparu et il est remplacé par le plein météorique.»
—Oui, répondit Fricoulet en approuvant d'un signe de tête, la densité de cet anneau est plus de mille fois supérieure à celle de l'espace intersidéral, je sais cela... et après?...
Gontran leva les bras au-dessus de sa tête et les agita désespérément.
—Comment! et après?... s'écria-t-il; ne comprends-tu donc pas que nous avons là, à notre disposition, un fleuve... un véritable fleuve et qu'il nous suffira de nous abandonner à son courant...
—Tu oublies une chose, c'est que ce fleuve coule de la Terre vers Mars, pour n'y revenir qu'après avoir passé par Saturne, Uranus et autres lieux...
—Eh bien! répondit le jeune comte nullement déconcerté, nous remonterons le courant,... ce sera un peu plus long, voilà tout.
—Tu parles sérieusement?
—Tout ce qu'il y a de plus sérieusement... que vois-tu d'impossible à cela?... qu'est-ce qui s'oppose à ce qu'on navigue dans l'espace? c'est le vide, n'est-ce pas, le vide absolu... eh bien! voilà une route dont la densité, dis-tu, est mille fois supérieure à celle de l'espace, le hasard veut que, précisément, cette route passe par la Terre, où nous voulons nous rendre...
Il suspendit sa phrase et regarda fixement Fricoulet, attendant son avis...
—Soit, dit l'ingénieur après un assez long silence, je t'accorde la praticabilité de cette route... en principe; mais tu n'as pas, que je pense, l'intention de t'y engager en touriste, la canne à la main et le sac sur l'épaule?
—Bien entendu,... il faut un véhicule,... mais cette partie-là te regarde.
—Moi! exclama Fricoulet en roulant des yeux énormes.
—Dame! répondit tranquillement M. de Flammermont, ce n'est pas mon affaire à moi... je suis inventeur, ce qui demande du génie;... je ne suis pas ingénieur, ce qui ne demande que des études spéciales.
Le pauvre Fricoulet était littéralement abasourdi par l'aplomb de son ami.
—Comment! murmura-t-il, tu veux que je construise...
—Quelle impossibilité vois-tu à cela? n'as-tu pas construit l'obus qui nous a emportés vers la Lune?... la sphère de sélénium grâce à laquelle nous avons abordé sur Mercure n'est-elle pas ton fait, comme aussi le ballon métallique qui nous a amenés ici?... ton effroi provient seulement de ta modestie extrême; moi j'ai le ferme espoir qu'en te torturant la cervelle, tu trouveras quelque chose...
—Ma parole d'honneur! s'écria l'ingénieur, il n'y a que les ignorants pour ne douter de rien.
—Et pour donner confiance aux savants, riposta Gontran.
—Mais, malheureux! dit Fricoulet, tu ne sais donc pas que cette armée d'astéroïdes dont nous avons aperçu hier l'avant-garde, va défiler devant Mars dans trois semaines.
—Raison de plus pour mettre les bouchées doubles, répliqua le jeune comte, et ne pas perdre de temps;... je te laisse à tes calculs.
Et, tournant les talons, il s'en fut rejoindre Séléna, à laquelle Farenheit voulait absolument arracher des détails sur le plan de son fiancé.
La jeune fille avait beau lui assurer qu'elle n'était au courant de rien, l'Américain n'en persistait pas moins à l'interwiever.
—Ah! ma chère âme, dit Gontran en pressant la main de sa fiancée, je crois que nous touchons enfin au bonheur.
—Serait-il possible! murmura-t-elle en fixant sur lui des regards noyés de tendresse.
—C'est comme je vous l'affirme, répondit-il, dans quinze jours nous partons d'ici?
Un flot de sang empourpra le visage de Farenheit qui demanda:
—Et dans combien de temps pensez-vous que je serai à New-York?
M. de Flammermont parut réfléchir, puis enfin il répliqua:
—Un mois après notre départ.
—Mais, mon père? interrogea timidement Séléna.
—Ah! votre père, fit Gontran d'un ton plein de désinvolture,... nous lui ferons croire qu'on file sur Jupiter, Saturne et compagnie, tout en leur tournant le dos. Il se consolera de n'avoir pas vu les Mondes Géants, en contemplant le bonheur de ses enfants.
Aussitôt que M. de Flammermont l'eût quitté, Fricoulet tira son carnet et se mit à le noircir de chiffres et de croquis, pendant près d'une demi-journée; après avoir recommencé plus de vingt fois ses calculs et ses plans, il s'en fut trouver le complaisant Aotahâ avec lequel il eut une conférence qui dura jusqu'au soir.
Le lendemain, au point du jour, nouvel entretien entre l'ingénieur et le Martien, dont la conséquence fut le plan de construction d'une sorte de navire destiné à transporter, sur le fleuve astéroïdal, Fricoulet et ses compagnons de voyage.
