Читать книгу Aventures extraordinaires d'un savant russe: Les planètes géantes et les comètes - H. de Graffigny - Страница 8

OÙ LE GÉNIE DE GONTRAN SAUVE
ENCORE LA SITUATION

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es Terriens s'étaient remis en marche, foulant avec volupté ce sol martien sur lequel ils avaient désespéré, durant de si longues heures, de jamais poser le pied; ils avaient oublié leurs membres brisés par la fatigue, leur estomac détraqué par la faim, leur cerveau alourdi par l'angoisse.

Ils se sentaient revivre et aspiraient avec volupté l'air frais et vivifiant de la nuit.

Prenant comme phare, pour se diriger dans leur course, cette lueur énigmatique qui augmentait d'intensité à mesure qu'ils avançaient, ils suivaient le bord d'une nappe liquide qui s'enfonçait, ainsi qu'une baie étroite ou l'estuaire d'un fleuve, dans l'intérieur des terres.

—Penses-tu, réellement, que ce soit là une ville? demanda Gontran à l'oreille de son ami;... tout insipide que soit le mode d'alimentation en usage sur cette planète, j'ai hâte de me restaurer... voilà les tiraillements d'estomac qui recommencent.

—Que veux-tu que je te dise? mon pauvre vieux, répliqua l'ingénieur; sur ce sujet, je suis aussi ignorant que toi et j'en suis réduit à des suppositions.

Tout à coup Séléna s'écria:

—Tiens! une étoile filante!

Tous levèrent la tête et aperçurent, en effet, un point lumineux qui, d'un rayon enflammé, zébrait l'espace assombri.

Ce point paraissait s'être détaché de cette agglomération brillante que M. de Flammermont avait pris tout d'abord pour la voie lactée; en outre, on eût dit qu'il se dirigeait vers les Terriens.

En entendant l'exclamation de sa fille, Ossipoff haussa les épaules.

—Une étoile! grommela-t-il; mais ma pauvre enfant, tu n'aurais pas eu le temps de la signaler, que déjà elle aurait disparu.

—Et non seulement elle ne disparaît pas, mais encore elle devient de plus en plus brillante, déclara Farenheit.

—Ne vous semble-t-il pas apercevoir une masse sombre qui se meut dans le sillage de ce point lumineux? demanda Gontran.

Fricoulet frappa joyeusement ses mains l'une contre l'autre.

—Bravo! s'écria-t-il,—cette étoile n'est autre chose que la lampe électrique d'un Martien.

—Puissiez-vous dire vrai, Monsieur Fricoulet, fit Séléna, à laquelle il tardait, comme à ses compagnons, de se reposer enfin d'aussi longues fatigues.

Comme elle achevait ces mots, un sifflement se fit entendre, assez semblable à un bruit d'ailes fendant l'espace et, presque aussitôt, un corps s'abattit près des voyageurs.

Ainsi que l'avait pronostiqué Fricoulet, c'était, en effet, un Martien qui dirigeait sur eux la lumière de la minuscule, mais éclatante lanterne fixée à son front.

Quand il les eut considérés attentivement, il poussa deux ou trois sons gutturaux.

L'ingénieur qui, on se le rappelle, avait servi jusqu'alors d'interprète à ses compagnons, s'avança vers l'indigène et échangea avec lui quelques monosyllables rapides.

Puis, le Martien reprit son vol et disparut, léger comme une flèche, dans la nuit.

Gontran poussa une exclamation désappointée.

—Eh bien! quoi, fit-il, il s'en va, comme ça!... et nous?

—Tranquillise-toi, dit alors Fricoulet, il va revenir avec un véhicule qui, dans la situation où nous nous trouvons, sera, je pense, accueilli joyeusement...

—Mais ces lumières?... demanda Ossipoff.

—... Sont celles d'une ville aérienne où nous allons nous rendre.

—Une ville aérienne! répéta Gontran... ah ça! dans ce maudit pays, c'est de plus fort en plus fort... comme chez Nicolet.

—Vous ne savez pas de quelle façon est construite cette ville? demanda Ossipoff.


—Je vous avouerai, mon cher Monsieur, répliqua l'ingénieur, que je n'ai point pris le temps de demander des explications à ce sujet,... d'autant plus que, pour le moment, cela m'intéresse fort peu.

—Pourvu que nous trouvions de quoi nous sustenter à notre suffisance et nous reposer en toute sécurité, le reste importe peu, déclara Farenheit.

Le vieux savant lui lança un regard de travers.

—Sauvage! grommela-t-il entre ses dents.

