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LES NAUFRAGÉS DE MARS

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Table des matières

uit épouvantable, terrifiante, que celle pendant laquelle Ossipoff et ses compagnons, cramponnés à l'épave qui les portait, roulèrent avec elle à travers les eaux en démence.

Inondés par les vagues, fouettés par le vent qui hurlait à travers l'espace, les malheureux sentaient trembler sous eux le sol fragile qui leur servait de radeau; leurs yeux, dont la frayeur pourtant décuplait l'acuité, ne pouvaient parvenir à percer l'ombre épaisse qui les enveloppait ainsi qu'un suaire noir; mais ils avaient conscience que les flots rongeaient l'île neigeuse, l'attaquaient avec rage, comme des monstres carnassiers attachés à un cadavre auquel chaque coup de dent arrache un lambeau.

À tout moment, ils s'attendaient à voir leur fragile radeau se disloquer, s'émietter et les livrer au gouffre.

Soudain, Farenheit, qui avait pu se traîner jusqu'à une anfractuosité de rocher dans laquelle il se tenait tapi, sentit une main se poser sur son bras.


Il fit un brusque mouvement, pris de peur: cet homme flegmatique, imperturbable, que rien auparavant ne parvenait à émouvoir, avait les nerfs tellement surexcités par l'étrange aventure à laquelle il se trouvait mêlé, que cet attouchement le terrifia.

—Qui va là? grommela-t-il d'une voix étranglée.

—Eh! c'est moi, mon cher sir Jonathan! cria-t-on à son oreille.

—Qui ça, vous? hurla l'Américain qui ne reconnaissait pas l'accent de celui qui lui parlait.

—Moi, Fricoulet, pardieu! Qui voudriez-vous que ce fût?

—Je n'en sais, ma foi, rien, répliqua Farenheit dont les dents claquaient, en dépit des efforts qu'il faisait pour triompher de son inconsciente terreur.

Il ajouta:

—Je suis bien content que vous ne soyez pas mort, mon cher monsieur Fricoulet.

Sa main chercha dans l'ombre celle de l'ingénieur et la serra avec énergie.

—Merci du bon sentiment qui vous dicte ces paroles, riposta le jeune homme; j'aime à croire qu'il s'applique également à nos compagnons.

—Vivants aussi! s'écria l'Américain.

—Tout comme moi;... mais, pardon, au milieu de cette débâcle, avez-vous conservé votre chronomètre?

Farenheit se palpa avec anxiété: ce chronomètre était un merveilleux instrument indiquant, en même temps que les heures et les secondes, le jour de la semaine, le quantième du mois, les saisons, les changements de lune: il l'avait acheté, dès le début de ses opérations sur les suifs, avec les premiers bénéfices réalisés, et il ne l'avait pas payé moins de quatre cent cinquante dollars.


La question de l'ingénieur lui avait causé une émotion bien naturelle, car il tenait à ce chronomètre duquel, depuis bien des années, il ne s'était jamais séparé et qu'il s'était accoutumé à considérer comme un fétiche.

Aussi, poussa-t-il un soupir de satisfaction en le sentant à sa place, dans la poche de son vêtement.

—Oui, répondit-il, je l'ai toujours;... mais en quoi cela peut-il bien vous intéresser?

—Vous allez comprendre... voudriez-vous bien faire sonner votre chronomètre?

L'Américain tira l'instrument de sa poche, l'approcha tout près de son oreille et pressa sur le ressort de la sonnerie.


Un coup tinta faiblement.

—C'est le quart, dit-il.

—Le quart de quoi? bougonna Fricoulet.

—C'est juste,... j'ai la tête tellement perdue que je ne pensais plus à l'heure.

Il pressa sur un autre ressort et, cette fois, le chronomètre fit entendre trois petits coups à peine distincts.

—Trois heures, dit l'Américain.

—Trois heures et quart, murmura Fricoulet comme se parlant à lui-même... encore deux heures à attendre.

—À attendre quoi?

—Le jour, parbleu.

Et l'ingénieur ajouta d'un ton plein de satisfaction:

—Dans deux heures, nous y verrons clair.

—La belle avance! grommela Farenheit... Qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, la situation ne changera pas.

—Assurément que le soleil ne peut avoir aucune influence sur le cataclysme qui bouleverse la planète,... cependant, comme il est inadmissible que les choses se poursuivent longtemps ainsi, peut-être y aura-t-il moyen d'aviser.

—Mais d'aviser à quoi?...

—Eh! vous en demandez trop! s'écria l'ingénieur impatienté,... le sais-je moi-même?... et quand la lumière du jour n'aurait d'autre conséquence que de nous permettre de nous voir les uns les autres, il me semble que ce serait là un résultat appréciable;... on se sentira moins seul.

Sur ces mots, Fricoulet, que le langage aigri de l'Américain énervait sensiblement, regagna, en rampant, la place qu'il occupait auparavant auprès de M. de Flammermont.

—Gontran! fit-il.

—Qu'y a-t-il? demanda le comte d'une voix morne.

—Il fera jour dans deux heures.

—Que m'importe! répliqua l'autre sur le même ton.

—Alors, toi aussi! bougonna l'ingénieur,... le jour ou la nuit te sont également indifférents!... tu ne réfléchis donc pas au parti que nous pouvons tirer du soleil?

Gontran riposta avec amertume:

—Penses-tu donc que le soleil puisse nous sortir d'ici?

—Qui sait?... peut-être!

M. de Flammermont eut un haussement d'épaules que l'obscurité déroba aux yeux de Fricoulet; à la suite de quoi, il retomba dans son mutisme désespéré. Serrée sur sa poitrine, il tenait la tête de Séléna.

L'épouvante avait fait tomber l'infortunée jeune fille dans un état comateux si complet, si absolu, que Gontran l'eût cru morte s'il n'eût senti, sous ses doigts, le faible battement du cœur; depuis de longues heures, elle n'avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole.

Quant à Ossipoff, toute la nuit M. de Flammermont et Fricoulet l'avaient entendu monologuer à haute voix.

Que disait le vieillard?

Ni l'ingénieur, ni son ami ne connaissaient le russe, et c'est dans sa langue natale que s'exprimait l'astronome.

Cependant, depuis quelque temps, la pluie torrentielle qui s'était mise à tomber dès le commencement de la tempête, avait cessé; le vent, ne hurlant plus d'aussi sinistre façon que précédemment, avait diminué de violence, et les vagues, plus douces, ne déferlaient plus voracement contre l'île qui servait de refuge aux naufragés.

