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LE GROËNLAND

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Comment, enveloppé et entraîné par le cataclysme, Guillaume Dubreuil ne fut pas haché en morceaux, comment il ne, périt pas au fond des ondes, et comment il se trouva subitement transporté de son canot sur un glaçon à l'entrée du goulet, telles sont les questions que, souvent depuis, le capitaine se posa sans les pouvoir résoudre d'une façon satisfaisante. N'étant pas mieux renseigné que lui, nous nous bornons à constater qu'il était alors mouillé jusqu'aux os et épuisé de fatigue.

Probablement, dans la catastrophe, il avait été renversé à l'eau; puis, étourdi, il avait, poussé par l'instinct de la conservation, nagé, s'était accroché à ce glaçon flottant sur lequel il se tenait tout transi, et était parvenu à s'établir au sommet.

Qu'il en soit ou non ainsi, le remous des vagues, après l'accident, charriait le fragment de glace vers la haute mer. La chaloupe avait été submergée: on n'en voyait plus aucun vestige.

S'il n'eût été épuisé, Dubreuil se serait remis à la nage pour gagner la rive. Mais ses forces l'avaient abandonné.

Le glaçon fuyait toujours.

Guillaume éleva les bras vers les sauvages, groupés à la pointe du promontoire faisant face à celui qui venait de s'ébouler. Mais, de la hauteur où ils se trouvaient, à peine pouvait-on distinguer ses signes. L'un des Indiens, cependant, saisit une lance et mira le glaçon. Dubreuil, qui guettait tous leurs mouvements, crut d'abord qu'ils en voulaient à sa vie. Il se roula dans une crevasse, pour se dérober à la visée du sauvage, et l'arme tomba à quelques pieds de lui.

Il s'attendait à recevoir une grêle de traits. Mais remarquant que les Indiens restaient maintenant immobiles, il comprit leur intention. La lance lui avait été envoyée comme un instrument capable de l'aider dans sa périlleuse situation.

En effet, quand il se releva pour la ramasser, les indigènes manifestèrent, par une pantomime expressive leur joie d'avoir été devinés. Longue de douze pieds, cette lance se composait d'une dent de narval fixée à un manche de frêne.

Le capitaine s'en servit tantôt comme d'une gaffe, tantôt comme d'une rame, pour empêcher son radeau de dériver davantage, puis pour le ramener dans la petite anse. Sa lassitude et le retrait de la marée rendaient la besogne ardue. Heureusement, deux sauvages descendirent la côte et vinrent lui prêter leur assistance, en se jetant à la mer et en remorquant le glaçon jusqu'au rivage.

Dubreuil grelottait; quant à ses libérateurs, ils paraissaient aussi à l'aise, dans leurs vêtements ruisselants d'eau, que si de chaudes et sèches fourrures les eussent enveloppés.

Tous trois remontèrent la côte, et la petite troupe se mit en marche, après avoir témoigné le plaisir qu'elle avait de revoir l'homme blanc.

Ces gens étaient d'une taille au-dessous de la moyenne; ils avaient les yeux noirs, petits, perçants, inclinés comme ceux des Tartares; les pommettes des joues saillantes, le teint cuivré; point de barbe. Les traits de la femme différaient peu de ceux des hommes, mais ils étaient moins rudes; elle portait les cheveux relevés et retombant en arrière.

Son costume et celui de ses compagnons avaient une grande ressemblance, à l'exception d'un pan descendant de sa pelisse sur les talons, comme les basques d'un habit, et du capuchon, qui était beaucoup plus ample, car, ainsi que nous l'avons dit, il servait de berceau à un nourrisson.

Ce costume était une jaquette en double peau de renne ou de phoque, poil en dedans, poil en dehors, garni, comme le froc d'un moine, d'un capuce, pour couvrir la tête et les épaules. Le vêtement descend jusqu'aux genoux. Les culottes, de même matière, sont très-courtes. Elles ne montent pas au-dessus des reins, afin de ne point gêner la liberté des mouvements.

Sur leur jaquette, ils portaient une chemise fabriquée avec des intestins de phoque, et, sur le tout, quelques-uns avaient une camisole de peau tannée. De grandes bottes fourrées sans talons, avec plis devant et derrière, également en peau de renne ou de veau marin, complétaient l'habillement, cousu avec des boyaux de poisson, artistement taillé et orné de bandelettes de pelleteries de couleurs variées.

Les couteaux, arcs, flèches, lances dont ils étaient armés, avaient été tirés des ossements de la baleine, des dents du morse ou du narval et des branches du pin ou du frêne.