Sans doute la faim décuplait-elle les facultés acoustiques de l'Américain, car l'épithète lui frappa les oreilles et il allait la relever de façon certainement peu agréable pour Ossipoff, lorsqu'au-dessus de leur tête, l'ombre s'illumina soudain de lueurs vives et, presque aussitôt, tombant de l'espace aussi légèrement qu'un oiseau, vint se poser sur le sol, un appareil en tous points semblable à celui qui avait déjà transporté nos voyageurs à la Ville-Lumière.

À peine y eurent-ils pris place que cette sorte d'hélicoptère s'éleva avec une vélocité incroyable et, fendant les airs, vint, au bout de quelques minutes, s'arrêter sur une vaste plate-forme toute étincelante de lumières et autour de laquelle s'élevaient, assises sur des fondations invisibles, des habitations d'un type identique à celles que nos voyageurs avaient déjà rencontrées sur la planète.

Une fois débarqués, leur guide les conduisit dans un vaste bâtiment où, après leur avoir remis des fioles de liquide nutritif et leur avoir désigné un amas de duvet étendu sur le sol, leur souhaita le bonsoir et se retira.

À son réveil, qui fut bien étonné? ce fut Fricoulet en voyant Aotahà qui, debout auprès de son chevet, le considérait en souriant.

D'un bond il fut debout, enchanté de retrouver ce brave Martien qui s'était montré si complaisant pour lui et ses compagnons, depuis leur séjour sur la planète; et tout de suite il engagea la conversation.

Il apprit alors que la Ville-Lumière, entraînée par le grand courant équatorial, et après avoir traversé la mer Érythrée, avait abordé, deux jours auparavant, à l'endroit où les Terriens, emportés par le même courant, avaient atterri la veille.

Les habitants de Tôouh, la ville aérienne, prévenus par voie télégraphique du cataclysme qui s'était produit à la suite de la bataille dans les plaines de la Lybie et avisés de la route suivie par la Ville-Lumière, arrachée de ses fondations, avaient mis à la disposition de ses compatriotes les moteurs nécessaires pour les remorquer eux et leurs habitations jusqu'à l'emplacement qu'ils occupaient primitivement dans la région de l'Équateur.

—Mais vous, demanda Fricoulet à Aotahà, lorsque le récit de celui-ci fut terminé, comment se fait-il que vous soyez encore ici.

—Je me préparais à aller à votre recherche, répondit simplement le Martien.


Après l'avoir remercié chaudement de cette bonne intention, Fricoulet demanda des explications sur le lieu singulier en lequel il se trouvait ainsi que ses amis; et le Martien lui fournit complaisamment tous les renseignements capables de satisfaire la curiosité du Terrien.

Cette terre de Noachis étant, plus que toutes les autres contrées de la planète, sujette à des inondations formidables susceptibles de durer pendant plusieurs années, les habitants avaient songé à utiliser les progrès étonnants réalisés par la science, pour se mettre à l'abri de ce fléau terrible.

Une seconde raison les empêchait d'asseoir les assises de leurs maisons sur le sol même: les miasmes pestilentiels qui se dégageaient des terrains marécageux de cette île immense.

Aussi avaient-ils suspendu leur ville dans l'espace par un moyen des plus simples: d'immenses caissons métalliques, remplis d'un gaz plus léger que l'air, jouaient le rôle de ballons et servaient de fondations aux maisons; quant aux matériaux employés à la construction, ils étaient, presque tous, composés de cellulose pure, rendue, par des procédés spéciaux, aussi dure que l'acier, quoique demeurant très mince et imperméable.

Le gaz qui remplissait les caissons était produit par la réaction de substances chimiques les unes sur les autres; au moyen des câbles rattachant la cité aérienne à la terre ferme et contenant intérieurement des fils métalliques, l'électricité produite à terre arrivait jusqu'aux habitations pour fournir la lumière, la chaleur et la force motrice, indispensables aux besoins journaliers.


Les Terriens auxquels Fricoulet émerveillé transmettait les explications du Martien sur ces admirables travaux, demeuraient immobiles d'ébahissement.

Farenheit lui-même, qui écoutait sans comprendre grand chose, était stupéfait de tant d'ingéniosité; au fond, bien qu'il n'en laissât rien paraître, il était quelque peu humilié dans son amour-propre national; les Américains lui semblaient bien petits et bien arriérés auprès de ces gens-là.

Aussi se promit-il, si la Providence lui faisait remettre les pieds sur les États-Unis, de ne jamais toucher un mot de la planète Mars à ceux qui lui demanderaient le récit de ses extraordinaires voyages.

