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LES SAUVAGES

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Qui,—au sein d'un rêve charmant, où la gloire et la fortune s'unissaient pour lui faire cortège,—n'a été réveillé en sursaut par le ricanement amer de la fatalité. Combien plus lourdement alors pèsent sur les épaules les afflictions qui suivent, qui assaillent le pauvre mortel dans sa pénible marche à travers la vie! combien plus vivement les pointes acérées de l'incertitude pénètrent ses chairs! combien alors aussi, quand son âme n'est pas bardée du triple airain dont parle le poète, le désespoir y a facile accès!

En moins d'une heure, Guillaume Dubreuil avait dû tomber du pinacle des plus brillantes espérances dans un état voisin de la misère la plus complète, la plus irrémédiable. Quel homme n'aurait perdu la tête, ne se serait abandonné à l'abattement!

Voyez-vous ce mince canot, ce fragile esquif délaissé au milieu d'un océan courroucé, dont les vagues vert-sombre ne montrent à l'oeil qu'un gouffre sans fond, et rugissent, comme des tigresses déchaînées, contre les montagnes de glaces, aux tranchantes arêtes, qu'elles bercent avec une amoureuse fureur, en les couvrant de baisers dévorants!

La voyez-vous danser à la pointe des lames, la frêle embarcation! Ne tremblez-vous pas qu'elle soit, tout à l'heure, brisée comme verre ou engloutie dans les flots inexorables!

Et cet homme, ce malheureux, il va périr aussi! Qui le pourrait sauver? Qui pourrait l'arracher aux fatals embrassements de l'abîme jaloux de sa proie? Car loin, loin s'en est allé le navire où naguère commandait en souverain maître cette victime des passions humaines. De son canot il ne distingue plus, hélas! que les perroquets du vaillant Saint-Remi, si ferme à la mer, si docile à la brise, si propre à captiver les tendresses d'un vrai marin.

Encore quelques moments, elle hardi vaisseau disparaîtra tout à fait, Guillaume Dubreuil restera seul, seul avec sa pensée en face de l'immensité, de l'éternité.

Rassurez-vous pourtant. Notre capitaine n'a pas été pétri de la même argile que le commun des hommes. Ainsi que sa charpente physique, son moral est un composé de bronze et d'acier, et le sang qui coule dans ses artères a les propriétés du vif-argent.

Dès que l'amarre qui retenait le canot au Saint-Remi eut été coupée, Guillaume arrima rapidement ses provisions, puis il fixa dans la carlingue un petit mât oublié au fond de l'esquif, avec une voile, et envergua cette voile, qu'il déploya, après avoir reconnu l'aire de vent.

Il soufflait grand frais du nord-est.

Guillaume savait qu'il ne devait pas être éloigné de plus île deux degrés de la côte du Groënland, où les Danois avaient autrefois formé un établissement. Ce fut vers ce point qu'il essaya de diriger sa course.

Heureusement, il était chaudement couvert; car il faisait un froid des plus vifs. Mais, sans boussole, sans instruments propres à déterminer exactement sa position, l'infortuné ne pouvait compter que sur un hasard bien douteux pour arriver à un port de salut.

La journée fut triste, la nuit plus triste encore. Cependant le courage du capitaine demeurait indomptable, quoique dans la soirée précédente, il eût remarqué qu'il n'avait pas une goutte d'eau abord. Pour remédier autant que possible à ce mal, il s'était approché d'une banquise, y avait assujetti son canot, et, grimpant sur le banc de glace, avait détaché les congélations supérieures, qui, formées par les pluies et les neiges fondues, produisent, on le sait, une eau assez potable.[2]