Suivant les conseils d'Aotahâ, le jeune ingénieur avait adopté, comme propulseur, l'hélice, et comme force motrice l'électricité, dont l'application était des plus communes à la surface de la planète Mars.
Mais l'hélice n'était pas destinée à agir directement sur les corpuscules cosmiques, c'est-à-dire à prendre sur eux son point d'appui, suivant le rôle joué par l'hélice dans un véritable navire.
Dans l'appareil de Fricoulet, elle devait agir seulement comme intermédiaire: c'est-à-dire qu'elle aspirait les astéroïdes par un tube de faible diamètre et les refoulait à l'arrière par une ouverture plus large.
La forme extérieure adoptée était celle d'un cylindre de cinq mètres de diamètre et de six mètres de long; ce cylindre était intérieurement traversé, dans le sens de sa longueur, par un tuyau concentrique d'un mètre et demi de diamètre et de longueur triple, dans lequel se mouvait la vis d'Archimède à trois filets, jouant le rôle d'hélice propulsive.
À l'extrémité antérieure, ce tuyau se terminait en tronc de cône; l'autre extrémité affectait la forme évasée d'un tuyau de cheminée de locomotive.
Le logement des voyageurs devait être formé par l'espace annulaire séparant le tuyau intérieur du grand cylindre qui constituait la coque même du navire. Cet espace fut divisé, en deux parties égales, dans le sens de la hauteur, par une cloison horizontale tenant lieu de plancher, et aussi dans le sens de la longueur, par une autre cloison percée d'une porte; de cette façon, l'appareil se trouvait composé de quatre cabines, accouplées deux par deux et superposées.
Celles du premier étage furent consacrées, l'une au carré, c'est-à-dire à la salle commune, et l'autre, divisée en deux parties, à Ossipoff et à sa fille; l'une des deux de l'étage inférieur devait être partagée entre Farenheit et Gontran; l'autre devait servir tout à la fois de cuisine, de logement pour le moteur, de réserve, de soute; en outre, Fricoulet se proposait de s'organiser une petite encoignure, tout contre le moteur, afin de le surveiller de plus près.
Une fois ce plan bien examiné et bien discuté entre Fricoulet et Aotahâ, ce dernier ce chargea de la mise en œuvre, et le jeune ingénieur eut le loisir de s'extasier à son aise sur les merveilles de l'industrie martienne.
Il avait été décidé que tout l'appareil serait en métal.
Le cylindre extérieur, d'abord fait en bois, fut moulé dans le sable, suivant les procédés métallurgiques en usage sur la Terre; puis, le moule une fois terminé, et l'âme mise en place, on fondit du même coup tout le cylindre.
Pendant que le métal refroidissait, une autre équipe de Martiens fabriquait, au moyen d'un immense tour fonctionnant à l'électricité, le tuyau du milieu destiné à servir d'enveloppe à la vis; quant à l'hélice, on la construisait en enfonçant, dans une rainure hélicoïdale tracée sur l'arbre du moteur, de minces tiges métalliques réunies ensuite les unes aux autres par des plaques également métalliques.
Cependant, le cylindre refroidi avait été démoulé et tourné.
Alors, il fallut procéder à l'ajustage.
Plus de neuf jours avaient été employés à ces différents travaux; ce qui, avec trois jours consacrés à l'étude préparatoire de l'appareil, ne laissait plus que trois jours de répit avant l'arrivée, dans la région de Mars, de la grande armée d'astéroïdes avec laquelle devait coïncider le départ des Terriens.
Trois jours! et Fricoulet calculait qu'il faudrait au moins ce laps de temps rien que pour boulonner les planchers et les cloisons.
Mais cette méthode primitive n'était point celle en usage chez les Martiens, et la surprise du jeune ingénieur fut aussi grande que sa joie, lorsqu'il put se rendre compte du moyen expéditif employé par les habitants de la planète pour ajuster les pièces entre elles.
Aussitôt tournées, les pièces à rejoindre furent mises en contact, chauffées à blanc par un chalumeau voltaïque d'une puissance énorme et soudées, sans le secours d'aucune brasure; en moins de quelques heures, les différentes parties de l'appareil furent mises en place.
Plus de deux jours restaient pour l'installation du moteur électrique, et c'était largement suffisant.
Alors, on s'occupa de transporter l'appareil dans une des grandes sales de l'observatoire de la Ville-Lumière; c'est de là que les hardis voyageurs devaient s'élancer de nouveau à la conquête de l'espace, en présence de toutes les sommités scientifiques de la planète, convoquées à cette occasion.
D'un avis unanime, Ossipoff avait été laissé dans une ignorance absolue des projets de ses compagnons; on craignait de sa part une résistance basée sur ses observations astronomiques non terminées et que ce départ allait brusquement interrompre.