Ce pic, haut de plusieurs kilomètres, s'était effrité dans l'Océan.

Fricoulet constata, par contre, un mouvement de balancement assez comparable au roulis d'un bâtiment, mais dont il ne put s'expliquer la cause.

En admettant, en effet, que l'île neigeuse, arrachée des assises qui la reliaient primitivement au fond de l'Océan, s'en allât à la dérive, sa superficie était telle que, tout en glissant à la surface des eaux, celles-ci ne devaient avoir aucune influence sur son centre de gravité.

Au surplus, l'ingénieur ne s'arrêta pas longtemps à cette idée, se réservant d'élucider la question dès qu'il ferait jour.

Les deux heures qui séparaient encore les Terriens du lever du soleil leur parurent longues comme deux siècles; et cependant, sauf Fricoulet, nul d'entre eux n'espérait que la clarté du jour pût apporter quelque amélioration à leur situation.

Enfin, comme un voile de gaze qui se lève, l'épais brouillard qui les enveloppait se dissipa, faisant succéder à l'ombre de la nuit la lueur indécise et sale de l'aube.

Puis, là-bas, tout là-bas, une ligne d'un rose pâle raya l'horizon et, avec une rapidité surprenante, l'orient s'enflamma sous les feux d'un soleil étincelant.

Un profond soupir s'échappa des poitrines de nos amis; Séléna sembla, comme par enchantement, revenir à la vie en apercevant l'astre radieux qu'elle et ses compagnons désespéraient de revoir jamais.

Au-dessus de leur tête, le ciel arrondissait sa coupole bleue, pure et sans tache, piquée de mille étoiles blanchissantes à la lumière du soleil.

Tout autour d'eux, aussi loin que leur vue pouvait s'étendre, une mer, une mer immense étalait sa nappe liquide, subitement plane et unie comme un miroir; c'est à peine si le vent qui continuait de souffler, en ridait légèrement la surface.

En jetant alors un regard sur le sol qui les portait, Fricoulet eut l'explication de ce balancement que la superficie de l'île neigeuse rendait pour lui inexplicable...

En une nuit, l'île avait été presque entièrement dévorée par les vagues acharnées à sa destruction.

L'immense pic couvert de neiges éternelles qui la dominait et lui avait valu le nom dont l'avaient baptisée les astronomes terrestres, ce pic, haut de plusieurs kilomètres, s'était effondré dans l'Océan; les bords de l'île, déchiquetés, effrités, émiettés, s'en étaient allés en lambeaux, si bien que l'ingénieur et ses compagnons se trouvaient maintenant emportés sur un îlot d'une superficie d'à peine quelques cents mètres carrés.


Seul de tous ses compagnons, Fricoulet avait conservé assez de sang-froid pour faire cette constatation qu'il conserva par devers lui, jugeant ses amis assez déprimés déjà, pour qu'il ne cherchât point à augmenter encore leur désespoir.

Farenheit, cependant, était sorti de son atonie et, s'approchant du vieux savant, lui demandait, la voix grondante d'une colère difficilement contenue:

—Eh bien! monsieur Ossipoff, depuis bientôt six mois que vous nous traînez à votre suite, avec l'espoir de nous mettre dans une situation inextricable, cette fois vous devez être satisfait,... car du diable si vous allez pouvoir nous tirer d'ici.


Le vieillard se contenta de hausser les épaules et ne répondit pas.

—Si encore vous pouviez nous dire où nous sommes, bougonna l'Américain! mais à voir les regards interrogateurs que vous lancez de tous côtés, il est facile de deviner qu'à ce point de vue-là, vous êtes aussi ignorant que nous...

—Dame! ça manque de points de repère, ricana Gontran.

—Peuh!

Et il ajouta:

—Ce n'est point de savoir où nous sommes qui m'intéresse, mais de savoir où nous allons.

Fricoulet dit alors en s'adressant à l'Américain:

—Sir Jonathan, si ce peut être un adoucissement à votre chagrin que de connaître la contrée martienne en laquelle la fatalité vous condamne à terminer une existence consacrée jusqu'à présent au commerce des suifs, soyez satisfait: nous devons nous trouver, en ce moment, au milieu de l'Océan Kepler, appelé, par Schiaparelli, mer Erythrée et—voyez si je précise—dans l'endroit désigné par lui sous le nom de Région de Pyrrhus.

Séléna qui, avec les rayons du soleil, avait repris son courage et sa bonne humeur, sortit alors du silence dans lequel elle s'était renfermée jusque-là.

—Monsieur Fricoulet, demanda-t-elle, vous seriez bien aimable de résoudre pour moi un problème que je me pose inutilement depuis un quart d'heure.

—Parlez, mademoiselle; et s'il est en mon pouvoir de répondre, je répondrai; autrement, je vous renverrai aux lumières de mon ami Gontran.


M. de Flammermont hocha la tête, d'un air mécontent, du côté d'Ossipoff.

Mais le vieillard était occupé à dévisser, pour la nettoyer, la lunette marine qu'il portait en bandoulière, et il était bien trop absorbé par ce travail pour songer à écouter ce qui se disait autour de lui.

—Monsieur Fricoulet, dit Séléna, le sol sur lequel reposent nos pieds en ce moment est, n'est-ce pas, de même composition que le sol terrestre?

—Absolument oui, mademoiselle, du moins c'est ce qu'il me semble à première vue.

—Cependant, il serait impossible, sur notre planète natale, de faire flotter à la surface de l'eau un carré de terre ou un quartier de roche.

—Effectivement.

—D'où vient alors que ce lambeau d'île puisse nous servir de radeau?

—De ceci, mademoiselle: que, dans le monde où nous sommes, la densité moyenne des matériaux est d'un tiers inférieure à celle des matériaux terrestres, et que la pesanteur y est trois fois plus faible... Il est donc à présumer que l'îlot qui nous porte a une densité un peu inférieure à celle de cet Océan,... tenez, peut-être une densité égale à celle de la glace...

En ce moment, le visage de la jeune fille se contracta péniblement, puis elle porta, dans un geste douloureux, les mains à sa poitrine, en même temps qu'elle devenait toute pâle.


—Qu'avez-vous, ma chère Séléna? s'écria Gontran en avançant les bras pour la soutenir.