—Ce serait, assurément, le meilleur moyen de me faire blackbouler à la réélection présidentielle de l'Excentric-Club, pensait-il.

En ce moment, Aotahâ désigna de la main une machine singulière amarrée au ponton aérien sur lequel reposait l'habitation où se trouvaient les Terriens.

—Qu'est-ce que cela? demanda Fricoulet.


—Le véhicule qui doit nous transporter dans les régions de l'Équateur.

—Ça? exclama Gontran auquel l'ingénieur venait de traduire la réponse du Martien.

L'exclamation stupéfaite et quelque peu méprisante du jeune comte, s'expliquait par la forme bizarre du véhicule?

C'était une sorte de cigare métallique, long d'environ trente mètres, terminé en pointe à chaque extrémité et paraissant avoir, à son plus fort renflement, un diamètre de quatre à cinq mètres.

À chacun de ses flancs et perpendiculairement à l'horizontale se dressait une manière de mât métallique lui aussi, servant de support à de vastes plans de toile et terminé par une double hélice; à l'avant et à l'arrière de ce véhicule se trouvaient des propulseurs actionnés par des moteurs invisibles.

Fricoulet s'était approché et examinait cet appareil avec un intérêt considérable.

—Singulière machine, hein! fit-il à Gontran.

—Si je n'avais déjà expérimenté la civilisation extraordinaire de ces gens-là, répondit M. de Flammermont, j'hésiterais à monter là-dedans, ma parole d'honneur.

Ossipoff, sa fille et Farenheit avaient déjà embarqué; l'ingénieur fit comme eux et, tout en bougonnant, le jeune comte suivit son ami.

Alors, une sorte de sonnerie électrique retentit, les attaches furent larguées, et les propulseurs furent mis en mouvement.

Après s'être élevé dans l'espace, droit comme une flèche, le bateau aérien fila un instant horizontalement; puis, à un signal, les deux mâts s'inclinèrent vers l'arrière, présentant à l'air une vaste surface de plans inclinés.

—Eh! parbleu! s'écria Fricoulet, c'est tout simplement une façon d'aéroplane à plusieurs plans superposés.

Ossipoff, en ce moment, serra énergiquement les mains de M. de Flammermont.

—Eh! qu'avez-vous donc, mon cher monsieur? demanda le jeune homme tout surpris de ce brusque attendrissement.

—Ce véhicule me rappelle mon évasion d'Ekaterimbourg, répondit le vieillard.

Et il ajouta:

—N'êtes-vous pas fier, mon cher enfant, de vous être rencontré, dans l'invention de cet ingénieux aéroplane auquel je dois ma liberté et peut-être ma vie, avec ces Martiens, les plus civilisés et les plus instruits de l'Univers.

Gontran eut un petit haussement d'épaules insouciant.

—Mon Dieu! répondit-il, pas plus fier que cela, je vous assure, monsieur Ossipoff.

Le vieux savant l'enveloppa d'un regard attendri.

—Quelle modestie, murmura-t-il.

Au-dessous d'eux, les nuages filaient avec une rapidité vertigineuse, laissant apercevoir, par leurs déchirures, le sol de Mars uniformément plat, avec ses canaux miroitant au soleil qui semblaient former autour de la planète une résille de métal étincelant.


Par moments, des points sombres, d'inégale dimension, apparaissaient; c'étaient des villages, des bourgs, des villes; mais la hauteur à laquelle planait l'appareil empêchait de les distinguer bien nettement; Ossipoff, seul, pouvait en apercevoir les détails, grâce à la lunette de l'Américain qu'il avait accaparée et à laquelle son œil demeura vissé toute la journée.

Lorsque le Soleil se coucha, on arriva à une ville aérienne en tous points semblable à Tôouh et que Ossipoff déclara être située au centre de la Terre de Secchi, appelée aussi Hellade par Schiaparelli.

Au point du jour, on se remit en marche; on longea, pendant quelques heures, le canal Alphée, on s'engagea au-dessus de l'océan Newton, et l'on coupa l'Équateur à midi précis.

Le cap fut alors mis sur l'Est et les Terriens se trouvèrent au-dessus de la Lybie; mais de la mer du Sablier au lac Mœrjs, les eaux avaient envahi le continent, et jusqu'aux confins de l'horizon l'œil des voyageurs n'aperçut, pendant de longues heures, qu'une nappe liquide, étincelant au soleil comme un immense miroir d'acier.