En le prévenant seulement au dernier moment, on avait cet avantage d'empêcher d'abord que la lutte s'éternisât, ensuite, d'enlever le vieux savant en faisant miroiter à ses yeux la perspective de Jupiter, de Saturne, d'Uranus, de Neptune, qu'une occasion unique s'offrait de pouvoir visiter.
Il était comme toujours, plongé dans ses études télescopiques, lorsque Gontran, lui touchant l'épaule, le força à quitter son instrument et à le regarder.
—Eh bien! mon cher monsieur, demanda le jeune homme, avancez-vous un peu et pensez-vous avoir fini bientôt vos observations?
Ossipoff secoua la tête d'un air désespéré.
—C'est véritablement effrayant, mon cher ami, répondit-il, plus je vais et plus je me rends compte de la tâche gigantesque que j'ai entreprise.
Il se fit un silence après lequel M. de Flammermont reprit:
—Mais, savez-vous bien que de ce train-là, nous risquons fort de nous éterniser ici.
—Vous y trouvez-vous donc mal? demanda le vieillard surpris.
—Non pas,... mais la vie est un peu monotone,... et puis...
—Et puis? questionna Ossipoff.
—Il avait été convenu que nous ne nous arrêterions, sur chaque planète, que le temps de reprendre haleine,... et dame, je ne serais pas fâché d'aller voir sur Jupiter ce qui s'y passe,... Vous n'oubliez pas que d'ici à Jupiter, nous avons un nombre respectable de lieues à parcourir.
Le vieux savant leva les bras en l'air.
—Jupiter! s'écria-t-il avec un éclair dans les yeux, le géant des mondes! oh! voir!... contempler!... étudier de près l'ossature de ce monstre!...
Mais l'éclair de son regard s'éteignit, et il murmura tristement:
—Malheureusement,... c'est un rêve, et Mars est bien notre dernière étape dans ce grand voyage que nous avons entrepris.
—Notre dernière étape! s'exclama M. de Flammermont, plaisantez-vous, monsieur Ossipoff? Vous nous avez promis de nous faire visiter tout le système solaire,... il faut tenir votre promesse... Voir Jupiter!... mais c'est notre rêve à tous, à Mlle Séléna, à Fricoulet, jusqu'à Farenheit lui-même...
Et il ajouta:
—Vous ne pouvez vous dérober ainsi à vos engagements...
—Mais le moyen de les tenir?... vous l'avez dit vous-même tout à l'heure,... ce sont des millions et des millions de lieues qui nous séparent de Jupiter!... comment franchir une si effroyable distance?...
—Retournons sur la Terre, en ce cas, insinua Gontran.
Le vieux savant tressaillit et répliqua d'une voix nette:
—Pour cela, rien ne presse,... nous avons, pour y songer, tout le temps qu'il nous plaira.
Le jeune comte dissimula le sourire qui, malgré lui, venait plisser ses lèvres, et répondit:
—Je plaisantais, mon cher monsieur Ossipoff;... ma devise, vous le savez bien, depuis que j'ai entrepris ce grand voyage, est «en avant toujours en avant»,... eh bien! je viens vous dire aujourd'hui, fidèle à cette devise: «monsieur Ossipoff, ne nous immobilisons pas ici,... en avant!»
Le jeune homme avait prononcé ces mots d'une voix vibrante qui parut faire sur Ossipoff une profonde impression; ses lèvres s'agitèrent dans un tremblement nerveux, et ses regards s'attachèrent avec curiosité sur Gontran.
Celui-ci ajouta:
—Savez-vous quel jour marque le calendrier terrestre, monsieur Ossipoff?
Le vieillard secoua la tête négativement.
—La Saint-Michel, repondit Gontran; c'est-à-dire, monsieur Ossipoff, que c'est aujourd'hui votre fête...
—C'est ma foi vrai, murmura le savant, c'est ma fête; absorbé dans ces intéressantes études, je l'avais complètement oublié!
Puis, après un moment, il demanda, tout étonné:
—Pourquoi me dites-vous cela?
—Parce que, si vous l'aviez oublié, vous, nous nous en sommes souvenus... pour vous la souhaiter...
Un air de contentement se répandit sur le visage du vieillard.
—Ça, c'est gentil, dit-il.
Et il serra cordialement la main du jeune comte.
—Devinez un peu, fit celui-ci d'un ton mystérieux, ce que nous vous offrons?
—Vous êtes donc plusieurs?
—Pour le cadeau dont il s'agit, il a fallu nous cotiser; Mlle Séléna s'est rappelé que c'était aujourd'hui votre fête.
—Chère enfant, murmura le vieillard attendri.
—Farenheit a déclaré qu'il fallait vous la souhaiter.