—Je ne sais, balbutia-t-elle, mais je ressens là... une souffrance intolérable,... c'est peut-être la faim.

À peine Mlle Ossipoff eût-elle prononcé ces mots que Farenheit poussa un formidable juron.

—Eh! by God! grommela-t-il,... c'est cela, c'est bien cela!... voilà un quart d'heure que, sans en rien dire, j'éprouve un malaise inexprimable, incompréhensible,... j'ai faim.

Et il promena autour de lui des regards avides, semblables à ceux que roule un fauve affamé.

Fricoulet fronça les sourcils.

—Mon pauvre sir Jonathan, répliqua-t-il, votre appétit tombe mal, car le garde-manger est vide... ou à peu près...

—Ou à peu près, répéta l'Américain en se rapprochant.


L'ingénieur tira de sa poche une petite fiole.

—Mes amis, dit-il, il y a là-dedans douze doses de liquide nutritif que ma prévoyance m'avait fait emporter.

Farenheit fit mine de s'emparer de la bouteille; Gontran se jeta, menaçant, devant lui.

—Mlle Ossipoff, d'abord, déclara-t-il.

—Soit, riposta l'Américain; mais qu'elle se hâte, alors, car je défaille.

Comme M. de Flammermont tendait la main vers le précieux flacon.

—Un moment encore, dit l'ingénieur, entendons-nous bien pour qu'il n'y ait point ensuite de disputes entre nous: pour bien faire, il nous faudrait à chacun deux doses par jour; or, la fiole n'en contenant que douze, cela réduirait notre alimentation à vingt-quatre heures.

—Fort bien calculé, grommela Gontran, mais, de grâce, hâte-toi...

—Je propose, en conséquence, de nous contenter, pour aujourd'hui, d'une dose seulement,... de façon à pouvoir résister demain encore...

—La belle avance, gronda Farenheit,... cela ne servira qu'à prolonger notre agonie.

—En ce cas, ricana l'ingénieur, abandonnez dès à présent votre part aux autres, renoncez aux chances de sauvetage qui peuvent se présenter pendant quarante-huit heures, décidez-vous à trépasser de suite et fichez-nous la paix.

Ce langage logique, énergique, en même temps que peu parlementaire, produisit sur l'Américain un salutaire effet.


—Mais, dit-il d'une voix radoucie, en nous réduisant à une dose par jour pendant quarante-huit heures, cela ne fait que dix doses et, tout à l'heure, vous avez dit que cette fiole en contenait douze, que faites-vous des deux autres?

—Permettez, reprit Fricoulet en tendant le flacon à Gontran, je ne compte pas dans la réduction Mlle Séléna qui, plus faible de constitution, doit, moins que nous, souffrir des privations que nous sommes obligés de nous imposer.

D'un coup d'œil reconnaissant, M. de Flammermont remercia l'ingénieur de cette bonne pensée; puis, après avoir versé dans un gobelet la ration de Mlle Ossipoff, il la lui fit boire avec mille difficultés; la jeune fille mourait littéralement de faim et, sous l'empire de la souffrance, ses dents contractées refusaient de livrer passage au liquide.

Enfin, il y parvint et, peu à peu, le visage pâle de Séléna reprit ses couleurs.

Quant à Farenheit, ses crampes d'estomac étaient telles qu'il se précipita vers Fricoulet dans le but de s'emparer du précieux flacon.

Mais l'ingénieur, qui n'avait dans la délicatesse de l'Américain affamé qu'une médiocre confiance et qui craignait de le voir engloutir d'une seule lampée la nourriture de tous ses compagnons, le repoussa, disant:

—Allons-y doucement, mon cher sir Jonathan, j'ai lu dans des relations de voyage que des malheureux étaient trépassés pour avoir, mourants de faim, absorbé trop gloutonnement la nourriture que leur donnait leur sauveur... Gare aux indigestions.

Farenheit eut un haussement d'épaules formidable et, se saisissant du gobelet que lui tendait l'ingénieur, en fit lestement disparaître le contenu dans son gosier.

Quelques secondes, il demeura immobile, semblant jouir des sensations agréables produites par l'absorption de ce liquide régénérateur; mais soudain, une grimace tordit sa bouche, sa face s'apoplectisa, ses yeux roulèrent désespérément dans leur orbite, et les veines de son cou se gonflèrent sous une poussée de sang.


Ce que Fricoulet avait craint arrivait; la voracité de l'Américain produisait, non une indigestion, mais une mauvaise digestion.

—Marchez un peu, sir Jonathan, lui dit l'ingénieur, cela vous fera du bien.

Gontran prit Fricoulet à part.

—Qu'allons-nous faire, maintenant? demanda-t-il;... tout à l'heure tu as parlé des circonstances favorables qui pouvaient se présenter en quarante-huit heures,... comptes-tu véritablement que nous pouvons sortir d'ici?

Avant de répondre, l'ingénieur porta son index à sa bouche, l'y plongea tout entier et, ainsi humecté, l'éleva au-dessus de sa tête.

—Toujours du Nord, murmura-t-il.

Et son visage exprima une satisfaction profonde.

—Que fais-tu donc? demanda Gontran.

—Je vois d'où vient le vent.

—Et c'est cela qui paraît te causer un si sensible plaisir?

—Dame! je constate que le vent n'a pas changé et souffle toujours du Nord.

—Alors?

—Alors, le courant qui nous entraîne, se dirigeant toujours du même côté, je me dis que nous finirons bien par aborder quelque part.

—Raisonnement fort logique,... seulement tu oublies que dans quarante-huit heures, si nous n'avons pas rencontré quelque terre hospitalière, nous serons morts de faim...

Fricoulet fouilla dans ses poches, tira son inévitable petit carnet, l'ouvrit et, sur l'une des pages, traça à la hâte quelques calculs; ensuite, posant sa main sur l'épaule de son ami:

—Rassure-toi, dit-il en souriant, ce n'est pas encore cette fois-ci que nous irons dîner chez Pluton.

M. de Flammermont lui saisit les mains.

—En es-tu certain?

—À moins que quelque circonstance imprévue ne vienne nous barrer la route.

—Quelle route?

—Celle du continent de Secchi qui, ainsi que tu le sais, se trouve dans l'hémisphère austral de Mars et dont les rivages sont bordés par l'océan Kepler.

—L'océan qui nous porte! s'écria Gontran.