Cependant, la marche du navire aérien avait été activée et Fricoulet calcula que l'on ne faisait pas moins de 200 kilomètres à l'heure—la vitesse de la tempête sur terre; mais, malgré le prodigieux déplacement d'air produit par cette course vertigineuse, ni lui, ni Gontran ne voulurent quitter le pont supérieur de l'appareil, ce qui leur permit d'apercevoir, à plusieurs centaines de mètres au-dessous d'eux, les quatorze canaux signalés par Schiaparelli entre le 200e et 250e degré de longitude.

Successivement, l'ingénieur les nommait à son ami qui, penché sur la rambarde, la tête entre ses deux mains, faisait d'incroyables efforts pour contraindre sa mémoire à retenir ces noms bizarres: Lethé, Amenthès, Aethiops, Fainestos, Cyclops, Hephaestis, Galaxias, Cerberus.

Arrivé à ce dernier, le navire dévia de sa route, suivant, dans l'espace, le tracé du canal jusqu'au Trivium Charontis; puis, brusquement au loin, un faisceau de feux étincelants illumina la nuit: c'était la Ville-Lumière.

—Eh bien! sir Jonathan, dit Fricoulet en débarquant, savez-vous quelle distance nous avons parcourue depuis hier?

L'Américain secoua négativement la tête.

—Deux mille cinq cents kilomètres; pas un de plus, pas un de moins; en quarante-huit heures, c'est assez gentil. Voilà qui laisse bien loin en arrière vos fameux railroad!... qu'en pensez-vous?

Farenheit répondit par un grognement; toutes les fois qu'il était obligé de convenir d'une infériorité des États-Unis, son amour-propre national ressentait une souffrance aiguë.


Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le retour des Terriens à la Ville-Lumière: Ossipoff s'était plongé dans une suite d'études astronomiques, que lui facilitaient les merveilleux instruments d'optique réunis dans l'observatoire martien; Fricoulet suivait de près les travaux des indigènes, prenant des notes, enregistrant chaque jour, avec un surprise croissante, les progrès réalisés sur la planète, par l'art de la mécanique; Séléna et Gontran, livrés à eux-mêmes, passaient des heures entières à parler de l'avenir, à bâtir des châteaux en Espagne pour loger leur amour; et à cette occupation, les heures paraissaient fuir avec une vertigineuse rapidité: le soir arrivait qu'ils ne s'étaient point dit le quart de ce qu'ils avaient à se dire en se levant.

LA RÉGION DES EAUX MARTIENS

Quand on s'aime, la conversation n'est qu'un continuel recommencement.


Seul, Jonathan Farenheit ne savait à quoi employer ses journées et, à défaut d'autres occupations, il passait son temps à maugréer contre Mars et les explorateurs de planètes.

Ce retour vers la cinquième avenue, auquel il aspirait depuis si longtemps, devenait de plus en plus problématique et une fureur épouvantable s'emparait de lui à la pensée que, depuis le 31 août dernier, jour de la liquidation semestrielle, les actionnaires de la Moon's diamantal Company le considéraient comme un voleur.

Si ses regards eussent été des revolvers, Mickhaïl Ossipoff fût mort depuis longtemps, car, toutes les fois que l'Américain se rencontrait avec le savant, sa haine lui jaillissait par les yeux.

Mais heureusement pour le vieillard, le regard humain est inoffensif et Ossipoff continuait paisiblement ses études.

Restaient Fricoulet et Gontran, avec lesquels Farenheit eût pu s'entendre pour concerter un retour vers la Terre; mais le premier était presque tout le temps par monts et par vaux, à l'affût de quelque étrange application scientifique et il était peu facile de lui mettre la main dessus; en outre, au point de vue astronomique, l'Américain n'avait qu'une confiance limitée dans l'ingénieur.

Il n'y avait donc plus que M. de Flammermont, sur lequel sir Jonathan pût compter: celui-là était un savant véritable, et il offrait, sur ses autres compagnons, cet incomparable avantage d'avoir un intérêt direct à rejoindre sa planète natale.

Mais, avec celui-là non plus, il n'était guère commode d'avoir une conversation secrète: il ne lâchait pas d'une semelle Mlle Ossipoff et, sitôt qu'il s'éloignait un peu, tout de suite elle accourait lui prendre le bras pour continuer le duo interrompu, toujours le même et toujours plein de charme pour eux.

Un soir, cependant, que Séléna appelée brusquement par M. Ossipoff avait quitté Gontran, l'Américain, aux aguets, tomba sur sa proie.


—Monsieur de Flammermont, dit-il à voix basse, j'aurais quelques mots à vous dire.

Surpris du ton tragique de Farenheit, le jeune homme s'écria:

—Eh! parlez, mon cher sir Jonathan, de quoi s'agit-il?

