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CHAPITRE II COMMENT LES DEUX SŒURS VINRENT A BELLE-FONTAINE

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Table des matières

«Capitaine Niel», dit Bessie Croft (elle s'appelait Bessie), lorsqu'ils eurent fait péniblement et en boitant une centaine de mètres, «me trouverez-vous impertinente, si je vous adresse une question?

—Pas le moins du monde.

—Qu'est-ce qui a pu vous décider à venir vous enterrer ici?

—Pourquoi me le demandez-vous?

—Parce que je crains que vous ne vous en repentiez. Je ne crois pas, poursuivit-elle lentement, que cet endroit convienne à un gentleman anglais et à un officier. Les Boers vous seront odieux et vous n'aurez pour compagnie que mon vieil oncle et nous deux.»

John Niel se mit à rire.

«Je vous assure, miss Croft, que les gentlemen anglais ne sont pas si difficiles par le temps qui court, surtout quand il leur faut gagner leur vie. Jugez-en par moi, car je peux aussi bien vous dire tout de suite ce qu'il en est. Je suis dans l'armée depuis quatorze ans et j'en ai trente-quatre. J'ai pu vivre à l'armée, parce qu'une vieille tante me faisait une pension de 3 000 francs. Il y a six mois, elle mourut, me laissant le peu qu'elle possédait, car presque toute sa fortune était en viager. Après avoir payé tous les droits de succession, je me trouvai à la tête de 1 200 francs de rente; je ne peux pas vivre avec cela dans l'armée. Après la mort de ma tante, je vins de l'île Maurice à Durban, avec mon régiment qui est rappelé en Angleterre. Le pays me plut; je savais que je n'avais pas de quoi vivre dans le mien; je demandai donc un congé d'un an et je résolus de m'informer et de voir si je ne pourrais pas m'habituer à la vie de colon-fermier. Alors un habitant de Durban me parla de votre oncle, de son désir de céder pour 25 000 francs un tiers de ses intérêts dans son exploitation, parce qu'il devenait trop vieux pour y suffire tout seul; j'entrai en correspondance avec lui et promis de venir à l'essai pendant quelques mois; voilà pourquoi j'arrive juste à temps pour empêcher que vous ne soyez mise en morceaux par une autruche.

—Vous conviendrez en tout cas, répondit-elle en riant, que vous avez été reçu chaudement. Enfin, j'espère que vous ne vous déplairez pas ici.»

Comme le capitaine finissait son histoire, on arrivait au sommet de la montée d'où l'autruche avait poursuivi Bessie Croft, et nos deux personnages aperçurent un Cafre qui venait vers eux, tenant d'une main le poney de Bessie et de l'autre le cheval du capitaine. A quelque distance derrière lui, marchait une dame.

«Ah! dit Bessie, ils ont attrapé nos chevaux et voici Jess qui vient voir ce qui est arrivé.»

La personne en question était maintenant assez proche pour produire sur John une première impression. Elle était petite et plutôt maigre; une épaisse chevelure brune et bouclée encadrait son visage; certes, elle n'était pas charmante comme sa sœur, mais deux choses frappaient en elle: une pâleur extraordinaire et uniforme et les deux plus magnifiques yeux noirs que John Niel eût jamais vus. A tout prendre, et malgré sa petite taille, c'était une personne à remarquer et à ne pas oublier quand on l'avait vue. Avant qu'il eût le loisir de pousser plus loin ses observations, les deux nouveaux venus les avaient rejoints.

«Au nom du ciel! qu'est-il arrivé, Bessie?» s'écria Jess, avec un regard rapide sur le compagnon de sa sœur, et un léger accent africain qui n'est pas sans charme chez une jolie femme. Bessie commença aussitôt le récit de l'aventure, faisant parfois appel à John pour corroborer son dire.

Pendant ce temps, Jess restait immobile et silencieuse et le capitaine se disait qu'il n'avait jamais vu figure si impassible; elle ne changea pas une fois, même aux péripéties les plus émouvantes du drame.

«Quelle femme étonnante! pensait John; elle ne doit pas avoir beaucoup de cœur!»

Mais, juste à ce moment, Jess leva les yeux et John vit où se réfugiait cette physionomie: c'était dans ces yeux extraordinaires. Si impassible que fût le visage, les yeux étaient pleins d'une vie et d'une émotion intérieure qui les faisaient resplendir. Le contraste entre cette figure immobile et ces yeux de feu avait quelque chose d'étrange et de presque surnaturel.

