Читать книгу La fille des indiens rouges - H. Emile Chevalier - Страница 9
L'INSURRECTION
Оглавление—Je vous répète, maître, que les hommes sont mécontents. Ils menacent de se révolter.
—Est-ce pour cela que tu es venu me troubler?
—Mais…
—Mais… qu'on donne la cale sèche aux plus mutins et qu'on fasse courir la bouline aux autres! Par Notre-Dame de Bon-Secours, c'est moi qui commande à bord, et je veux être obéi, entends-tu, Louison?
—Sans doute, sans doute, maître. Cependant, si j'osais…
—Quoi?
—Vous êtes plus savant que moi, maître, plus savant que nous tous, oh! nous le savons bien!…
—Au but!
—C'est, répondit timidement Louison, que les vivres commencent à manquer sur le Saint-Rémi. L'eau est à moitié gâtée, et encore ai-je été obligé de diminuer les rations ce matin.
Puis, s'enhardissant, il ajouta d'un ton plus décidé:
—Nos gens crient, voyez-vous, maître Guillaume. Ils disent, comme ça, que depuis trop longtemps nous tenons la mer; que ce n'était point pour un voyage de découvertes, mais bien pour faire la pêche des molues qu'ils se sont embarqués; qu'il n'existe aucune terre dans ces parages; que, s'ils cèdent davantage à votre obstination, une mort affreuse les attend au milieu des glaces qui nous environnent, et…
—Et tu partages leurs appréhensions! interrompit maître Guillaume en haussant les épaules.
—Oh! essaya Louison avec un air de dignité blessée.
—Ne nie point, par Notre-Dame de Bon-Secours, ne nie point; je te connais, mon gars, tu es aussi couard que le dernier de nos novices. Mais, sois tranquille, je ferai, à mon retour à Dieppe, un bon rapport de ta conduite!
—Je ne croyais pas, maître, avoir manqué à mes devoirs, repartit Louison avec une humilité feinte, car il accompagna ces paroles d'un regard haineux, quoique habilement dissimulé sous la paupière.
—Assez sur ce sujet! s'écria Guillaume en frappant du pied. Comment nommes-tu les rebelles?
—Il y a d'abord: Cabochard, Brûlé-Tout, Gignoux Loup-de-Mer, puis…
—Ce sont les meneurs, ceux-là, n'est-ce point?
—Je le présume, maître.
—Alors, qu'on leur inflige la grand'cale!
—J'avais pensé que la cale sèche…
—J'ai dit la grand'cale, et sur-le-champ. Cet exemple assouplira les autres. Sinon, je brûle la cervelle au premier qui grogne! Par Notre-Dame de Bon-Secours, un pareil ramas de coquins me dicter des lois! Ignorent-ils qui je suis, après trois mois de navigation ensemble! Ignorent-ils que le capitaine Guillaume Dubreuil a servi sur les vaisseaux du roi, avant de commander cette coquille de noix, et qu'il n'est pas homme à se laisser imposer par des pleutres de leur espèce!
—Et s'ils se révoltaient? hasarda Louison.
—S'ils se révoltaient! répéta, avec un accent plein de mépris, le patron du Saint-Rémi, en mettant la main sur la crosse d'un pistolet pendu à sa ceinture.
—Ils en parlent! insista l'autre.
—Allons, va! et la route toujours au nord-ouest, dit Guillaume d'une voix souriante, comme si la frayeur n'avait aucune prise sur son âme.
C'est qu'il n'avait pas une nature vulgaire, Guillaume Dubreuil, patron du bateau pêcheur le Saint-Remi. Né, en 1465, d'une famille bourgeoise, habitant la petite ville de Dieppe, il avait été voué à la cléricature. Ses progrès dans les sciences et l'étude des langues anciennes et modernes furent rapides. Et, quoiqu'il témoignât plus de goût pour l'histoire et la géographie que pour la scholastique religieuse, on espérait que le jeune élève deviendrait une des gloires de l'ordre de saint Benoît, auquel ses parents l'avaient destiné. Mais s'il était intelligent, studieux, âpre au travail, Guillaume n'avait pas l'humeur facile. De brûlantes passions fermentaient dans son coeur: passions en opposition complète avec les réserves, les austérités et les mortifications du cloître.
Un jour, le frère gardien du monastère où il aurait dû s'apprêter à recevoir les ordres vint, tout benoît, tout contrit, annoncer au père Dubreuil que son fils avait pris la clef des champs, après avoir escaladé les murs de la sainte retraite.
