Читать книгу Poignet-d'acier, Ou, Les Chippiouais - H. Emile Chevalier - Страница 11
L'ÉTOILE-BLANCHE
ОглавлениеElle était jeune encore, et, par une amère ironie, avait conservé des vestiges d'une beauté rare, au milieu des affreux ravages que le ressentiment de son mari avait faits sur sa face. Grand, pur et d'un ovale parfait, l'oeil qui lui restait faisait doublement regretter celui qu'on lui avait arraché. Sa bouche avait dû être rose, d'un dessin aimable, un nid à baisers, mais les lèvres tourmentées et lacérées, comme si on les eût tortillées en forme de vis avec une tenaille de fer, ne montraient plus que des lambeaux informes et charnus, qui servaient de cadre à quelques dents d'une blancheur éburnéenne, à demi brisées.
Elle portait le costume des squaws septentrionales: un chaud bonnet de peau de cygne, sur lequel était étendue une couverte brune, à liséré jaune, en un tissu de poil de daim et de buffle.
A la vue de son fils, le regard d'Alanck-ou-a-bi prit une expression de tendresse inexprimable.
Les siens, au contraire, s'armèrent de dureté.
James, dans son orgueil insensé, ne pouvait supporter l'idée qu'il devait sa naissance à une Indienne: il maudissait ouvertement la pauvre femme qui lui avait donné le jour.
Dès qu'elle fut entrée, il referma la porte et s'assit au bord de son lit, tandis que sa mère s'accroupissait sur les talons devant lui.
La couverte de la squaw, s'entr'ouvrant alors, laissa voir une tunique élégamment brodée et un fort joli collier de coquillages; car, par un reste de coquetterie féminine, la malheureuse créature avait conservé du goût pour la parure et les colifichets brillants.
—Comment avez-vous laissé cette dame? demanda James.
—Elle voyage dans le monde des esprits, répondit Alanck-ou-a-bi d'une voix singulièrement harmonieuse, quoique le manque de dents la fit bégayer un peu.
—C'est-à-dire qu'elle dort, reprit James.
L'Indienne inclina affirmativement sa tête.
—Vous l'avez placée dans la chambre que je vous ai désignée!
—Oui.
—Et vous en avez pris la double clé?
—Cette femme blanche est bien belle; mon fils l'aime-t-il donc? interrogea Alanck-ou-a-bi, sans répondre à la question.
—Cela ne vous regarde pas, repartit sèchement James; où est la clef de sa chambre, répondez-moi?
—La voici, dit-elle d'un ton mélancolique, mais résigné, en lui tendant une clé qu'elle tenait cachée sous sa couverte.
Le jeune homme serra vivement l'objet dans sa poche, puis il dit à sa mère en adoucissant son accent:
—Vous a-t-elle parlé?
—Elle m'a parlé.
—Qu'a-t-elle dit?
—Elle m'a interrogée pour savoir si j'avais vu ici un visage pâle qu'elle appelle son mari.
—Vous avez répondu?
—J'ai répondu que je ne l'avais pas vu.
—C'est bien.
Et, après un moment de silence, James ajouta rêveusement:
—N'est-ce pas qu'elle est belle, ma Victorine?
—Elle est belle et radieuse comme l'ed-thin [10]; mais que mon fils prenne garde! l'amour recèle un serpent sous ses fleurs les plus embaumées; j'ai peur que la femme blanche ne soit fatale à mon fils chéri.
[Note 10: Aurore boréale.]
—Gardez vos craintes pour vous, je n'en ai que faire reprit-il brusquement.
—Si mon fils voulait suivre les conseils de sa mère… insinua-t-elle.
—Je ne veux point de vos conseils, et je vous défends de vous dire ma mère, de m'appeler votre fils!
En prononçant ces mots, il se leva et arpenta la chambre à grands pas.
L'Indienne avait courbé la tête d'un air triste et soumis, car tel est le servage des squaws: le père a sur elles le droit de vie ou de mort, puis vient le mari qui jouit du même droit, et enfin l'enfant mâle qui trop souvent ne craint pas de l'exercer.