«Vous avez échappé à un grand danger, dit-elle, mais je regrette la pauvre autruche.

—Pourquoi? demanda John.

—Parce que nous étions très bons amis; moi seule pouvais la dompter.

—C'est vrai, reprit Bessie; cette méchante bête la suivait comme un chien; c'était la chose la plus drôle du monde.—Mais partons; il faut rentrer, car il va faire nuit. Mouti (médecine), ajouta-t-elle, en s'adressant au Cafre en zulu, aidez le capitaine Niel à monter son cheval et ayez soin que la selle ne tourne pas; les sangles sont peut-être desserrées.»

Avec le secours du Zulu, John se remit péniblement en selle; la jeune fille fit promptement de même et l'on repartit dans l'obscurité croissante. Peu après, le capitaine s'aperçut qu'on suivait une avenue carrossable, bordée de grands gommiers, et presque aussitôt l'aboiement d'un chien et l'apparition de fenêtres éclairées lui firent comprendre qu'on arrivait à l'habitation. A la porte, ou plutôt en face de la porte, car elle était séparée du chemin par une véranda, les nouveaux venus s'arrêtèrent et descendirent de cheval. En même temps une exclamation de bienvenue partit de la maison et, dans l'encadrement de la porte, se détachant sur le fond lumineux, parut un personnage d'aspect aussi agréable que peu commun: c'était un homme très grand, ou qui du moins l'avait été, mais dont l'âge et les rhumatismes avaient courbé la haute taille. Sa longue chevelure blanche, rejetée en arrière d'un front bombé, retombait sur son cou. Le sommet de la tête, chauve comme la tonsure d'un prêtre, brillait à la lumière des lampes et les mèches blanches formaient une couronne autour de cette calvitie. Le visage, ridé comme une pomme bien conservée, avait aussi la couleur rosée de ce fruit. Les traits étaient aquilins et bien modelés et, sous les sourcils encore noirs et touffus, brillaient deux yeux gris, aussi perçants que ceux d'un faucon; néanmoins il n'y avait rien de dur, ni de déplaisant dans cette physionomie accentuée, empreinte au contraire d'une grande bonhomie et d'une aimable finesse. Vêtu de gros drap gris, chaussé de grandes bottes à l'écuyère, le personnage tenait à la main un chapeau de chasse à larges bords. Tel était l'aspect de Silas Croft, l'un des hommes les plus remarquables du Transvaal, lorsque John Niel le vit pour la première fois.

«Est-ce vous, capitaine Niel? cria une voix de stentor; les naturels du pays m'ont dit que vous arriviez; soyez le bienvenu. Je suis heureux de vous voir, très heureux. Eh mais! qu'y a-t-il donc?» ajouta-t-il, en voyant le Zulu Mouti accourir pour aider John à descendre de cheval.

«Ce qu'il y a, monsieur Croft? Il y a que votre autruche favorite nous a presque tués, votre nièce et moi, et que j'ai tué ladite favorite.»

Alors suivirent les explications de Bessie, et pendant ce temps on fit entrer le capitaine dans la maison.

«Je n'ai que ce que je mérite, dit le vieillard. Quand j'y pense! quand j'y pense! Dieu soit loué, Bessie, ma chérie, de ce que vous avez échappé au danger! Et vous aussi, Capitaine. Holà! garçons! Prenez la charrette écossaise et une paire de bœufs, pour aller chercher la bête. Autant vaut lui enlever ses plumes avant que les vautours la mettent en pièces.»

Après s'être livré à ses ablutions et avoir appliqué un mélange d'eau et d'arnica sur ses contusions, John réussit à gagner la pièce où le souper attendait. Cette pièce, très confortable, était meublée à l'européenne; des peaux d'antilopes remplaçaient le tapis. Dans un coin se trouvait un piano et John devina que la bibliothèque, remplie des meilleurs auteurs, devait être la propriété de miss Jess.