—Lui-même... Or, en supposant au courant qui nous entraîne une force de 300 mètres à la minute, cela nous donne 18 kilomètres à l'heure.

—Eh bien?

—Eh bien! ne sais-tu pas que, de l'île Neigeuse au continent de Secchi ou Noachis de Schiaparelli, l'océan Kepler mesure neuf cents kilomètres; admettons que, par suite de l'invasion des eaux, une certaine portion de cette dernière contrée ait disparu, mettons, si tu veux, huit cents kilomètres; tu vois bien qu'en quarante-huit heures, nous pouvons être sauvés...

—Pour cela, il ne faut pas que le courant diminue de vitesse, ni que quelque avarie survienne à notre îlot.

—Quelque avarie, répéta Fricoulet en regardant curieusement M. de Flammermont, que veux-tu dire?

Et il ajouta, en frappant du talon le sol de l'île neigeuse:

—Nous ne sommes point, comme de vulgaires naufragés, sur un radeau de planches et de cordes que les vagues peuvent disloquer, mais sur un amas de terre et de rochers.

En ce moment, Farenheit revenait vers eux, après avoir fait, autour du fragment d'île qui les portait, une petite promenade hygiénique.

—Eh bien! sir Jonathan, demanda l'ingénieur, comment va?

—Mieux... beaucoup mieux, répondit l'Américain.

Il se remit en marche, disant:

—Je vais faire encore un tour... alors, ça ira tout à fait bien.

Et il avait fait déjà plusieurs enjambées, lorsqu'il s'arrêta et fit volte-face, en s'entendant appeler par Fricoulet.


—Sir Jonathan, questionna celui-ci, quelle heure avez-vous?

L'Américain tira son chronomètre.

—Quatre heures, répondit-il.

L'ingénieur sursauta.

—Quatre heures! s'écria-t-il, quatre heures du matin ou du soir?

—Du matin... je pense...

Fricoulet parut pensif; puis, relevant la tête qu'il avait laissé tomber sur sa poitrine, il demanda encore:

—Quand avez-vous remonté votre chronomètre?

—À la Ville-Lumière; je l'ai remonté et mis à l'heure.

—C'est bien, sir Jonathan, je vous remercie.

L'Américain s'éloigna et les deux jeunes gens demeurèrent seuls, l'un en face de l'autre, Fricoulet réfléchissant, et Gontran le regardant avec curiosité.

Enfin, il entendit l'ingénieur, se parlant à lui-même, murmurer:

—Ville-Lumière... 270 degrés de longitude... quatre heures... hum!... hum!...

Il releva la tête et fixa un instant les yeux sur le soleil qui, déjà haut à l'horizon, laissait tomber sur les eaux resplendissantes, une pluie de rayons enflammés.

Ensuite, l'ingénieur reporta ses regards sur l'îlot.

Tout à coup, il dit à Gontran:

—Ne bouge pas.

L'autre s'immobilisa et Fricoulet le considéra attentivement.

—C'est bien cela, c'est bien cela, bougonna-t-il encore; les ombres, qui ont diminué depuis ce matin, deviennent stationnaires à présent... Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que, pour la contrée où nous nous trouvons, il fût midi... ou à peu près...

Il saisit les mains de M. de Flammermont et s'écria:

—Comprends-tu... hein? Comprends-tu?

Le jeune comte secoua la tête et, jetant un regard défiant vers Ossipoff, il répondit à voix basse:

—Pas un mot.

—C'est bien simple, cependant: le chronomètre de sir Jonathan marque, pour la Ville-Lumière, quatre heures et, pour cette contrée, le soleil marque midi... C'est donc une différence de huit heures entre la contrée ou nous sommes et la Ville-Lumière... soit 120 degrés environ de longitude.

Il s'interrompit et demanda brusquement:

—À propos, n'est-ce pas à toi, qu'avant de partir, Ossipoff avait confié une carte de Mars?

—C'est bien possible... Je ne m'en souviens pas.

—Cherche dans tes poches, peut-être bien l'y auras-tu glissée au moment de la débâcle.

Le jeune comte suivit le conseil de son ami et tira en effet, de son vêtement, une feuille de papier fripée, mouillée, dans un pitoyable état.

—Baste! fit l'ingénieur pour répondre à la mine piteuse de son ami, telle qu'elle est, elle nous rendra encore bien des services.

Il déplia la carte avec mille précautions, l'étendit sur le sol et, s'agenouillant, promena son doigt sur les indications, un peu confuses et brouillées par l'eau, qu'elle contenait.

—Tu vois, dit-il à Gontran qui s'était agenouillé à côté de lui, tu vois qu'il nous est impossible de supposer que le courant nous ait entraînés à l'ouest de la Ville-Lumière.

—Non, je ne vois pas cela...


—Comment! ne t'ai-je pas dit que nous nous trouvions à environ 120 degrés de longitude du 270 degré? et ne vois-tu pas qu'à cette distance, la carte de Mars ne porte trace d'aucun océan?

—Ah! si... je vois bien cela; seulement, permets-moi de te dire que cela ne prouve rien, car nous pouvons parfaitement bien naviguer, en ce moment, sur les terres tracées ici par Schiaparelli et inondées depuis.

Fricoulet réfléchit un moment et répondit:

—Si ton raisonnement, dont je reconnais la logique, était juste en l'espèce, nous aurions, depuis le temps que nous sommes entraînés à la dérive, abordé sur quelque terre; en outre, la violence du courant me pousse à supposer une grande profondeur à la masse liquide qui nous porte, profondeur non admissible si nous naviguions simplement sur des continents submergés... Je reprends donc mon raisonnement... ne pouvant nous trouver à l'ouest du 270° degré, c'est forcément à l'est que nous nous trouvons. Voilà pour la longitude; quant à la latitude, la hauteur du soleil, au-dessus de l'horizon, à midi, me la donne... malheureusement, je n'ai pas de sextant.


—Un sextant! Qu'est-ce que cela?

—L'instrument qui sert à mesurer la hauteur du soleil...

Tout en parlant, il pivotait sur ses talons, cherchant évidemment, autour de lui, de quoi remplacer l'instrument qui lui manquait.

Tout à coup, il avisa Ossipoff qui, renversé sur le dos, étudiait dans le ciel bleu, des astres invisibles pour ses compagnons, mais que sa lunette lui permettait sans doute d'apercevoir.

L'ingénieur s'avança vers lui.