Après une pause de quelques minutes, James s'arrêta subitement devant l'Étoile-Blanche et lui dit:
—Qui a parlé à mon père de mon caprice pour Notokouë!
—Je l'ignore.
—Il faut que vous le sachiez! je veux punir celui ou celle qui m'a trahi! s'écria-t-il d'une voix tonnante.
—Peut-être est-ce Notokouë elle-même, dit Alanck-ou-a-bi d'un ton haineux; car la squaw dont il était question avait alors la préférence du facteur en chef, et quoique, depuis bien des années, elle n'eût plus de prétentions à ses caresses, Alanck-ou-a-bi ne voyait jamais sans un sentiment de jalousie une maîtresse nouvelle prendre la place qu'elle avait autrefois occupée.
—Si c'est Notokouë, je ne la ménagerai pas plus qu'une autre! gronda
James.
—Mais, pauvre enfant, si tu touches un cheveu de sa tête, il te tuera!
Un sourire amer plissa les lèvres du jeune homme.
—Déjà, ce soir, il a voulu me tuer, dit-il sourdement.
—Te tuer! s'écria l'Indienne, en se dressant sur ses pieds; te tuer! tu dis qu'il a voulu te tuer! répéta-t-elle avec un accent de fureur indicible. Ah! ne me dis pas qu'il t'a fait cette menace; non, ne me le dis pas, James! Si je l'entendais encore, j'oublierais le passé, j'oublierais ce qu'il fut pour moi, cet homme! En lui, je ne verrais plus ton père, mais l'instrument de tous mes maux, la cause de toutes ces laideurs qui font de moi un monstre, l'auteur de toutes les humiliations que j'ai souffertes, que je souffre encore par amour pour toi, parce que je voulais, James que tu fusses grand, habile et puissant comme les Visages. Pâles!
En ce moment, la squaw, emportée par la passion s'était transfigurée; ses difformités physiques disparaissaient pour ainsi dire, son éloquence entraînante eût ému le coeur le plus dur. Mais James y fut insensible. Dans son âme il ne restait plus de place pour une fibre délicate Au lieu donc d'apaiser sa mère, de la remercier pour ces témoignages de tendresse sincère quoique violente, il prit plaisir à l'irriter davantage.
—Et s'il lui était arrivé de me tuer ce soir, quand il dirigea un pistolet sur moi, qu'eussiez-vous fait? dit-il avec une négligence affectée.
L'Indienne devint pâle, ses jambes fléchirent sous elle. Pour ne pas choir, elle dut se soutenir au lit de son fils; néanmoins, elle répondit d'une voie caverneuse:
—Si tu me dis encore ces choses, James, j'irai mettre le feu à la poudrière et j'ensevelirai le chef avec tout son monde sous les ruines du fort.
—Rassurez-vous, reprit le jeune homme, il a été puni de sa méchanceté.
—Tu te serais vengé!
—Non; mais la colère lui a fait monter le sang à la tête, et, quand je l'ai quitté, il avait perdu connaissance. Peut-être est-il mort!
L'Étoile-Blanche fit un geste négatif.
—Il est sujet à ces attaques, dit-elle, et toujours il en revient. Mais je t'en supplie, mon fils, ne t'expose plus aux coups de ce bison furieux; dans un moment de rage, il…
James l'interrompit.
—Vous connaissez, demanda-t-il, des herbes qui procurent le sommeil!
—Alanck-ou-a-bi, répondit-elle, connaît aussi celles qui donnent la mort.
—Ce n'est point de ces dernières que j'ai besoin.
L'Indienne abaissa sur lui un regard pénétrant.
—Je comprends, dit-elle ensuite, mon fils veut courir l'allumette [11] chez la femme blanche.
[Note 11: Parmi les Indiens de l'Amérique septentrionale, courir l'allumette, c'est, comme on le verra plus loin, courir les belles. Cette métaphore a été empruntée à l'usage suivant; Un jeune Peau-Rouge a-t-il envie d'obtenir les faveurs d'une femme, il se glisse dans la tente de celle-ci, pendant la nuit, allume au feu un brin de bois et s'approche du lit. Si la squaw éteint la lumière, c'est signe qu'elle accède à ses désirs; si, au contraire, elle la laisse brûler, le galant est obligé de se retirer au plus vite, pour ne pas s'exposer aux railleries et même aux coups des autres personnes couchées dans la hutte.]