—Pas si haut, je vous prie, monsieur de Flammermont, fit l'autre en posant la main sur le bras du jeune comte, et tirons à l'écart, s'il vous plaît; nul ne doit entendre ce que j'ai à vous confier.

—Savez-vous que vous m'inquiétez véritablement, répliqua Gontran en suivant cependant, avec docilité, son compagnon.

Celui-ci enfin, s'arrêta et, plantant ses regards dans ceux du jeune homme, il demanda, de ce même ton tragique que prit don Diégue à demander à Rodrigue s'il avait du cœur:

C'était une sorte de cigare métallique, long d'environ trente mètres.

—Monsieur le comte de Flammermont, quelle valeur a votre parole quand vous la donnez?

Gontran fixa sur l'Américain un regard stupéfait.

—Est-ce que vous parlez sérieusement? demanda-t-il, doutant encore qu'il eût bien entendu.

—Ai-je donc l'air de plaisanter? répliqua Farenheit.

Les sourcils du jeune comte se froncèrent.

—C'est que, dit-il lentement, votre question constitue, par elle-même, une insulte grave.

—N'y voyez point autre chose que ce que j'ai voulu y mettre, riposta l'Américain, et répondez-moi par un oui ou par un non...

—Si nous étions sur terre, gronda M. de Flammermont, je ne vous répondrais que par l'envoi d'une paire d'amis...

—Chargés de demander réparation ou rétractation, n'est-ce pas?... heureusement nous ne sommes pas sur terre, car le moyen dont vous parlez n'a jamais servi à élucider aucune question.

—Enfin, me direz-vous au moins où vous voulez en venir?

—À savoir, tout simplement, si vous vous rappelez certaine phrase prononcée par vous, dans un élan de reconnaissance, lorsque, croyant votre fiancée à jamais perdue, vous l'avez retrouvée, sur l'Île Neigeuse, saine et sauve par mes soins.


—Je me souviens, sir Jonathan, que vous m'avez rendu le plus grand service qu'un homme puisse rendre à un autre et que ma reconnaissance sera éternelle.

—Je sais,... je sais... répliqua Farenheit, mais nous autres, fils du Nouveau-Monde, nous sommes gens pratiques et, comme vous m'avez promis que votre reconnaissance se traduirait par autre chose que par des paroles...

—Moi! s'écria le jeune homme surpris.

—«Sir Jonathan, m'avez-vous dit, vous avez sauvé la vie de ma fiancée et vous venez de sauver la mienne; c'est moi qui me chargerai d'acquitter la dette de reconnaissance de M. Ossipoff en même temps que la mienne...» vous rappelez-vous ces paroles?

Gontran prit la main de l'Américain et, la serrant avec énergie:

—Si je me les rappelle! s'écria-t-il,... elles sont gravées dans mon cœur.

—Vous souvenez-vous aussi que je vous répondis: «Si vous croyez me devoir un peu de reconnaissance, vous pourrez vous acquitter en me rendant, le plus tôt possible, à mon pays natal.»

Le visage de M. de Flammermont s'assombrit, car il prévoyait la suite, et il garda le silence.

—Ce à quoi, poursuivit Farenheit, vous répondîtes: «Je ferai tout ce qui dépendra de moi.»


Le jeune homme inclina, à plusieurs reprises, la tête de haut en bas.

—Oui,... oui... je me souviens maintenant.

L'Américain poussa un profond soupir, en même temps, les traits de son visage se détendirent et exprimèrent une satisfaction très vive.

—En ce cas, dit-il, quand comptez-vous mettre votre promesse à exécution?

Gontran tressaillit.

—Ma promesse,... ma promesse,... grommela-t-il; ma promesse consiste à faire tout ce qui dépendra de moi.

Farenheit lui frappa amicalement sur l'épaule.

—En ce cas, dit-il avec un sourire aimable, je foulerai bientôt du pied le sol des États-Unis; car, du moment qu'un savant tel que vous...

—Permettez,... voulut dire le jeune homme.

—Du moment qu'un savant tel que vous se met en tête de réussir, il réussit.

Il ajouta en faisant claquer ses doigts d'un air de souverain mépris.

—D'ailleurs, si je me souviens bien de ce que j'ai entendu dire par M. Ossipoff, il n'y a pas plus, entre la Terre et Mars qu'une distance de 15 millions de lieues... et pour des gens comme nous...

—Pardon, fit Gontran,... c'était il y a deux mois que la distance entre les deux planètes n'était que de 15 millions de lieues, mais, depuis ce temps-là, chacune d'elle a couru sur son orbite, et maintenant... c'est une fière enjambée qu'il faudrait faire pour passer de l'une sur l'autre.