—Pardon, monsieur Ossipoff, dit-il d'un ton fort aimable, pourriez-vous me prêter votre lunette quelques instants?

—Pourquoi faire? grommela le vieillard, furieux d'être dérangé dans ses études.

—Monsieur de Flammermont en aurait besoin pour remplacer un sextant.

Et, répondant au regard interrogateur que le vieux savant attachait sur lui, l'ingénieur ajouta:

—Il désire mesurer la hauteur du soleil, pour être fixé sur la latitude.

Le visage d'Ossipoff se dérida, comme toutes les fois qu'il était admis à constater les connaissances scientifiques de son futur gendre.

—C'est très bien, dit-il en tendant à Fricoulet la lunette demandée.

L'ingénieur revint vers le jeune comte en lui disant, assez haut pour être entendu du vieillard:

—Voici ce que tu désires.

Gontran prit machinalement l'instrument.

—Qu'est-ce que tu yeux que je fasse de cela? demanda-t-il à voix basse.

—Que tu mesures le soleil, répondit Fricoulet sur le même ton.

—Comment cela?

—Vise le Soleil avec la lunette, et l'angle formé par l'instrument et par l'horizontale te donnera la hauteur du Soleil... tout simplement.

Docilement, le jeune comte braqua l'instrument sur l'astre du jour, pendant que Fricoulet, sans en rien laisser paraître, prenait les mesures nécessaires.

Enfin, il lui murmura à l'oreille:

—La hauteur du Soleil est de 65 degrés.

—C'est donc par le 65e degré de latitude que nous nous trouvons, fit Gontran.

L'ingénieur eut un tressaut formidable.

—Malheureux, dit-il, tu veux donc te faire étrangler par le digne monsieur Ossipoff.

M. de Flammermont fixa un regard tellement ahuri sur son ami, que celui-ci ne put s'empêcher de sourire.

—Voici notre situation exacte, dit-il: 20 degrés de latitude sud et 30 degrés de longitude ouest... en prenant, comme point de repère, le méridien de la Ville-Lumière... Si tu veux communiquer ces résultats à M. Ossipoff, cela lui fera certainement plaisir, en même temps que cela te permettra de faire parade de tes connaissances scientifiques.

Gontran accueillit la moquerie de son ami par un haussement d'épaules; il allait cependant se diriger vers le vieillard, lorsque, se ravisant, il demanda:

—S'il lui prenait fantaisie de me questionner au sujet de ce que je pense de la situation?


—Tu lui répondrais que le vent souffle du Nord et que le Soleil semble indiquer que nous dérivons vers le Sud-Est.

—Alors, je puis dire hardiment que nous aborderons vers cette terre de Noachis dont tu parlais tout à l'heure.

—Absolument... à moins d'accidents imprévus.

—Et vous avez bien raison d'ajouter cela, monsieur Fricoulet, déclara Farenheit qui arrivait derrière les jeunes gens.

Tous les deux, d'un même mouvement, se retournèrent et poussèrent un cri de surprise.

Le visage de l'Américain exprimait une violente émotion, ses lèvres tremblaient et, sous les sourcils épais, hérissés, les yeux brillaient d'un éclat singulier.

—Qu'avez-vous, sir Jonathan, fit M. de Flammermont, et que signifient les paroles que vous venez de prononcer?

—Cela signifie que, si cela continue de la sorte, nous n'aurons bientôt plus rien sous la plante des pieds pour nous porter jusqu'à cette terre promise.

Fricoulet regarda l'Américain d'un air qui signifiait clairement qu'il commençait à concevoir des doutes sérieux sur le bon équilibre de sa cervelle.


Quant à Gontran, il demanda:

—Si cela continue, venez-vous de dire..., de quoi parlez-vous?

—De l'île sur laquelle nous sommes et qui va diminuant de surface.

Les yeux du comte s'arrondirent, il considéra Farenheit un moment, puis, se penchant à l'oreille de Fricoulet:

—Je crois que le pauvre homme devient fou, murmura-t-il.

—C'est également mon avis, répondit l'ingénieur sur le même ton.

Ensuite, s'adressant à l'Américain:

—Alors, fit-il, l'île neigeuse diminue?

—On dirait qu'elle fond.

—Nous serions sur un iceberg que cela pourrait s'admettre; mais des pierres, des roches et de la terre, cela ne fond pas.

—Non,... mais ça s'effrite.

—Et sur quoi vous basez-vous pour parler ainsi?

—Tout à l'heure, lorsque m'a pris ce singulier malaise que vous m'avez conseillé de combattre par une promenade hygiénique, j'ai marché jusqu'à ce que j'aie fait le tour complet de l'île.

—Nous savons cela,... nous vous avons vu.

—Mais ce que vous ne savez pas... c'est que, tout en marchant, je comptais mes enjambées.

—C'est la preuve d'un esprit méticuleux, fit plaisamment M. de Flammermont... et combien d'enjambées vous a donné ce tour complet de l'île neigeuse?

—Cinq cent vingt enjambées... plus deux de mes pieds, le talon de l'un mis à la pointe de l'autre.

Les Terriens finirent par se trouver serrés, coude à coude, sur une sorte de promontoire.

—Eh bien?

—Comme vous l'avez vu également, j'ai fait un second tour; par curiosité, j'ai compté comme la première fois et...

—Vous avez trouvé moins d'enjambées?

—Non, j'ai trouvé le même nombre... cinq cents.

—Alors, qu'est-ce qui vous inquiète?

—Ce sont mes deux pieds qui manquent.

Fricoulet éclata de rire.


—En vérité! s'écria-t-il, voilà bien de quoi vous mettre la cervelle à l'envers! Vous ayez fait les enjambées plus longues au second tour qu'au premier,... voilà tout.

Farenheit secoua gravement la tête.

—Monsieur Fricoulet, déclara-t-il, avant d'entreprendre le commerce des suifs, j'étais arpenteur dans le Far-West; c'est moi qui ai mesuré la plupart des terrains occupés actuellement, dans le Nouveau-Monde, par les émigrants que nous envoie chaque année l'Ancien continent,... c'est vous dire que mes jambes se sont, depuis longtemps, rompues à un écartement qui ne varie pas d'une ligne... quatre-vingt-quinze centimètres... d'un talon à l'autre, j'en donnerais ma tête à couper.