[Note 2: Les expériences chimiques ont démontré aujourd'hui que la congélation de l'eau a des effets assez analogues à ceux de son ébullition. Le résultat est presque le même. Par exemple, l'eau de mer bouillie se dépouille presque entièrement, par évaporation, des sels qu'elle tient en combinaison. Si l'on condense la vapeur ainsi élevée, la quantité d'eau dégagée de sel égalera environ les deux tiers du tout. Or, ceux qui ont eu l'occasion de s'assurer du fait savent qu'indépendamment des parties qui reçoivent les neiges et la pluie du ciel, la substance des icebergs se composa de deux tiers d'eau pure. Cela est si vrai que les baleiniers, destinés à la pêche dans le détroit de Davis ou sur les côtes du Groënland, n'emportent qu'une faible provision d'eau, certains qu'ils sont d'en trouver en abondance dans les icebergs, ou les îles de glace, comme ils les appellent. Beaucoup de glaçons, de dimensions relativement médiocres, sont même traversés par des veines bleues, remplies d'eau de neige congelée, très-potable.]

Ayant étanché sa soif et recueilli une certaine quantité de ces glaçons pour les besoins à venir, il reprit sa périlleuse navigation.

Le lendemain et jours suivants n'apportèrent aucun changement à la terrible situation du capitaine, sinon que le temps s'adoucit et devint peu à peu supportable. Rappelons-nous, au surplus, qu'on touchait à la fin de juin. Alors, même à une grande élévation dans la mer polaire, l'atmosphère arrive souvent à un degré de chaleur extrême, sans que les glaces qui obstruent l'Océan septentrional subissent d'altérations sensibles.

Quoique Guillaume ménageât ses minces provisions, autant qu'il pouvait sans épuiser ses forces, elles diminuèrent trop vite. Bientôt, il entrevit l'heure où elles lui feraient entièrement défaut. Parfois, ses yeux avides interrogeaient l'espace, cherchant à discerner un cap, une voile à l'horizon. Et rien! rien que des icebergs ou montagnes de glaces bleuâtres, une mer également bleue, un ciel gris d'une désolante monotonie. Parfois aussi un mirage décevant lui faisait prendre pour la terre une de ces masses cristallisées; mais, peu après, la réalité cruelle lui montrait son erreur.

La faim commençait à le tourmenter. Sans succès il avait essayé de pêcher avec une ligne faite des fils de sa chemise et d'un morceau de fer pour hameçon; sans succès il avait essayé d'attraper un de ces goélands qui voletaient fréquemment autour de son esquif et par leurs cris perçants semblaient insulter à sa détresse.

Pour comble de misère, l'eau douce allait lui manquer aussi, car l'Océan se dégageait, et les collines flottantes où Dubreuil allait la chercher se faisaient plus rares.

Un matin, après un jeûne de vingt-quatre heures, il s'éveilla aux torturantes injonctions de son estomac, qui réclamait impérieusement de la nourriture. Sa langue était sèche, ses lèvres eu feu. Pour apaiser la soif ardente dont il était consumé, Dubreuil se mit à laper le givre que la fraîcheur de la nuit, jointe à la chaleur de son corps, avait fait éclore, en blanches étoiles, sur ses vêtements.

Pauvre et insuffisante ressource!

A midi, il se sentait épuisé, lorsqu'une forte brise chassa son canot vers un immense champ de glace qui s'étendait à perte de vue à tribord. On eût dit la côte d'une vaste terre. A mesure qu'il en approcha, Guillaume éprouva une indicible sensation de plaisir. Était-ce une île? était-ce le rivage qu'il demandait à Dieu avec tant d'instance?

Pour la première fois, depuis une semaine, le soleil s'était levé. En éclatant sur la ligne de glace, ses rayons lui imprimaient les couleurs les plus chatoyantes, les formes les plus fantastiques, les plus variées. C'étaient des pics sveltes comme des campaniles, des tours aussi majestueuses que celles de nos basiliques, les unes rondes, d'autres carrées, celles-ci coiffées d'un chapiteau gothique, celles-là munies de créneaux et mâchicoulis. Ailleurs, on remarquait une voûte, une arche de pont; ailleurs une ville avec ses remparts, ses églises, ses monuments publics. Dominant le tout, sur une hauteur, se dressait le royal palais, avec «ses murailles de granit, sa colonnade, sa terrasse italienne, et le soleil qui la colorait la rendait éblouissante, comme un de ces temples d'or où demeuraient les dieux Scandinaves.»