Je vous laisse à penser le courroux et le chagrin qu'éprouva le bon bourgeois. Vainement fit-il courir après son fugitif, vainement promit-il une forte récompense à quiconque lui en donnerait des nouvelles. Durant plusieurs années, on n'en entendit plus parler.
Cependant, après avoir jeté le froc aux orties, le jeune Guillaume s'était engagé dans un régiment au service d'Anne de France, dame de Beaujeu, alors en hostilités avec les ducs d'Orléans, de Bourbon et divers grands seigneurs qui lui disputaient la régence de Charles VIII.
Notre échappé du couvent se signala dans plusieurs occasions, notamment à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, en 1488, où il contribua à la capture du duc d'Orléans, depuis Louis XII.
A cette époque, Guillaume Dubreuil avait vingt-trois ans. Du rang de piquier à pique simple, par lequel il avait débuté dans l'armée, il était parvenu au grade d'enseigne, après avoir passé tour à tour par ceux de piquier à pique sèche, piquier à corselet, arquebusier, mousquetaire, lampassade, caporal et sergent. Mais pour le récompenser de sa valeur dans l'affaire de Saint-Aubin-du-Cormier, Anne lui fit donner le commandement d'une bande.
Décidément, la fortune présentait elle-même au jeune officier sa main si recherchée. Il n'avait qu'à se laisser conduire, et bientôt on le verrait mestre-de-camp d'un régiment, puis colonel-général, et pourquoi pas maréchal plus tard? En ces temps de troubles, de ligues, de révolutions, un homme de coeur ne pouvait-il viser aux plus hautes dignités? Il ne s'était guère écoulé plus d'un siècle depuis la mort de Bertrand Du Guesclin. La mémoire de ses brillants succès enflammait encore l'esprit chevaleresque du siècle.
Mais déjà Guillaume était fatigué de l'état militaire, qui n'offrait plus d'émotions à son âme ardente, avide de nouveauté. La paix, qui suivit le traité de Sablé, acheva de le dégoûter d'une carrière où l'avait jeté le hasard, bien plutôt qu'une vocation sérieuse.
La profession de marin, les combats en mer, les tempêtes, les expéditions lointaines, avaient été, dans le jeune âge, l'objet de ses rêves. Il résolut de réaliser enfin des aspirations si souvent, si chaudement caressées. Grâce à la protection du sire de La Trémoille, qui s'était intéressé à lui depuis la glorieuse journée de Saint-Aubin, Dubreuil obtint de passer comme officier sur un des navires du roi. Il y apprit rapidement l'art nautique, et, dès 1494 il pouvait espérer d'arriver promptement au commandement d'une galéasse, quand le bruit des merveilleuses découvertes de Christophe Colomb vint allumer de nouveaux désirs dans sa fougueuse imagination.
Dubreuil demanda à la cour l'autorisation d'aller tenter les mers. Il prétendait trouver, par le nord-ouest, un passage au Cathay (la Chine), assurant que cette voie, infiniment plus courte que celle de la mer Rouge ou du cap de Bonne-Espérance,—tout dernièrement reconnu par les Portugais,—serait pour la France une source de richesses incalculables. Sa requête fut appuyée par La Trémoille. Mais Charles VIII, qui venait de s'affranchir de la tutelle de sa soeur, et qui, stimulé par Louis d'Orléans, briguait le royaume de Naples, Charles VIII se souciait plus du tournois militaires que de commerce, de victoires éclatantes sous le doux ciel de l'Italie que de problématiques conquêtes maritimes.
«Patientez, écrivit La Trémoille à son protégé, jusqu'à ce que le roy, nostre sire, ait terminé la guerre, et il vous octroyera cette faveur que sollicitez.»
Patienter! Est-ce que la poudre attend pour faire explosion, après que l'étincelle a été mise en contact avec elle?
Guillaume Dubreuil n'était pas homme à ajourner l'exécution d'une idée, quand une fois elle avait jailli dans son cerveau. Rétif à la contradiction, son caractère ne savait supporter les retards. Ce qu'il voulait, il le voulait tout de suite, et il se serait fait briser plutôt que de ployer, lorsqu'il s'était mis en tête d'accomplir une chose, bonne ou mauvaise.
Aussi donna-t-il immédiatement sa démission; puis il revint à Dieppe, où ses parents l'accueillirent comme l'Enfant Prodigue; et, sans perdre un instant, se fit nommer capitaine ou patron d'un des bateaux qui, depuis de nombreuses années, allaient faire la pêche de la morue et du hareng sur les bancs que nous nommons aujourd'hui bancs de Terre-Neuve.