—C'est un brave homme, au fond, cet Américain, quoique violent.
—Moi, j'ai trouvé le cadeau qu'il fallait vous faire.
Une nouvelle poignée de main remercia le jeune homme de ses paroles.
—Quant à Fricoulet, termina Gontran, il m'a aidé.
—Peuh!... aidé à quoi?
—À vous faire le cadeau en question.
Le vieillard hocha la tête d'un air qui montrait en quelle piètre estime il avait l'aide de Fricoulet; puis il demanda:
—Et ce cadeau, qu'est-ce que c'est?
—Jupiter!
Ossipoff fit un bond en arrière, fixant sur son futur gendre un regard un peu inquiet.
—Vous dites? s'écria-t-il.
—Je dis: Jupiter.
—Vous m'offrez Jupiter en cadeau?
—Mais oui,... Jupiter lui-même,... et ipse, comme disait le bon proviseur du lycée Henri IV.
—Vous perdez la tête, riposta le vieillard dont l'inquiétude allait croissant.
Comme Gontran allait répondre, une nuée de Martiens envahit l'observatoire au milieu d'un bruit d'ailes assourdissants: c'était l'appareil que l'on apportait sous la direction de Fricoulet.
Ossipoff examinait d'un œil ébahi ce singulier instrument.
—Qu'est-ce que cela? murmura-t-il.
—Le véhicule qui va nous transporter dans Jupiter.
—Est-ce possible? balbutia Ossipoff,... mais par quel moyen?
—Par le moyen du courant parabolique d'astéroïdes qui forme un fleuve naturel sur lequel nous allons naviguer...
Le vieillard poussa une exclamation indéfinissable et, se précipitant sur M. de Flammermont, le saisit dans ses bras et le tint longtemps serré sur sa poitrine.
—Ah! mon enfant!... mon cher enfant! balbutia-t-il tout ému, il y en a dont les statues de bronze se dressent sur les places publiques, qui l'ont moins mérité que vous.
Pendant que le jeune comte faisait visiter en détail l'appareil au vieux savant, Farenheit exprimait à Fricoulet la stupéfaction profonde en laquelle venait de le jeter la légèreté de l'appareil.
—Il est pourtant construit tout entier en métal? observa-t-il.
—Tout entier...
—Si je ne me trompe,... il y a là au moins quinze cents kilos de fonte?
Fricoulet se mit à rire.
—À peine six cents... sur terre; car ici, en vertu des lois particulières de la pesanteur, ces six cents kilos sont réduits à deux cents seulement.
L'Américain tournait et retournait autour de l'appareil, ne pouvant se convaincre que l'ingénieur lui disait la vérité.
—Quel est donc le métal dont le poids est si faible?
—Le lithium.
—Le lithium, répéta l'Américain,... je ne connais pas ça.
—Il y a bien d'autres choses que vous ne connaissez pas, répliqua plaisamment Fricoulet.
Puis, tout à coup, il se mit à rire.
—Qu'avez-vous donc? demanda Farenheit d'un ton sec, car il croyait que l'autre se moquait de lui.
—Je pense à votre quartier de diamant que j'ai été obligé de jeter comme un vulgaire sac de lest, lors de mon brusque départ de Phobos,... et dont la perte vous a tant désespéré.
—Et c'est cela qui vous fait rire? grommela l'Américain, il n'y a vraiment pas de quoi...
—Quand vous saurez ce qui m'égaye ainsi, vous partagerez mon hilarité,... j'en suis certain.
—En ce cas, hâtez-vous de parler...
—Vous croyiez remporter une fortune, n'est-ce pas, avec votre morceau de carbone cristallisé?
—Dame! un million environ.
Les lèvres de Fricoulet s'allongèrent dans une moue dédaigneuse.
—Peuh! fit-il, un million, la belle affaire!
—Cela vaut toujours mieux que de revenir gueux comme Job.
D'un hochement de tête, l'ingénieur indiqua l'appareil.
—Savez-vous, dit-il, ce que vaut ceci?
—Ça... ça n'a pas d'autre valeur que le prix de la fonte.
—Quel prix, selon vous?
—Eh! comment voulez-vous que je sache cela? Je n'ai jamais été dans la ferraille, moi... je ne me connais que dans les suifs...
Fricoulet insista, en riant.
—Mais, enfin, à votre avis, quelle valeur cela peut-il avoir?
Farenheit réfléchit quelques secondes.
—Je crois, dit-il, être au-dessus de la vérité en estimant le kilog. à... à...
Et, se grattant le bout du nez, hésitant à citer un chiffre.
—Allons, s'écria l'ingénieur, dites-le donc... à soixante-dix-sept mille francs.
L'Américain fit un bond formidable.
—Soixante-dix-sept mille francs! répéta-t-il... le kilog!