—Je ne dis pas le contraire, monsieur Farenheit, riposta l'ingénieur, et loin de moi la pensée de vouloir nier la longueur constante de vos enjambées; seulement il peut parfaitement y avoir erreur dans votre compte, étant donné que la différence consiste seulement dans une longueur de deux pieds.

L'Américain désigna ses jambes.

—Savez-vous, monsieur, dit-il d'un air digne, que chacun de mes pieds ne mesure pas moins de trente-sept centimètres, ce qui, en les mettant bout à bout, donne une longueur de soixante-quatorze centimètres. Eh bien! jamais!... vous entendez bien!... jamais, dans ma vie d'arpenteur, je n'ai fait une erreur si considérable,... donc, du moment où je n'admets pas m'être trompé, c'est la surface qui a diminué.

Gontran haussa les épaules.

—C'est très logique, comme raisonnement, dit-il; mais c'est votre infaillibilité que je ne puis admettre.

Farenheit devint rouge de colère.

—Contrôlez mon calcul, dit-il, vous déciderez ensuite; quant à moi, je veux en avoir le cœur net.

Sur ces mots, il tourna les talons et se remit en marche.


Derrière lui, lui emboîtant exactement le pas, s'avança Gontran, puis Fricoulet; et tous les trois, à la queue leu leu, firent lentement le tour de l'île, s'ingéniant à faire les plus régulières possibles leurs enjambées qu'ils comptaient à voix basse.

Une fois arrivés à leur point de départ, ils s'arrêtèrent et l'Américain s'écria triomphalement:

—Quand je vous le disais! je n'en trouve plus que quatre cent quatre-vingt-dix-huit; c'est donc deux enjambées et deux pieds de moins qu'au tour précédent.

—Moi! j'en ai compté cinq cent trente-cinq, dit M. de Flammermont.

—Ah! moi! fit l'ingénieur en montrant ses petites jambes, si grand que j'aie pu ouvrir mon compas naturel, je n'ai pu faire moins de cinq cent soixante-dix enjambées...

Fricoulet avait tiré son carnet et inscrit sur une page blanche les chiffres fournis par ses deux compagnons et par lui-même; puis il dit:

—Maintenant, recommençons.

Et ils repartirent, mais en sens contraire; Gontran ayant affirmé qu'il devait en être de cette preuve comme de la preuve de l'addition qui se fait à rebours.

Au fur et à mesure que les deux amis avançaient dans cette seconde promenade, leur nez s'allongeait sensiblement et leurs traits exprimaient une inquiétude profonde.

Enfin, quand ils furent arrivés et qu'ils se regardèrent, Gontran s'écria:

—Toi aussi, hein!... tu as constaté une diminution.

Fricoulet répondit affirmativement par un signe de tête.

—Oui, dit-il, une diminution sensible; au lieu de cinq cent soixante-dix enjambées que me donnait le premier tour, je n'en trouve plus que cinq cent cinquante-neuf... et je suis certain de les avoir faites aussi longues que les autres.

—C'est comme moi, répondit Gontran, j'en ai compté seulement cinq cent vingt-huit.

—Et moi quatre cent quatre-vingt-dix-sept, dit Farenheit.

Les trois hommes se regardèrent longtemps en silence: leur face était grave et les plis profonds qui sillonnaient leur front prouvaient l'angoisse horrible qui leur étreignait le cœur.

La surface de l'île diminuait d'heure en heure; battu constamment par les vagues, ébranlé, disloqué par les horribles secousses de la tempête, le sol s'effritait peu à peu et il fallait envisager le moment où l'île neigeuse ne présenterait même plus assez de surface pour continuer à jouer ce rôle de radeau sauveur, grâce auquel les Terriens avaient échappé au cataclysme.

—Que faire? murmura Gontran dont, instinctivement, les yeux se dirigèrent vers Séléna pour l'envelopper d'un regard de tendresse.

—Rien, répondit Fricoulet; contre ce qui se passe, nous sommes impuissants; attendons et souhaitons que la rapidité du courant l'emporte sur l'émiettement de l'îlot.

—Mais plus le courant est fort et plus il me semble que les vagues doivent ronger le rivage avec violence.

—C'est parfaitement exact, riposta l'ingénieur; ne souhaitons donc rien et attendons... Mais surtout pas un mot de tout ceci à ce vieillard ni à cette jeune fille; il est inutile de les épouvanter à l'avance; il sera toujours temps de les prévenir lorsque le péril sera imminent.

Gontran et Farenheit indiquèrent, d'un mouvement de tête, qu'ils étaient d'accord sur ce point avec Fricoulet; puis chacun d'eux s'écarta pour se livrer en paix aux réflexions que lui suggérait son propre tempérament.

Fricoulet calculait, Farenheit rageait, Gontran se lamentait.

Et toute la journée se passa ainsi sans que rien vînt troubler la désespérante monotonie de cette navigation étrange; pas un être vivant ni dans l'air, ni dans l'eau; à l'horizon pas une voile, pas un vestige de terre qui pût donner espoir aux malheureux naufragés.


Ces régions paraissaient complètement désertes et, lorsqu'au soir, le soleil se coucha à l'Occident, le radeau semblait immobile, figé au centre d'une circonférence liquide infinie.

Fricoulet, cependant, estima que l'on avait parcouru une cinquantaine de lieues vers le Sud-Est; mais une nouvelle promenade autour de l'îlot lui démontra également que le nombre des enjambées avait diminué de près de cent.


—Fichtre! pensa-t-il, voilà qui devient inquiétant... Si cela continue dans les mêmes proportions, la journée de demain ne s'écoulera pas sans catastrophe.

Et il ajouta avec philosophie:

—Après tout, à quoi bon s'inquiéter? S'il est écrit là-haut que je ne dois point revoir le boulevard Montparnasse et que mes jours doivent se terminer au fond d'un océan martien... j'aurai beau dire et beau faire, il faudra bien que ma destinée s'accomplisse.

Et, sur cette belle pensée, il s'allongea aux côtés de Gontran et de Farenheit qui, accablés de fatigue, ronflaient déjà, insouciants du péril qui les menaçait.

D'ailleurs, n'était-il point sage à eux de mettre en pratique le proverbe d'après lequel «qui dort dîne»; la pénurie du garde-manger leur faisait un devoir de chercher dans le sommeil l'oubli de leurs tiraillements d'estomac.

Ils furent réveillés par un cri que poussa tout à coup Ossipoff.

—Terre! terre!