—Je veux, répliqua James, une plante pour l'endormir.
—Avant de livrer cette plante à mon fils bien-aimé, Alanck-ou-a-bi consultera les esprits.
—Eh! s'écria-t-il, je ne crois point à vos superstitions ridicules.
—Mon fils a tort, dit gravement l'Indienne, Kitchi-Manitou parle le langage de l'avenir à ceux qui savent l'entendre. S'il est favorable à ton amour, je te donnerai sur-le-champ la médecine que tu demandes.
—Et s'il est défavorable? fit James impatienté.
—S'il est défavorable, je la refuserai à mon fils, dit-elle avec fermeté.
Le jeune homme fronça les sourcils, et il allait s'abandonner à un accès de colère; mais, réfléchissant que, par ce moyen, il n'obtiendrait rien de sa mère, il préféra attendre l'épreuve à laquelle l'Étoile-Blanche avait résolu de le soumettre.
Avec un morceau de craie, la squaw décrivit sur le plancher une large spirale, au centre de laquelle elle enfonça un clou.
Puis, dans une cage placée en un coin de la chambre, elle prit trois musaraignes, deux grises et une brune. La brune était une femelle, les grises des mâles.
La brune fut attachée par la patte à une cordelette en nerf d'animal, fixée elle-même au clou planté dans la spirale.
Sur l'un des mâles, Alanck-ou-a-bi traça avec sa craie une ligne droite.
Sur l'autre, elle traça une ligne courbe.
Ensuite, elle posa les deux musaraignes sur le cercle le plus excentrique de la spirale.
Et, s'animant tout d'un coup, elle se mit à danser autour, en chantant sur un diapason bas d'abord, mais qui ne tarda pas à monter, à mesure qu'elle précipitait les mouvements de son corps:
—«La musaraigne brune, c'est la femme aimée de mon fils.
—«Le voici, lui, représenté par la musaraigne qui a une raie tortue sur son dos, et celle qui porte la raie droite c'est le mari de la femme aimée de mon fils.
«Que Kitchi-Manitou accorde à mon fils la victoire sur son rival et que la musaraigne brune tourne ses yeux vers lui.
«Mon fils est brave, il est beau, il est puissant, c'est le rejeton d'un grand chef.
«Mais où va la ligne courbe?
«Pourquoi ne suit-elle pas le chemin que j'ai frayé pour elle? pourquoi se précipiter sur la musaraigne brune, au lieu de se glisser doucement à elle et de gagner son coeur par des paroles sucrées comme le miel?
«Mon fils n'obtiendra pas l'amour de celle qu'il aime.
«Elle ronge la corde magique, elle la coupe; elle rejoint la musaraigne à la raie droite.
«Et toutes deux s'unissent pour se jeter sur mon fils. Les esprits se sont prononcés contre lui.»
Parvenue à ce point, l'Étoile-Blanche, qui vociférait comme une insensée et se démenait en des contorsions furibondes, tomba, épuisée, sur le plancher, où elle se roula longtemps comme si elle eût été en proie à une attaque d'épilepsie.
Ainsi qu'elle l'avait indiqué dans son chant, la musaraigne à la raie courbe, une fois lâchée, avait couru directement à la musaraigne brune, en train de couper avec ses dents le lien que l'Indienne lui avait mis à la patte.
Aussitôt libre, elle rejoignit la musaraigne à la raie droite, qui suivait tranquillement les enroulements de la spirale, vers le centre, et l'une et l'autre, paraissant faire cause commune, s'avançaient avec des intentions évidemment hostiles vers la musaraigne à la raie courbe, quand, le bruit causé par la chute de l'Étoile-Blanche frappant d'épouvante les trois petits quadrupèdes, ils regagnèrent leur cage en toute hâte.