C'est subitement que cet argument s'était présenté à l'esprit du jeune comte pour le tirer de la situation difficile où venait de le mettre Farenheit et il considérait, d'un air très satisfait, le nez visiblement allongé de l'Américain.

—Alors, grommela ce dernier, rien à faire?

—Pour le moment, pas grand chose, répondit M. de Flammermont en secouant la tête.

—Savez-vous bien que j'ai peur de devenir enragé! hurla Farenheit en secouant les bras de son compagnon à les lui briser.

Puis, soudain, se penchant vers lui et le regardant avec des yeux furieux.

—Savez-vous une chose? dit-il,... eh bien! je commence à croire que, vous aussi, vous n'êtes qu'un faux savant... comme votre ami Fricoulet.

Et il ajouta avec un soupir de regret.

—Ah! si Fédor Sharp était ici!

Gontran tressaillit et le regarda avec stupéfaction.

—C'était un savant, celui-là, un vrai savant, murmura Farenheit; d'ailleurs, pour être nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Pétersbourg, il ne faut pas être un crétin... comme cet Ossipoff de malheur qui n'a jamais eu aucun titre.

—Excepté à votre ressentiment, dit M. de Flammermont en plaisantant.

—Oh! celui-là, rugit l'Américain, je l'étranglerai un jour ou l'autre.

—Est-ce de moi que vous parlez? demanda une voix joyeuse derrière les deux causeurs.

Ils se retournèrent et virent Fricoulet qui avait disparu depuis deux jours, pour aller, en compagnie de son ami Aotahâ, visiter des chantiers où l'on construisait des véhicules aériens d'un nouveau modèle et dans lesquels l'électricité jouait un rôle surprenant.


Il répéta sa question; Farenheit lui répondit d'un ton bourru:

—Vous, je ne puis vous en vouloir,... car vous n'êtes point cause si je me trouve aujourd'hui si loin de mon pays natal.

—Je puis même vous apprendre, articula Fricoulet que, s'il n'avait tenu qu'à moi, vous seriez resté dans le Cotopaxi.

Farenheit le regarda d'un air interrogateur.

—Oui, répéta l'ingénieur, le matin même de notre départ, je suis venu trouver M. Ossipoff et l'ai vivement encouragé à ne point vous donner place dans notre obus... Je craignais que cette surcharge n'entraînât des difficultés... Il a traité mes craintes de puériles... et vous êtes parti.

—Ah! plût au ciel qu'il vous eût écouté! s'écria l'Américain, je ne serais pas ici à me morfondre, si loin de mon pays natal.

Fricoulet haussa les épaules pour indiquer qu'à cela il ne pouvait rien, et il allait rejoindre sa couchette, lorsque l'espace, assombri par les voiles de la nuit, se trouva soudain rayé d'une fusée lumineuse qui s'évanouit presque aussi rapidement qu'elle avait apparu.

—Une étoile filante! s'écria l'ingénieur.

Et, s'adressant à Séléna qui était accourue, il lui dit en plaisantant:

—Faites un vœu, mademoiselle.

—Un vœu, répéta-t-elle surprise.

—Les jeunes filles russes n'ont-elles donc point, comme nos jeunes filles françaises, cette charmante superstition qui leur fait former un vœu, lorsque brille au ciel une étoile filante... on prétend que le vœu se réalise rapidement.

Séléna répondit en souriant:

—Non, monsieur Fricoulet; nous ne connaissons point cela en Russie; mais ne suis-je pas, depuis longtemps, Française par le cœur?

—Formez donc vite un vœu, dit Gontran.

—C'est déjà fait, répondit-elle.

—Et sans indiscrétion, demanda le jeune homme, pourrais-je savoir?

La jeune fille le menaça du doigt:

—Ne vous en doutez-vous pas un peu? dit-elle.

—Monsieur Fricoulet, fit Farenheit en s'adressant à l'ingénieur, avez-vous entendu dire que des vœux formés, en de semblables circonstances par des hommes, se fussent réalisés.

—Je vous avouerai, mon cher sir Jonathan, que je ne possède aucun renseignement à ce sujet... mais, pour ce que cela coûte, vous pouvez toujours essayer.

Et il ajouta:

—Je n'ai pas besoin de vous demander...

—Certes non; je le dis bien haut: je souhaite de revoir les États-Unis le plus tôt possible.

Comme il achevait ces mots, l'ombre se trouva zébrée soudain d'une, véritable pluie de feu, sans cesse éteinte et sans cesse renaissante, qui dura plusieurs secondes.

—Eh! s'écria Fricoulet, ce doit être aujourd'hui, sur Terre, le 24 novembre.