En un clin d'œil, ils furent sur pied et coururent au vieillard qui se tenait immobile, la lunette braquée sur l'horizon.

L'aube se levait et, au loin, à travers la brume légère qui flottait à la surface des eaux, une ligne grisâtre, indécise, barrait l'horizon.

—Sauvés!... nous sommes sauvés! hurla Farenheit en se jetant dans les bras de Fricoulet.

Celui-ci, peu sensible à l'étreinte formidable de l'Américain, le repoussa rudement, en disant d'un ton de mauvaise humeur:

—Vous me semblez vendre la peau de l'ours avant de l'avoir jeté à terre, mon cher sir Jonathan... la contrée que vous apercevez là-bas et qui ne peut être que le continent de Noachis, se trouve encore à une quarantaine de kilomètres d'ici.

—Et avant que nous ne l'ayons atteint, continua Gontran qui arrivait après s'être livré à un nouvel arpentage, l'îlot sera réduit à sa plus simple expression.

—Combien d'enjambées? demanda Fricoulet.

—Cent vingt-quatre, répondit le jeune comte.

—Et il n'est que cinq heures du matin, murmura l'ingénieur d'un ton accablé.

On absorba une dose de liquide nutritif, la dernière, puis on demeura immobile, figé dans une muette contemplation de cette terre vers laquelle on dérivait avec une désespérante lenteur.

Vers midi, on avait fait une vingtaine de kilomètres et déjà, à l'aide de la lunette d'Ossipoff, on distinguait vaguement la côte basse et déchiquetée du continent tant désiré.

—Il me semble que nous avançons plus rapidement, dit Farenheit.

—Preuve que notre îlot diminue de surface, répondit l'ingénieur.

Maintenant, en effet, les Terriens se trouvaient réunis sur une plate-forme rocailleuse qui ne mesurait pas plus de dix mètres de long sur quatre mètres de large.

—N'y aurait-il aucun moyen d'activer notre marche? demanda M. de Flammermont, une voile par exemple?

—Et avec quoi voudrais-tu fabriquer une voile? dit Fricoulet.

—Avec nos habits, notre linge...

—Il faudrait pouvoir les réunir les uns aux autres; et puis, le sol qui nous porte est encore trop lourd pour pouvoir obéir à l'impulsion du vent.

Farenheit frappa du pied avec fureur.

—Alors... quoi? gronda-t-il, il nous faut mourir, sans rien tenter pour nous sauver.


Et il dressait son poing fermé vers cette terre qui représentait la vie et à laquelle il semblait impossible d'aborder.

Fricoulet, tout à coup, se toucha le front du doigt et dit tout bas en s'adressant à Gontran et à Farenheit:

—J'ai une idée.

Ils s'empressèrent autour de lui.

—Une idée!... une idée qui peut nous sauver? demandèrent-ils.

—Qui peut nous sauver, répondit l'ingénieur avec assurance.

—Laquelle?

—Laissez-moi réfléchir encore... attendez et, lorsque le moment sera venu, je vous ferai part de mon projet.

Trois heures s'écoulèrent encore pendant lesquelles l'Américain mesura l'îlot plus de dix fois.

—Vous savez qu'il diminue toujours, revenait-il dire à Fricoulet.

Celui-ci haussait les épaules et répondait avec calme:

—C'est bon, laissez-le diminuer.

Enfin, vers cinq heures du soir, les Terriens finirent par se trouver serrés, coude à coude, sur une sorte de promontoire en roche grise, de deux mètres carrés tout au plus.

Fricoulet alors se décida à parler.

—Mes amis, dit-il, j'ai pensé à un moyen qui, tout en imprimant à notre radeau une vitesse plus grande, l'allégerait en même temps.

Farenheit ouvrit des yeux énormes et Gontran s'écria:

—Songerais-tu à adapter à notre îlot un moteur de ton invention?

—Précisément.

—Est-ce que?...

Et le jeune comte appuya l'extrémité de son index sur le front de son ami.


L'ingénieur secoua la tête en riant.

—Rassure-toi, répliqua-t-il, je ne suis pas fou.

—En ce cas, explique-toi... en quoi consiste ce moteur?

—Dans nos bras et dans nos jambes.

—Tu perds la tête!

—Non pas: Sir Jonathan, ainsi que nous en avons pu juger maintes fois, est un nageur émérite... moi-même, sans avoir la prétention d'égaler lord Byron, le plus fort nageur du siècle, je me tire d'affaire à mon honneur... Si donc, sir Jonathan n'y voit aucun inconvénient, il va se mettre à l'eau avec moi et tous les deux nous pousserons l'îlot.

—Mais c'est de l'insanité! s'écrièrent ensemble tous les Terriens...

—Une insanité qui diminuera de cinquante pour cent le poids du radeau et qui, par cela seul, augmentera sa rapidité dans les mêmes proportions, sans compter la vitesse que nous pourrons lui imprimer...


Les voyageurs se regardaient, ne sachant à quoi se résoudre.

Voyant leur indécision, Fricoulet s'écria:

—Essayons toujours... la tentative ne nous fera courir aucun risque; quant à sir Jonathan, je crois qu'il se soucie autant que moi de prendre un bain.


L'Américain examina d'un regard attristé ses vêtements que toute la journée précédente et toute la nuit avaient à peine suffi à sécher.

—Allons, bougonna-t-il enfin, si vous croyez que cela puisse être de quelque utilité...

Comme il achevait ces mots, un bruit se fit entendre derrière eux et, se retournant, ils constatèrent qu'un pan de l'îlot, miné sourdement par les vagues, venait de tomber à l'eau.


En même temps, le sol sembla s'abaisser sous la surface liquide et les voyageurs se trouvèrent avoir de l'eau jusqu'aux chevilles.

Séléna jeta un cri d'épouvante, Gontran courut à elle pour la rassurer et la prendre dans ses bras; mais, dans le brusque mouvement qu'il fit, il imprima à l'épave un balancement tel qu'elle faillit chavirer.

—Eh bien! demanda Fricoulet narquoisement, il est temps, je crois, de jeter du lest... allons, sir Jonathan...

Sur ces mots, il allongea les bras au-dessus de sa tête et, les mains réunies, piqua une tête dans l'Océan.

L'eau rejaillit en écume argentée; puis, la tête de l'ingénieur reparut presque aussitôt à la surface.

—Eh bien! demanda-t-il, constatez-vous un allégement?