Tout en marchant péniblement, Dubreuil faisait ces observations, au bout d'une heure, ses yeux, irrités par la constante réflexion des glaces, purent enfin se reposer sur un paysage moins monotone et plus animé, bien propre à réjouir le coeur du capitaine, après les épreuves qu'il venait de subir.

C'était une plaine ou plutôt un vallon verdoyant, enfermé dans de hautes montagnes, plaquées de neiges éternelles. Dépeindre les richesses relatives de ce vallon serait impossible. Je ne saurais le comparer qu'à une oasis dans le désert africain: au fait, n'était-ce pas une des oasis du désert hyperboréen? On n'y voyait pas de majestueux palmiers, sans doute, pas de cocotiers gigantesques, aucun des monarques du règne végétal; mais les bouquets de saules nains aux feuilles d'émeraude, les quinconces de pins, les massifs de petits frênes tremblotant et murmurant à la brise, charmaient le regard déjà séduit par les fleurs chatoyantes qui émaillaient le sol:—l'angélique avec ses ombelles chargées d'or, le romarin, étalant des gueules d'un pâle azur, la cochléaria, penchée sous ses grappes d'albâtre, le thym aux appétissants parfums, et la tormentille, et l'herbe jaune dont la racine a l'odeur des roses, et cent autres plantes communes avec les contrées plus méridionales ou particulières à ce climat.

La scène enchantait Dubreuil, quoique ce fût une faible miniature des riches paysages européens, et comme le dernier effort de la féconde nature expirante. Mais ce qui flattait surtout notre homme, c'était la vue d'une dizaine de cabanes, dans l'une desquelles il espérait pouvoir bientôt reposer ses membres harassés par les labeurs de la journée.

Ces huttes étaient de deux sortes: celles-ci avaient la forme d'un four, celles-là d'un pain de sucre. Les premières paraissaient des demeures stables. Un mur de trois pieds d'élévation, recouvert avec des peaux et des mottes de terre, en composait l'enceinte. On y pénétrait par un trou étroit semi-circulaire. Les secondes ressemblaient à des tentes: pour charpente, elles avaient de longues perches, réunies au sommet comme les branches d'un compas, pour revêtement, des peaux de phoque ou de renne, huilées afin de les rendre imperméables à la pluie.

Le capitaine fut introduit, dans une des loges en pierre.

Comme elle était assez bien éclairée par des fenêtres garnies de boyaux de veau marin en guise de vitres, d'un seul coup d'oeil il embrassa l'intérieur.

La demeure était à moitié creusée dans le sol. Elle pouvait avoir vingt pieds de long, quinze de large. Deux rangées de poteaux, plantés à distance égale les uns des autres, en soutenaient la toiture. Plusieurs familles occupaient cette habitation. Les poteaux indiquaient leur place respective. Au bas de chacun brûlait, sur un trépied, une grande lampe de pierre ollaire ovale, avec une mèche en mousse. Chaque lampe était disposée de façon à s'alimenter elle-même. A cet effet, une branche mince et longue de graisse de baleine ou de phoque était placée près de la flamme, dont la chaleur faisait tomber l'huile goutte à goutte dans le vase. Au-dessus de la lampe pendait encore une espèce de chaudière, aussi en pierre, destinée à cuire les vivres; au-dessus enfin s'étendait un échafaud avec un filet nommé muctat, où séchaient des vêtements. Des bancs ou des claies tapissés de peaux, et posés entre les poteaux, à deux pieds du sol, tenaient à la fois lieu de lits et de sièges.

Au moment où Dubreuil entra dans la loge, quelques femmes causaient et caquetaient à une extrémité de ces lits; des hommes, tournant le dos aux femmes, fabriquaient des armes, à l'autre extrémité.

Dans la hutte, la chaleur était extrême, mais, malgré la grande quantité de lampes, il n'y avait pas le plus léger nuage de fumée. En revanche, une puanteur écoeurante de graisse, d'huile, d'immondices de toute nature provoquait, chez l'étranger, d'insurmontables nausées, et lui faisait maudire la délicatesse de ses nerfs olfactifs.

Quoique le capitaine fût plus habitué aux fétides exhalaisons d'un bateau-pêcheur qu'aux parfums d'un boudoir, il ne put s'empêcher de reculer.

On lui fit signe de se déshabiller. Il pensait que c'était pour sécher ses vêtements; mais c'était pour lui faire honneur, car telle est la coutume de ces peuples. Ancien mousquetaire, marin d'aventure, Dubreuil ne comptait pas la chasteté parmi ses qualités cardinales; cependant il éprouvait une certaine répugnance à se montrer dans l'état adamique devant ces femmes, dont quelques-unes n'étaient vraiment pas laides du tout.