Il tira de sa poche un vieux calendrier qu'il avait emporté dans son portefeuille, et, après l'avoir consulté, il murmura:

—Oui, c'est bien cela.

Alors, se tournant vers l'Américain.

—Mon cher sir Jonathan, votre vœu est exaucé.

Farenheit regarda l'ingénieur d'un air incrédule.

—Vous vous moquez de moi, murmurait-il.

—Non pas.


Et, étendant la main vers un nouveau rayon lumineux qui venait de traverser l'espace.

—Enfourchez une de ces étoiles filantes et vous avez beaucoup de chance de revoir les États-Unis.

L'Américain haussa les épaules:

—Je pense à des choses sérieuses, maugréa-t-il, et vous me parlez de choses absurdes.

—Pas si absurdes que cela, répondit Fricoulet; ne savez-vous donc pas qu'un savant compatriote à vous, Simon Newcomb, a calculé que, par an, il ne tombe pas moins de quarante-six milliards d'étoiles filantes sur la Terre.

L'ombre se trouva zébrée soudain d'une véritable pluie de feu.

—Quarante-six milliards! répétèrent les compagnons de l'ingénieur, véritablement ahuris par ce chiffre.

—Pour vous prouver que cela n'a rien d'exagéré, sachez qu'en 1883, un astronome qui observait, à Boston, une pluie d'étoiles, les a assimilées à la moitié du nombre de flocons qu'on aperçoit dans l'air pendant une averse de neige ordinaire; en un quart d'heure, et, bien qu'il eut limité son observation au dixième de l'horizon, il n'en compta pas moins de six cent cinquante, ce qui, pour tout l'hémisphère visible, donnait un total de huit mille six cent soixante, soit, pour une heure, trente-quatre mille six cent quarante étoiles... le phénomène ayant duré plus de sept heures, c'est donc deux cent quarante mille étoiles qui se montrèrent à Boston.

—Mais, monsieur Fricoulet, demanda Séléna, sait-on, au juste, ce que c'est qu'une étoile filante?

—Tout d'abord, on prétendait que c'était un corps gazeux, une sorte de nébuleuse; mais on a été amené à conclure que, pour avoir la force de pénétrer dans notre atmosphère, il fallait que ce corps fût solide.

By God! s'exclama l'Américain, et vous croyez que cent quarante-six milliards de corps solides peuvent ainsi tomber sur la terre sans occasionner aucun dégât?

—Permettez-moi de vous demander, sir Jonathan, ce qui arriverait d'un essaim de moucherons traversé par un boulet de canon?

Farenheit se contenta de rire en haussant les épaules.

—Il n'y aurait pas à craindre, n'est-ce pas, que le boulet de canon fût endommagé... de même, si un éléphant s'amusait à piétiner sur une fourmilière; ce n'est assurément pas la vie du pachyderme qui vous inspirerait aucune crainte... Eh bien! ces deux comparaisons sont la meilleure réponse que je puisse faire à ce que vous venez de dire.

—Cependant, objecta Gontran, sans vouloir pousser, comme sir Jonathan, les choses à l'extrême, la rencontre de la Terre avec une étoile filante doit lui occasionner un choc quelconque.

—Quand je parle de la Terre, j'entends la Terre et son atmosphère; or, lorsqu'une étoile pénètre dans notre atmosphère, sa vitesse est telle que, son mouvement se transformant en chaleur, elle s'enflamme, se volatilise pour ainsi dire, et n'arrive à la surface du sol que sous forme de poussière.

—Comment peut-on savoir alors, demanda Séléna, que les étoiles sont des corps solides?... car, tout à l'heure, vous m'avez dit que c'étaient des corps solides.


—Et je ne m'en dédis pas, mademoiselle, car c'est la vérité; mais ce phénomène d'inflammation et de volatilisation se produit seulement pour les astéroïdes minuscules; ceux, au contraire, dont le poids varie de quelques hectogrammes jusqu'à des milliers de kilos, ceux-là résistent; mais sous l'influence de la chaleur, leur surface se fond et se couvre d'une couche de vernis et cette même chaleur les retardant dans leur course, ils n'arrivent sur Terre qu'avec une vitesse insignifiante.

—Mais cela doit finir par augmenter le volume de notre planète natale, fit observer Séléna.

—Oh! si peu et surtout si lentement; songez qu'en donnant à tous ces astéroïdes une dimension moyenne de un millimètre cube environ, nos quarante-six milliards d'étoiles annuels, représentent 146 mètres cubes et 8,760 kilos; en une série de cent siècles, cet accroissement de volume serait de 1,460,000 mètres cubes, lesquels, répandus à la surface de notre globe qui ne mesure pas moins de 510,000 kilomètres carrés, formeraient une couche de 1 centimètre d'épaisseur... vous voyez que ce n'est vraiment pas la peine d'en parler.