—Nous avons les pieds presque à sec, répondit Ossipoff.

Farenheit hésitait toujours, promenant ses regards de ses vêtements secs à la nappe liquide dans laquelle il lui fallait s'immerger.

Déjà Fricoulet avait passé à l'arrière de l'îlot et, nageant d'un bras, le poussait de l'autre.

Alors, l'Américain eut honte de ses hésitations et, tout en mâchonnant entre ses dents un juron de mauvaise humeur, il fit comme l'ingénieur et se jeta à l'eau.

—Hurrah! s'écria Gontran, nous remontons de deux pieds.

—Parbleu! riposta gaîment Fricoulet, juste le poids de ceux de sir Jonathan... des pieds de trente-huit centimètres!

On navigua ainsi pendant trois heures; les deux nageurs se reposaient alternativement, l'un faisant la planche et se laissant traîner à la remorque, pendant que l'autre faisait fonctionner ses moteurs naturels, ainsi que l'ingénieur appelait ses bras et ses jambes.

La nuit, heureusement, était claire, bien que de légers nuages flottant au ciel empêchassent d'apercevoir les étoiles; Phobos n'avait point encore paru à l'horizon; Deimos seul éclairait Mars.

Perdue dans la brume, à quelques kilomètres à peine, la terre de Noachis apparaissait vaguement.

Mais, maintenant, l'épave semblait ne plus avancer, Fricoulet et son compagnon étaient épuisés de fatigue et mouraient de faim; tout ce qu'ils pouvaient faire était de lutter contre un courant dans lequel ils étaient tombés et qui tendait à les faire dériver vers l'Ouest.

—Je crois bien que nous sommes perdus, murmura l'ingénieur à l'oreille de l'Américain.

—Perdus... grommela celui-ci,... perdus, lorsque la terre est là... si près de nous! C'est sombrer au port, By God!

Puis, tout à coup, il poussa un gémissement et balbutia:

—À moi!—Monsieur Fricoulet,—il me semble que je m'évanouis.

Mais avant que l'ingénieur eut pu le saisir par le bras pour le soutenir, la tête de l'Américain avait disparu.

—Fichtre! grommela Fricoulet, est-ce qu'il va tourner de l'œil ainsi, sans dire gare.

Et il s'apprêtait à plonger, lorsque, de l'autre côté de l'îlot, à l'avant, une voix s'écria, vibrante de joie.

—Sauvés! nous sommes sauvés!

Cette voix était celle de l'Américain.

—On a pied ici, continua-t-il... arrivez donc.

En quelques brasses, l'ingénieur eut rejoint son compagnon et le vit qui se tenait debout, avec de l'eau jusqu'à la poitrine; doucement il se laissa couler et fut fort surpris de sentir le sol sous ses pieds; par exemple, comme il était plus petit que l'Américain, l'eau lui venait jusqu'au menton.


—Victoire!—victoire! s'écria-t-il.

Et s'adressant à Gontran et à Ossipoff.

—Si vous m'en croyez, vous ferez comme nous et vous vous mettrez à l'eau... c'est, je crois, le moyen d'arriver le plus tôt possible à la terre ferme.

Une discussion éclata entre le vieux savant et sa fille.


Séléna voulait faire comme ses compagnons, et quitter, elle aussi, l'épave.

—Je suis honteuse, disait-elle, d'augmenter encore la fatigue de ces braves amis... Je ne suis pas en sucre et je ne fondrai certainement pas en suivant votre exemple.

Ossipoff ne voulait pas entendre de cette oreille-là et exigeait que la jeune fille demeurât sur l'îlot.

—Mon Dieu, monsieur Ossipoff, dit alors Fricoulet, nous perdons là un temps précieux; quant à moi, je trouve que mademoiselle a raison, non pas tant à cause du surcroît de fatigue que nous cause la traction de ce bloc de terre, qu'à cause du retard que cela nous occasionne.

—Vous voyez, cher père, que j'ai raison! fit la jeune fille.

—Possible, gronda le vieillard, mais je ne veux point que tu te mettes à l'eau quand je devrais, à moi tout seul, tirer cette épave.

—Eh! mon cher monsieur, s'exclama Fricoulet, qui vous parle de mettre Mlle Séléna à l'eau.

—Alors, je ne comprends plus.

—Donnez-moi votre redingote.

Bien que continuant à ne pas comprendre, Ossipoff se dépouilla docilement de son vêtement.

Alors, l'ingénieur s'écria:

—Vous, sir Jonathan, empoignez-moi cette redingote par ici, et toi, Gontran, prends-la par là... Eh bien! est-ce que cela ne forme pas un confortable hamac dans lequel Mlle Séléna va pouvoir s'asseoir commodément?

Malgré ses répugnances à augmenter la fatigue de ses compagnons, la jeune fille dut prendre place sur ce brancard improvisé et la petite caravane se mit en marche, précédée de Fricoulet qui sondait prudemment le terrain; Ossipoff suivait, prêt à relayer celui des porteurs qui se sentirait fatigué le premier.


Ils avancèrent ainsi avec rapidité, pendant une demi-heure, le niveau de l'eau s'abaissant progressivement; tout à coup Fricoulet poussa un cri et s'arrêta, les autres, croyant à un accident, le rejoignirent au pas de course.

Ils aperçurent alors, dans l'espace, à quelque distance, noyés un peu dans les brumes de la nuit, une multitude d'astres brillants dont la lueur éclairait le sol.

—C'est à croire que la voie lactée tout entière s'est décrochée du ciel et est tombée sur Mars, ricana Gontran.

—Ne trouves-tu pas que cela donne la même impression que l'approche d'une grande ville terrestre? dit à son tour Fricoulet; si l'on ne jurerait pas voir là, à quelques centaines de mètres, le panorama nocturne de Paris, avec ses milliers de becs de gaz dont la réverbération fait rougeoyer le ciel sur une étendue de plusieurs lieues.

—Avec cette différence, fit Ossipoff, qu'ici la réverbération se produit de haut en bas.

—Allons! en route, reprit l'ingénieur; je ne sais pourquoi, mais un pressentiment me dit que cette grande lueur va être pour nous ce que fut, pour le petit Poucet, la lumière du charbonnier qu'il aperçut tout à coup dans la forêt.


D'immenses caissons métalliques, remplis d'un gaz plus léger que l'air...

Aventures extraordinaires d'un savant russe: Les planètes géantes et les comètes

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