Spectacle enchanteur, unique, que l'on admire dans cette partie du monde seulement, comme si la nature eût voulu la consoler, par des magnificences sans rivales, des duretés si grandes qu'elle a eues, d'ailleurs, pour elle, à tous autres égards!

Malgré sa faiblesse, malgré les besoins pressants qui le tenaillaient, Dubreuil contemplait, ébloui, ravi, du fond de son esquif, le magique panorama déroulé sous ses regards.

Mais il fallait songer à aborder; car, en supposant que ce ne fût pas la rive d'une terre, cette barrière de glace devait procurer au capitaine l'eau qui lui était si nécessaire et peut-être quelque chose à manger!

L'opération présentait de grandes difficultés, notre marin étant fort débile; il n'avait à sa disposition d'autre outil qu'un croc à lance, trouvé dans le canot, et la muraille se dressait perpendiculairement à des hauteurs extraordinaires.

Mais elles étaient déchiquetées en anses, baies, fiords; et Guillaume espéra trouver une entrée où son canot serait à l'abri des coups de mer et où lui-même pourrait débarquer.

Cette fois, son attente ne fut pas trompée.

Dans un goulet profond, creusé entre deux promontoires de glace, dont le sommet surplombait à plus de trois cents pieds d'élévation, il découvrit une sorte d'escalier naturel, conduisant, par une pente douce, à la crête de ces falaises.

La brise le poussait droit dans le goulet. Il n'eut donc besoin de se servir du croc que pour empêcher le canot de heurter trop violemment, quand il loucha au rivage.

Après l'avoir amarré à une saillie de glace, Dubreuil, s'appuyant au fût de son croc, descendit sur la plage et se mit à genoux, pour remercier Dieu de l'assistance inespérée qu'il venait de lui accorder.

Il n'y a point d'athées dans les grandes infortunes. Jamais l'Être

Suprême ne manque de se révéler à elles avec sa sublime éloquence.

Pour courte qu'elle eut été, la prière de Guillaume n'en fut pas moins fervente.

Montant ensuite quelques marches de l'escalier, il but à longs traits, avec cette volupté inexprimable que seuls connaissent ceux qui ont souffert les atroces brûlements de la soif, il but l'eau fraîche qui, sous l'ardeur du soleil, coulait par des rigoles du faite de la banquise.

L'apaisement de ce premier besoin lui rendit une partie de ses forces. Pour surcroît de bonheur, au bout de cinq minutes, et en arrivant à la cime de l'iceberg, il aperçut, dans une crevasse, un nid d'oiseau aquatique, contenant cinq oeufs gros comme ceux du canard. Je laisse à penser si cet aliment sain et nourrissant fut vite avalé!

Un peu restauré, le capitaine examina alors le lieu où il était parvenu.

C'était une plaine de glace sans bornes,—glace à droite, glace à gauche, glace en avant,—qui allait se fondre dans un incalculable lointain, avec la dégradation progressive de l'azur céleste. Pourtant, ça et là, des monticules étincelant au soleil, et, à une longue distance, quelques vapeurs légères, se tordant en spirales dans l'espace, rompaient l'uniformité de ce champ d'albâtre.

Les vapeurs étaient-elles produites par la fumée d'un feu ou par l'un de ces vastes lacs qui, en été, se forment fréquemment au-dessus des banquises? Question bien intéressante pour notre marin! Il tâchait de la résoudre, quand un grondement sourd et caverneux attira son attention d'un autre côté.

Guillaume se tourne avec vivacité et voit, à cinquante pas de lui, un monstre qui s'ébat amoureusement sur la glace.