Il se tut et se prit à considérer les rayons lumineux qui recommençaient à zébrer le manteau sombre de la nuit.

Gontran, qui se trouvait à côté de lui, se pencha à son oreille.

—Pourquoi donc, tout à l'heure, en te frappant le front, t'es-tu écrié que ce devait être aujourd'hui, sur Terre, le 24 novembre?

—À cause de cette pluie d'étoiles...

—Elle se produit donc à dates fixes?

—Parbleu!... tu n'avais jamais remarqué cela?

—Je dois t'avouer que non... jusqu'à ce que je fisse la rencontre de M. Ossipoff, toute mon attention était portée vers la diplomatie, et le concert européen...

—... T'intéressait beaucoup plus que l'harmonie des mondes: je conçois cela. Mais, pour le moment, bénis Ossipoff que ses études astronomiques maintiennent cramponné à son télescope; autrement, tu peux être certain qu'il t'aurait déjà poussé une «colle».

—Au lieu de m'adresser ce petit discours, fit Gontran d'un ton maussade, tu ferais bien mieux de me donner quelques explications.

—Eh bien! en deux mots, voici la chose: jusqu'en ces dernières années, on attribuait aux étoiles filantes une origine planétaire; c'est-à-dire qu'on supposait qu'elles formaient des anneaux circulant autour du Soleil avec une vitesse presque égale à celle de la Terre et suivant des orbites à peu près circulaires... mais tout récemment, Schiaparelli, frappé de leur vitesse analogue à celle des comètes, soupçonna que, comme ces dernières, elles devaient avoir une vitesse parabolique et, conséquemment, appartenir à un système céleste étranger à notre système solaire; en outre,...

Gontran, qui écoutait son ami avec une profonde attention, l'interrompit brusquement.

—Si je te comprends bien, dit-il, ce serait une façon de comète dont le noyau, au lieu d'être comme celui de la comète de Halley, Biéla et autres, formé d'un corps unique, considérable, serait composé par la réunion d'infinités de corpuscules, détachés les uns des autres et circulant de conserve dans l'immensité?

Fricoulet secoua la tête.

—Tu n'y es pas, répondit-il; la théorie de Schiaparelli établit que cette agglomération de corpuscules forme une chaîne non interrompue qui court, suivant une forme parabolique, dans un plan perpendiculaire à celui dans lequel se meut la Terre...

—Mais alors, s'écria Gontran dont le visage exprima tout à coup une agitation extrême, il arrive un moment où la Terre traverse cette chaîne?

—Parfaitement logique; cette sorte de fleuve corpusculaire est même si considérable, que la Terre, bien que le traversant perpendiculairement, met quatre ou cinq jours à s'en dégager.

M. de Flammermont poussa un cri de joie qui fit accourir Farenheit et Séléna qui, voyant les deux jeunes gens causer à voix basse, s'étaient retirés un peu à l'écart.

—Ah! ma chère Séléna, dit le jeune comte en pressant dans les siennes, les mains de la jeune fille, le vœu que vous avez formé tout à l'heure va peut-être pouvoir se réaliser.

—Que voulez-vous dire? exclama Mlle Ossipoff en attachant sur son fiancé un regard plein de curiosité.

—Je veux dire que la Terre nous reverra sans doute plus tôt que nous le pensions.

L'Américain ne trouva pas d'autre moyen, pour manifester sa joie, que de jeter en l'air sa casquette de voyage.

—Hurrah! s'écria-t-il, hurrah pour le comte de Flammermont.

Séléna regarda Fricoulet pour lui demander s'il comprenait quelque chose au langage de son ami; mais le jeune ingénieur, secouant la tête, mit son index sur son front, pour indiquer qu'il n'était pas sans concevoir des doutes sérieux concernant la raison de Gontran.

Celui-ci aperçut le geste de l'ingénieur et souriant d'un sourire indéfinissable.

—Non, dit-il, je ne suis pas fêlé... mais avant de vous exposer le plan qui vient de se former soudainement dans mon cerveau, j'ai besoin de coordonner mes idées et c'est à quoi je vais employer la nuit.

Sur ce, il souhaita le bonsoir à Mlle Ossipoff, serra la main de Farenheit et se retira dans le logement qu'il partageait avec Fricoulet.


Aventures extraordinaires d'un savant russe: Les planètes géantes et les comètes

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