D'où lui était venue cette résolution? Pourquoi, à la fleur de l'âge, avait-il échangé un poste magnifique contre l'emploi assez peu considéré de pêcheur? Le père Dubreuil, ses amis, ses compères n'y comprenaient rien. Pour eux, il était fou, possédé du diable, il finirait certainement mal. Le vulgaire est ainsi fait: ce qu'il ne conçoit pas, il l'interprète toujours de méchante façon. Mais que ces braves gens eussent encore jugé bien plus sévèrement le pauvre Guillaume, s'ils eussent connu ses desseins!
Inutile de rapporter toutes les tentatives mises en oeuvre pour l'empêcher de partir. Par bonheur, il avait affaire à des armateurs intelligents et discrets, à qui il avait communiqué son plan et qui l'approuvaient.
Pour lui, ils affrétèrent le Saint-Remi, joli brick de cent vingt tonneaux, monté par trente hommes d'équipage et pourvu de provisions pour un an.
Guillaume leva l'ancre au commencement de mars de l'année 1494, et, après une pénible traversée de plus de trois mois, atteignit le 55° de latitude nord et le 40° de longitude ouest, sans avoir aperçu aucune terre.
Malheureusement, les vivres étant de mauvaise qualité, on avait dû en jeter la plus grande partie par-dessus bord, et une voie d'eau s'étant déclarée dans la cale, plusieurs barriques avaient été avariées. De là, murmures parmi l'équipage, ignorant que bientôt les montagnes de glace lui fourniraient de l'eau douce à discrétion, et qui eût préféré la pêche à un voyage dont il ne voyait pas la fin et dont le but l'intéressait médiocrement. Si la diminution forcée des rations avait donné lieu à ces murmures, les rigueurs de la température, au point où était parvenu le navire, ne tendaient pas à les faire cesser.
La mer était continuellement houleuse, couverte de montagnes de glace énormes, entre lesquelles le vaisseau avait souvent peine à se frayer passage; le vent soufflait avec une âpreté qui gelait les doigts des matelots employés à la manoeuvre, et le ciel, toujours voilé, toujours sombre, ou bien roulait d'épais nuages noirs, précurseurs de tempêtes effroyables, menaçant à chaque minute d'engloutir le misérable brick, ou bien il s'ouvrait pour laisser échapper des tourbillons de neige, si pressés que l'air en devenait compact, si aveuglants que les plus intrépides gabiers hésitaient à monter alors dans les hunes.
Encore, si le commandant du Saint-Remi eût été un de ces patrons doux et familiers, comme le sont habituellement ceux des bateaux-pêcheurs! Lui doux! Jour de Dieu! jamais une punition n'était assez dure, jamais la moindre infraction à la discipline n'était pardonnée! Lui familier! Il ne parlait qu'a son second, Louison, surnommé le Borgne, parce qu'il avait perdu l'oeil droit dans une rixe, et il ne lui parlait que pour les affaires du service. Aussi, Louison détestait-il Guillaume.
Accoutumé à traiter en égaux les patrons des navires où il était employé, le second n'avait pu se faire à la fierté du capitaine. Sans instruction, il jalousait celle de son supérieur; sans tenue vis-à-vis de ses subalternes, il ne s'expliquait pas la hauteur de Dubreuil, bien qu'elle l'irritât et le portât à des hostilités contre lui.
Sourdes d'abord, ces hostilités prirent un caractère moins secret quelques jours avant l'époque de notre récit. Dubreuil était trop occupé ou trop altier pour y prêter attention. Sa négligence ou son orgueil lui fut funeste, car Louison, exaspéré contre ce despotisme tout à fait inusité sur les bateaux-pêcheurs, attisa, au lieu de les réprimer, les dispositions des matelots à la révolte.
Les plaintes dont il se faisait l'écho officieux étaient autant les siennes que celles de l'équipage; et en sortant de la cabine de Dubreuil, après la conversation rapportée plus haut, furieux du mépris qui avait accueilli ses déclarations, il jura de tirer, sans plus tarder, de son capitaine une vengeance terrible.
Les têtes étaient montées, le complot prêt, rien de plus facile que de le faire éclater.
Louison le Borgne ordonna au clairon du bord de sonner l'appel.
Bientôt, les matelots furent alignés sur le pont. Ce matin-là, le temps était assez clair; mais le froid avait doublé d'intensité, et les pauvres marins, exposés à cette atmosphère glaciale, sentirent le sang se figer dans leurs veines. Ils grelottaient et avaient peine à conserver l'immobilité réglementaire. Quelques récriminations furent chuchotées.