De couleur grisâtre moucheté de brun, monté sur deux pattes fort courtes, qu'on jugerait incapables de porter le poids de son corps, l'animal avait vingt pieds de longueur, autant de grosseur et la figure générale d'un poisson, sauf la tête, ovale; garnie aux coins de la gueule de soies piquantes et armée de deux défenses, comme celles d'un éléphant».

Son mufle hideux était éclairé par des yeux rouge-vif, qui lui donnaient un air de cruauté sanglante.

C'était une vache marine, morse, walrus ou hippopotame septentrional.

Dubreuil n'en avait pas encore vu; mais il avait lu assez de descriptions de ce gigantesque amphibie pour le reconnaître, il savait aussi que, inoffensif si on le laisse en repos, le morse devient terrible lorsqu'il est attaqué, surtout en mer, où, plus d'une fois, il a renversé et fait chavirer, avec ses redoutables dents crochues, des embarcations chargées d'hommes.

Sans être un mets délicat, sa chair est mangeable. Plusieurs tribus sauvages en font leurs délices, et les pêcheurs européens ne la dédaignent pas.

Guillaume savait encore cela, et il avait faim!

C'est la pire des conseillères que la faim! Mais aussi elle donne de la vigueur à l'impotent, du courage au poltron, de l'habileté au niais. Que ne fait-elle-pas pour celui qui possède naturellement ces qualités! Dubreuil les possédait, les deux dernières du moins, à un degré supérieur:—avec celles-là, on supplée aisément à la première, quand elle ne fait pas absolument défaut.

Mais, pour se risquer à demander sa nourriture à une pareille bête, pesant deux à trois mille livres, il faut avoir des armes, être-en nombre; Dubreuil était seul, il n'avait pas d'armes. Devait-il imposer silence à son appétit? devait-il fermer impitoyablement l'oreille aux gémissements de son estomac? devait-il détourner les yeux de cette masse, de graisse luisante; fascinatrice, j'allais dire parfumée, qui l'entretiendrait dans l'abondance durant des mois entiers! car près du pôle les ménagères ont un avantage très-appréciable: les vivres ne craignent guère la corruption; ils s'y conservent indéfiniment. J'en appelle au mammouth trouvé, vers 1806, à l'embouchure de la Lena, dans une masse de glace où il gisait depuis… le déluge… et avant peut-être!—sans que ses chairs se fussent gâtées, puisque les chiens du XIXe siècle en dévorèrent une bonne partie!

Oui, en y réfléchissant bien, il eût été dur, trop dur d'abandonner semblable magasin de comestibles sans tenter de s'en emparer. Le moyen? Dubreuil fît sonner sur la glace la hampe de son croc à lance, et, vaillamment, prudemment, il marcha droit au morse.

L'animal le vit venir sans trop s'émouvoir, il paraissait plus surpris qu'intimidé.

Dubreuil s'en put approcher assez près pour tenter de lui porter un coup. Tenant ferme la lance par le milieu, il l'éleva à la hauteur de sa tête et la darda de toute sa force contre l'énorme amphibie. Il s'imaginait que le fer allait disparaître tout entier dans son flanc. Point. L'arme rebondit, sans avoir entamé l'épaisse carapace.

Cependant l'hippopotame pousse un grognement de colère. Ses prunelles enflammées flamboient; il dresse son mufle affreux, et, s'affermissant sur la queue, il s'élance, fond contre l'ennemi avec un effroyable fracas. Guillaume a prévu ce mouvement; il est sur ses gardes. Comme le colosse ne se peut mouvoir que tout d'une pièce, Guillaume s'est jeté de côté, et le walrus retombe lourdement, en soufflant comme un boeuf.

De nouveau, le harpon de l'homme est prêt; de nouveau il siffle dans l'air et frappe l'animal. Cette fois il l'atteint à la poitrine, au moment où le morse tournait la tête pour se rejeter sur son agresseur, en conséquence la peau, tendue comme celle d'un tambour, est facile à percer. La lance y plonge jusqu'au crochet. Mais là elle s'arrête; les efforts de Dubreuil ne réussissent pas à la faire pénétrer plus avant.