Ses hôtes, qui ne comprenaient rien à son hésitation, crurent lui rendre service en se constituant ses valets de chambre. Eux-mêmes s'étaient déjà mis dans le plus primitif appareil. Il n'eut bientôt rien à leur envier à cet égard.

On lui offrit à manger; mais Dubreuil avait plus sommeil que faim; et il se jeta sur un lit, où sa pudeur offensée put enfin calmer ses alarmes sous une soyeuse peau de renne.

Le lendemain, Guillaume, convenablement reposé et remis de ses fatigues, commença à étudier la langue et les moeurs des gens au milieu desquels la destinée l'avait envoyé.

Dès qu'il connut le mot kina, signifiant qu'est-ce que cela? il apprit le nom de tous les objets qui se présentaient à ses sens, et l'écrivit, avec un os pointu pour plume et du sang de phoque pour encre, sur une peau de cet animal passée à la pierre ponce.

Tout d'abord, il remarqua que beaucoup de termes ont une analogie frappante avec le latin, comme kunà, femme, kutte, goutte, igneh, feu, asqua (prononcez esqué), eau, et, en peu de temps, il entendit les indigènes et sut s'en faire entendre.

Alors, Dubreuil apprit qu'il se trouvait à la pointe orientale du Groënland, pays plus proprement nommé par les naturels Succanunga ou Terre du Soleil, et plus tard par les Celtes Grianland, Terre d'Apollon ou du Soleil, ce qui était conforme au nom indigène et au bon sens, car appeler, comme le firent ensuite les navigateurs danois, Groënland ou Terre Verte, une région relativement aussi dépourvue de produits végétaux, est une dérision, une absurdité qu'explique toutefois, jusqu'à un certain point, la similitude qu'il y a entre l'expression celtique Grianland et l'expression danoise Groënland. Terre du Soleil est bien plus admissible, puisque, pendant les deux mois d'été, la réflexion de cet astre sur les glaciers rend, à certaines heures, la chaleur insupportable et donne à la contrée l'aspect d'une vaste fournaise chauffée à blanc.

Dubreuil apprit aussi que les aborigènes étaient des Uskimé: par abréviation, Uski, baptisés par nous Esquimaux, Mangeurs-de-viande-crue, suivant le père Charlevoix. Cette traduction, adoptée avec trop de facilité, est erronée: Uskimé, corruption d'esqué, plus l'adjonctif , se doit rendre par Gens-des-Eaux.

Quoi qu'il en soit, les Groënlandais traitaient parfaitement notre ami, qui s'accoutumait peu à peu à leur genre de vie, sauf pourtant à l'abominable malpropreté dont ils se font une gloire; car, pour exprimer leur odeur de prédilection, ils disent,—le vocable n'est pas plus barbare que l'idée qu'il comporte,—«niviarsiarsuanerks», «cela sent un parfum de vierge». Or, qu'est-ce, pour eux, qu'un parfum du vierge?—Chaste muse, viens à mon secours, inspire-moi une périphrase assez voilée pour ne point blesser les oreilles trop pudiques.—Le parfum des vierges esquimaues, c'est le parfum de l'eau que toutes les femmes,—voire les hommes,—sauvages ou civilisées, blanches ou rouges, noires ou jaunes, distillent naturellement, quand un prosaïque besoin se fait sentir, et dont les élégantes du Groënland se lavent le visage et s'oignent les cheveux, comme nous ferions avec de l'huile antique ou de l'eau de Cologne[3]. Mais ne nous moquons pas trop de ces simplesses. Le temps n'est pas loin où nos grands-pères faisaient à peu près de même, et, à la campagne comme à la ville, plus d'un contemporain formaliste pratique encore sans s'en flatter des usages d'un goût aussi équivoque.

[Note 3: Le missionnaire danois Hans Egède, qui est resté vingt-cinq années au Groënland, et qui confirme ce curieux détail de moeurs, ajoute:

«Ainsi lavées, elles s'exposent à l'air froid, et laissent geler leur chevelure mouillée, pour en montrer la longueur.»]

Guillaume Dubreuil essaya, par des remontrances, de corriger les Uskimé de leur saleté sordide; tous rirent au nez de l'Innuit-Ili, l'Homme-Blanc, comme ils l'appelaient, tous, excepté sa charmante institutrice, la douce Toutou-Mak, la Biche-Agile, fille de son hôte, Tri-u-ni-ak, le Renard.

C'était elle qui lui donnait obligeamment des leçons dans l'idiome succanunga; c'était pour elle qu'il avait le plus de penchant; et, certes, son affection était largement payée de retour.