Louison feignit de ne pas entendre.
Après avoir lentement fait l'appel, il cria:
—Le Cabochard, quittez les rangs!
Un gros gaillard, au visage renfrogné, sournois, s'avança vers le second.
—Par ordre du patron, continua celui-ci, vous êtes condamné à la grand'cale.
—A la grand'cale! fit le matelot frissonnant de terreur.
—Oui, poursuivit impitoyablement Louison, vous êtes condamné à la grand'cale par ordre, du patron.
Et il appuya avec force sur ces derniers mots.
—Mais il veut donc me faire mourir, le capitaine! A la grand'cale par une froidure pareille! Et qu'est-ce que j'ai fait, dites-moi?
—Ah! répondit Louison, avec une apparente commisération, tu as désobéi, tu as clabaudé, dit le capitaine. Allons, déshabille-toi.
Cabochard tourna les yeux sur ses camarades comme pour leur demander conseil.
—Non non! crièrent à la fois plusieurs d'entre eux; non, non! ne te déshabille pas. C'est une monstruosité de vouloir plonger maintenant un homme dans l'eau. Nous ne le souffrirons pas. A bas le patron! à bas!
Un imperceptible sourire de satisfaction plissa les lèvres de Louison.
—Le fait est, insinua-t-il à mi-voix, que c'est un rude châtiment. Le capitaine n'aura pas réfléchi. Je vais, si vous le voulez, intercéder auprès de lui pour que la cale sèche soit substituée…
—Point de cale, point de punition! hurlèrent les matelots.
—Silence dans les rangs! enjoignit Louison.
Puis il ajouta:
—Brûlé-Tout, Gignoux, Loup-de-Mer, recevront la même peine, par ordre spécial du capitaine.
Mais un concert d'imprécations formidables couvrit aussitôt ces paroles.
On eût dit que l'équipage n'attendait que cet instant pour exprimer ouvertement, violemment, sa haine contre Guillaume Dubreuil. Les rangs furent rompus, et les matelots furieux, vociférant, rugissant comme des bêtes féroces qui viennent de briser les barreaux de leur cage, se précipitèrent en tumulte vers la poupe du navire.
C'est que, s'il est cruel dans toutes les saisons et sous tous les climats, le supplice de la grand'cale est particulièrement affreux dans les mers boréales, car on sait qu'il consiste à hisser le patient, par une corde, à l'extrémité de la grand'vergue, puis à le laisser tomber dans l'eau, du côté droit du navire, par exemple, et à le ramener à gauche du bâtiment, en le passant par-dessous la quille.
Sans doute, en prononçant cette terrible sentence contre les mutins, Dubreuil avait oublié la latitude sous laquelle il naviguait. Sa sévérité n'allait pas jusqu'à l'inhumanité, son amour-propre jusqu'à la tyrannie. Mais, lassés de ses procédés, s'exagérant à l'envi la rigueur de ses intentions, les hommes du Saint-Remi profitèrent avidement d'une circonstance qui semblait justifier, en quelque sorte, la conjuration qu'ils avaient ourdie contre lui.
L'hypocrite Louison fit mine de vouloir les arrêter. Dans le fond, il était enchanté de la réussite de ses intrigues.
—Qu'allez-vous faire, camarades! qu'allez-vous faire? disait-il de sa voix mielleuse, en se plantant devant le capot d'échelle.
—A mort! à mort! à mort le patron! beuglaient les forcenés.
Et, écartant Louison, qui n'opposa aucune résistance, ils se précipitèrent dans la cabine du capitaine.
Assis devant une table chargée de manuscrits, de cartes et d'instruments de mathématiques, Dubreuil était si absorbé par son travail que les clameurs de la révolte n'étaient point arrivées à ses oreilles. Il avait les yeux fixés sur une mappemonde de parchemin, écrite en lettres rouges et enluminée de riches couleurs, suivant la mode du temps. Conformément à l'opinion reçue, dans cette carte, Jérusalem se trouvait placée au centre de la terre. En haut de la feuille on lisait le mot; Orient, au bas, celui d'Occident; à droite, Midi, à Gauche, Septentrion. Entre deux lignes, se coupant à angles droits au point désigné pour représenter Jérusalem, les profils des trois parties du monde connu, Europe, Asie, Afrique, étaient dessinés assez exactement. Mais les limites des régions n'offraient que des lignes droites ou légèrement courbées, sans angles saillants et rentrants. De petites enceintes figuraient les montagnes. Les îles se montraient sous la forme d'un o, et deux lignes parallèles, d'une inexorable rigidité, annonçaient les fleuves. Sur la gauche, un pointillage, fraîchement exécuté, indiquait les terres découvertes depuis peu par Christophe Colomb.