Le morse se débat; il halète; il rugit. Sous ses griffes la glace vole en mille éclats, et sa queue la fait sonner comme le marteau sur une enclume. Bientôt, néanmoins, par un brusque soubresaut, il s'est débarrassé du fer, et Dubreuil, pris à l'improviste, s'en va rouler à quelques pas, son croc dans la main.

Avant qu'il ait eu le temps de se relever, l'animal a couru sur lui. De ses pieds pesants il lui écrase les jambes. Guillaume sent la bouillante baleine du monstre passer sur-son visage, et ses tranchantes canines lui labourer la cuisse. La mort est là, livide, décharnée, affreuse. Elle réclame une victime. Quelques secondes encore, et c'en sera fait. Du malheureux aventurier il ne restera rien, plus rien que quelques lambeaux de chairs informes. Pas une voix n'ira conter à ses amis son épouvantable destin!

Mais, à cet instant critique, Dubreuil n'a perdu ni son sang-froid, ni la sûreté de son regard.

Étendu sur la glace, le buste à demi redressé, la lance en arrêt, il recueille et thésaurise, pour ainsi dire, dans son oeil et son bras droit, tout ce qui lui reste de vitalité; il vise à la tête et enfonce profondément son arme dans la gueule béante du morse.

Des flots de sang s'échappent, avec un rauque mugissement, de la blessure. Le mammifère recule, par bonds et par sauts, en battant, comme avec un fléau, la glace, du manche du croc demeuré dans la plaie.

Aveuglé, étourdi, mais fou de douleur, fou de rage, il cherche son adversaire, il respire la vengeance.

Dubreuil s'est remis sur pied, réfugié derrière un glaçon, et il essaie de le soulever pour en broyer le corps de l'animal, qui, dans ses convulsions, vient de casser en deux la hampe de la lance.

Malgré sa bravoure, malgré son flegme, le jeune homme frémit en songeant au danger qu'il a couru. Ses mains tremblantes se refusent à le servir, et tout péril n'a point cessé pour lui, lorsque des cris étranges partent derrière, à sa droite.

Guillaume tourna la tête et aperçut une douzaine de bipèdes, si grotesques d'apparence, qu'il se demanda aussitôt si c'étaient des singes ou des êtres humains. Ils n'étaient que poil des talons à la tête, et, de leur visage, on distinguait seulement les yeux, les traits étant masqués par une pelleterie ou par un cuir naturellement et très-épaissement velu.

Hommes ou animaux, ces créatures criaient et gesticulaient à l'envi.

Guillaume aurait été fort embarrassé de se prononcer sur leur espèce, quand l'un de ces individus banda tout à coup un arc qu'il tenait à la main, comme un bâton, y plaça une flèche et la décocha à la vache marine.

Touchée au coeur, elle expira presque immédiatement.

Sa mort fut signalée par un redoublement de clameurs.

Cependant, les sauvages avaient découvert l'homme blanc, et ils s'étaient arrêtés, ne sachant s'ils devaient avancer ou reculer.

La délibération fut courte.

Ils étaient en nombre: plus que suffisant pour avoir peu du chose à craindre de cet étranger.

Celui d'entre eux, qui avait achevé le morse, fit quatre ou cinq pas vers Dubreuil, et, par des signes, l'invita à les joindre.

Il n'y avait pas à hésiter. Le capitaine se rendit à l'invitation.

S'étant approché, il remarqua, tout d'abord, que c'étaient des hommes comme lui, mais un peu moins grands, un peu plus trapus et couverts, de peaux de bête. Ils portaient des arcs, des flèches, des lances, des harpons, le tout paraissant fait avec de la corne ou des fanons de baleine.

L'un de ces indigènes,—une femme probablement,—avait, derrière le cou, un capuchon dans lequel s'agitait un enfant en bas âge.