Afin de lui plaire, Toutou-Mak avait renoncé à beaucoup des modes de son pays. L'eau de neige fondue servait maintenant à ses ablutions journalières; elle rinçait les vases où elle mangeait, et s'abstenait—devant le capitaine au moins—de cette friandise animale qu'on trouve d'ordinaire près du cuir chevelu, et dont tous les Indiens sont si gourmands! Elle avait encore apporté d'autres modifications notables dans ses manières et sa toilette. Aussi, par moquerie, ses compagnes l'avaient-elles sobriquetisée Innuit-iliounà, la femme de l'Homme-Blanc.

Sa femme! oh! elle eût bien voulu l'être! Mais Dubreuil était loin alors de songer au mariage. Sa tendresse pour la jeune fille n'allait point jusque-là. Il ne soupçonnait même pas l'amour qu'il avait allumé dans le coeur de Toutou-Mak.

Un jour, il la surprit pleurant derrière un épais buisson de genièvre.

—Qu'a donc ma petite soeur? dit-il en s'asseyant près d'elle.

La Biche-Agile rougit, cacha sa tête dans ses mains, et répondit par une explosion de sanglots.

Guillaume reprit doucement avec intérêt:

—Toutou-Mak ne veut-elle se confier à son ami? Peut-être trouvera-t-il en son coeur des consolations pour elle. Toutou-Mak sait que l'Homme-Blanc connaît beaucoup de secrets ignorés des Uski.

—Ah! murmura-t-elle, je suis bien malheureuse!

—Pourquoi, malheureuse! A-t-on fait de la peine à ma soeur? S'il est en mon pouvoir de la soulager, je la soulagerai, dit-il en écartant les mains que l'Indienne tenait encore sur ses yeux.

Elle était vraiment gracieuse, la jeune Toutou-Mak, malgré les larmes qui coulaient en ruisseaux le long de ses joues, et malgré un matachiage[4] figurant deux menues lignes noires au-dessus des sourcils, et trois ou quatre semblables à chaque coin de la bouche, comme les barbes d'un chat.

[Note 4: Sorte de peinture usitée parmi les Américains du Nord.]

Elle avait l'oeil bleu, brillant, bien fendu, le nez légèrement aquilin, les lèvres petites, d'un aimable contour, le teint clair, presque rose, et une merveilleuse chevelure aussi noire que des fanons de baleine, qui, déployée, tombait sur ses talons.

Le tatouage lui donnait une physionomie féline, nullement messeyante.

Cette jolie tête était encadrée par de magnifiques rogigla, tresses de cheveux flottant de chaque côté et attachées par des lanières de peau de daim roulées en spirale; elle reposait sur de larges épaules nouées à un buste svelte, dont une casaque de peau de renne, bordée de duvet de cygne et étroitement serrée à la naissance de la taille, faisait admirablement ressortir la cambrure. Le pantalon était en cuir d'élan, couleur chamois, brodé aux coutures et agrémenté avec des bandes de vison. Des bottes, doublées en peau de lièvre aussi blanche que la neige, emprisonnaient son pied mignon.

A ses oreilles pendaient deux de ces grosses perles qu'on trouve en abondance dans les criques de la côte groënlandaise.

—Ah! jamais mon frère n'y pourra rien, dit-elle en détournant le visage pour essuyer ses pleurs.

—Toutou-Mak doute-t-elle de mon pouvoir?

Nème! nème (non, non)! Je sais qu'Innuit-Ili est puissant, bien puissant, que sa force et son adresse dépassent celles des Uski; mais il ne peut rien pour la pauvre Toutou-Mak.

Après ces mots, les gémissements recommencèrent.

—Toutou-Mak ne connaît pas encore son frère, dit avec fierté le capitaine qui, par diverses preuves de sa science, surtout en astronomie, avait déjà conquis un grand ascendant sur les Groënlandais.

Ep! ep (oui, oui)! je les connais, répondit avec vivacité la jeune fille; mais rien ne résiste à Pumè.

—A Pumè! répéta Dubreuil, haussant les épaules.

—Oh! Pumè jette la maladie et la mort où il lui plaît, continua la

Biche-Agile d'un ton terrifié.

—Ma soeur le croit-elle?

Et Dubreuil se mit à rire de bon coeur.

—J'en suis sûre, dit gravement Toutou-Mak.

—Ma soeur l'a vu?

—Oui, je l'ai vu.

Le capitaine fit un geste d'incrédulité.

—La langue de Toutou-Mak ne ment pas, dit-elle. Pumè a voulu que ma mère mourût, parce qu'elle refusait de lui laisser épouser sa fille, ma soeur, et elle est morte.

La fille des indiens rouges

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