—Sans nul doute, pensait Dubreuil, le passage que je cherche existe; sans nul doute, il se doit trouver, là-haut, vers le 70° de latitude, aux confins de quelque vaste continent. Si la raison, si les connaissances modernes ne nous en donnaient la certitude, les historiens, les géographes, et jusqu'aux poètes de l'antiquité, surgiraient de leurs tombes pour nous l'apprendre. Hérodote parle d'une mer qui se glace par la rigueur du froid, Onomacrite n'affirme-t-il pas que, pour revenir dans leur patrie, les Argonautes ont franchi l'Océan de Saturne? Qu'est-ce que l'Océan de Saturne? Qu'est-ce, sinon la mer du Septentrion? Plus tard, trois siècles après, Antoine Diogène ne compose-t-il pas un roman dont les héros voyagent aussi sous le cercle arctique? Pline le Naturaliste raconte que le célèbre Pythoeas de Marseille, qui vivait en 338 avant Notre-Seigneur Jésus-Christ, a abordé à Thulé, c'est-à-dire en Islande, puisque pendant vingt-quatre heures il a vu le soleil sur l'horizon. Et, ajouta-t-il à voix haute, en plaçant la main sur un manuscrit ouvert devant lui, voici Sénèque qui, dans sa Médée lance une prédiction dont un insensé seul oserait contester la valeur:
….. Venient annis Sæcula seris, quibus Oceanus Vincula rerum laxet, et ingens Pateat tellus, Tiphysque novos Detegat orbes, née sit terris Ultima Thule.[1]
[Note 1: Luc, ANN. SENEC. Trag., p. 159.]
Cette Thulé signifie-t-elle autre chose que les régions polaires? On rapporte que, dès le IXe siècle, les Norwégiens se sont élevés jusqu'au 68° de latitude, qu'ils y ont colonisé une île placée sous le 65°, et qu'un de leurs navigateurs, Oshu, envoyé par Alfred le Grand, tenta, en 873, de traverser le pôle. Ne peut-on, par cette voie, se rendre dans le puissant et luxueux empire du Cathay, dont le livre de Marco Polo, que voilà là sur ma table, fait de si féeriques récits? Oh! trouver ce passage! le trouver! Quelle gloire! Mais je le trouverai, je le veux, et rien ne saurait ébranler ma volonté. Plutôt périr que d'abandonner mon entreprise!…
En achevant ces mots, Guillaume s'était levé le visage rayonnant des feux du génie. Il allait monter sur le pont pour prendre le méridien, quand, soudain, une douzaine de matelots frénétiques envahirent sa cabine, fondirent sur lui et le désarmèrent avant qu'il eût pu faire un mouvement pour se défendre.
Des accusations sauvages, des menaces plus sauvages encore lui étaient jetées à la face. Mais Dubreuil avait trop de superbe pour essayer de se justifier, ou implorer la compassion des rebelles. L'expression de «misérables!» fut la seule qui lui échappa. Aussitôt qu'il eut compris l'impossibilité de faire rentrer les mutins dans le devoir, il se retrancha dans une hautaine impassibilité.
On le garrotta, puis on le transporta sur le tillac, on il fut attaché solidement au pied du grand mât.
Les insurgés délibérèrent ensuite sur son sort. Les uns demandaient sa mort immédiate, d'autres se bornaient à désirer son emprisonnement dans la fosse aux lions. Pour concilier les deux partis, Louison le Borgne, qui s'était alors tout à fait rangé du côté des perturbateurs, proposa de descendre le patron avec une chaloupe à la mer, et de l'y abandonner. Cet avis réunit à l'instant tous les suffrages.
Bientôt un canot flotte à l'arrière du Saint-Remi. On y dépose quelques morceaux de biscuit, quelques livres de lard, et on y jette le malheureux Dubreuil, après avoir tranché ses entraves.
Alors, pour la première fois, il daigne ouvrir la bouche.
—Donnez-moi au moins une carte marine, un compas, une boussole, dit-il.
—Non, brigand, tu n'auras rien, répond Cabochard, en lui montrant le poing du haut de la dunette.
Et d'un coup de hache, il largue la corde qui amarrait la chaloupe au vaisseau.
Au même moment, Guillaume vit son second, qui, monté sur le gaillard d'arrière, avait déjà pris le commandement et ordonnait d'une voix retentissante!
—Pare à virer!