Ils répétaient fréquemment le mot:

—Uskimé! Uskimé!

Leur langue était d'une douceur particulière, quoique gutturale.

Si Dubreuil était étonné, de la rencontre, ils ne l'étaient pas moins. Timides au début, ils s'enhardirent promptement et se mirent à palper le capitaine, comme s'il eût été un objet curieux dont ils ignoraient le mécanisme ou la structure. Cependant leurs intentions ne semblaient pas mal veillantes.

Observant que les boutons de cuivre de son habit faisaient principalement leur admiration, Guillaume arracha six de ces boutons et les distribua à la bande, dont la joie se manifesta par des vociférations, des transports inimaginables.

—Angekkok! Angekkok (sorcier! sorcier!) criaient-ils sur tous les tons, en dansant autour du marin, qui, s'il ne comprenait pas la signification de ce terme, devinait néanmoins qu'il s'appliquait à un être ou une chose tenue en profond respect par ces gens.

Mais ces témoignages d'amitié et de vénération ne rassasiaient pas Dubreuil. Portant les doigts à sa bouche, il leur fit entendre qu'il avait faim. Toute la troupe se précipita sur le cadavre du morse et le dépeça avec rapidité.

Le sang, l'huile et la graisse coulèrent à torrents. La langue de l'animal fut solennellement offerte au capitaine. Comme elle était crue, il exprima par gestes le désir d'avoir du feu.

Ce désir excita la surprise et les rires des sauvages. Et, pour montrer qu'ils n'en avaient pas ou s'en passaient volontiers, ils s'accroupirent devant les débris de la vache marine et commencèrent à les dévorer, tout pantelants, avec une prodigieuse gloutonnerie, après avoir enlevé le masque de fourrure qui leur cachait le visage.

Ils ne mâchaient pas, ils engloutissaient les morceaux. Que dis-je? empoignant à deux mains un quartier de viande pesant cinq ou six livres, ils le portaient à leur bouche et semblaient l'avaler par aspiration. L'opération ne leur demandait pas plus de quelques minutes, et, dès qu'un quartier avait ainsi disparu, un autre reprenait sa place.

Quel que fût son appétit, Dubreuil ne pouvait se résigner à manger la langue qu'on lui avait donnée. Son coeur se soulevait dès qu'il l'approchait de ses lèvres.

La femme qui accompagnait les Indiens et qui se repaissait à l'écart, s'en aperçut. Lâchant d'une main un cuissot auquel elle était énergiquement attelée, mais le retenant avec les dents, elle tira de dessous son vêtement un poisson fumé, et le présenta à l'étranger.

Le poisson n'était guère plus ragoûtant que la langue; mais, ventre affamé…

Dubreuil ferma les yeux, pour ne point voir la trace sanglante dont les doigts de la charitable dame avaient marqué le cadeau, et il accorda enfin satisfaction à son estomac, en dépit des éloquentes protestations de son palais.

Leur repas fini, les sauvages se partagèrent la carcasse du morse; chacun chargea sur son dos la portion qui lui revenait et ils engagèrent le capitaine à les suivre. Guillaume y consentit volontiers. Mais, avant de s'éloigner, il voulut s'assurer que son canot était solidement amarré au rivage.

C'est pourquoi, en indiquant qu'il allait les rejoindre, il se prit à descendre rapidement les degrés qui menaient au bas de la falaise.

Arrivé au pied, Dubreuil entra dans l'embarcation pour ferler la voile et abattre le mât.

Il y était à peine, qu'un bruit assourdissant, comme la décharge de cent pièces d'artillerie, ébranle l'air, le sol et les ondes. De toutes parts des échos répercutent longuement ce son formidable, et l'un des promontoires de glace qui dominaient le canot de Dubreuil, s'effondre dans l'Océan, au milieu d'un déluge d'eau et d'un tourbillon de neige et de glace pulvérisée.

La fille des indiens rouges

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