Le souper se passa fort agréablement, puis les jeunes filles se mirent au piano, pendant que les hommes fumaient. Une nouvelle surprise attendait John Niel: après que Bessie, presque entièrement remise de sa secousse, eut joué très convenablement deux ou trois morceaux, Jess, qui jusque-là était restée assez silencieuse, prit sa place au piano. Ce ne fut pas de bon cœur, car elle n'y consentit que sur la demande réitérée, faite par son oncle le patriarche, de sa voix retentissante et joyeuse. Pendant quelques instants elle laissa errer ses doigts sur les touches, frappant de vagues accords, puis tout à coup elle chanta comme jamais le capitaine n'avait entendu chanter. Sa voix magnifique n'était peut-être pas très exercée; elle chantait en allemand, de sorte que John ne comprenait pas les paroles, mais il n'était pas nécessaire de les comprendre pour en deviner le sens. La passion désolée, gardant néanmoins un reste d'espérance, l'amour sans fin et sans bornes trouvaient un écho dans chacune des notes splendides et les pénétraient. La voix divine, ardente et douce à la fois, montait, planait, faisait vibrer les nerfs de l'auditeur comme les cordes d'une harpe éolienne, transportait son âme sur les ailes frémissantes de l'harmonie, jusqu'aux portes du ciel; puis elle retomba subitement, comme l'aigle retombe, et s'éteignit dans une dernière vibration.

John respirait avec peine et son émotion était si forte, qu'il s'appuya au dossier de sa chaise, énervé jusqu'à la faiblesse, par la réaction qui se produisit, lorsque la voix se tut. En levant les yeux, il surprit Bessie qui l'observait avec malice et curiosité. Jess, penchée sur le piano, caressait encore doucement les touches, la tête inclinée sous la couronne de son épaisse chevelure, aux boucles rebelles.

«Eh bien, Capitaine», demanda le vieillard, désignant sa nièce du bout de sa pipe, «que pensez-vous de mon oiseau chanteur? Hein! N'y a-t-il pas de quoi vous empoigner le cœur et vous pénétrer jusqu'aux moelles?

—Je n'ai jamais rien entendu de semblable, répondit John simplement, et j'ai entendu presque toutes les cantatrices célèbres. C'est vraiment beau! Je ne m'attendais certes pas à entendre chanter ainsi dans le Transvaal.»

Jess se retourna vivement et John remarqua que si ses yeux brillaient d'émotion, le reste de son visage était aussi impassible que jamais.

«Je ne sais pas, dit-elle, pourquoi vous vous moquez de moi, capitaine Niel»; et aussitôt, avec un «bonsoir» bref, elle quitta la chambre.

Le vieillard sourit, brandit sa pipe vers la porte par laquelle Jess était sortie et cligna des yeux d'une façon qui probablement en disait long, mais n'avait pas de sens pour son hôte, immobile et muet.

Alors Bessie se leva, lui souhaita le bonsoir de sa voix sympathique, s'informa, avec la sollicitude d'une bonne ménagère, si sa chambre lui convenait, combien de couvertures il désirait avoir sur son lit, lui dit que s'il était incommodé par le parfum des fleurs plantées près de la véranda, il ferait bien de fermer la fenêtre de droite et d'ouvrir celle de gauche.

Enfin, avec un coquet petit signe de sa tête dorée, elle sortit et le capitaine, la suivant des yeux, se disait qu'il était impossible de rêver une jeune créature plus fraîche, plus gracieuse et plus plaisante en tout point.

«Prenez un verre de grog, Capitaine», dit le vieillard, en poussant le flacon carré vers son hôte; «vous devez en avoir besoin, après avoir été roué de coups par cette brute. A propos, je ne vous ai pas assez remercié d'avoir sauvé ma Bessie; mais je vous en remercie de tout mon cœur, croyez-le; je dois vous avouer que Bessie est ma nièce favorite. Jamais il n'y a eu de jeune fille comme elle! Jamais! Elle a les mouvements d'une gazelle, et quels yeux! et quelle taille! et ce qu'elle travaille! Comme trois, je vous l'affirme. Et pas la moindre prétention, pas d'airs de belle dame, quoiqu'elle soit si belle.

—Les deux sœurs paraissent très différentes, dit John.

—Quant à ça, vous ne vous trompez pas; on ne croirait jamais que le même sang coule dans leurs veines. Il y a trois ans de différence d'abord: Bessie est la plus jeune, elle vient d'avoir vingt ans; Jess en a vingt-trois. Seigneur! penser qu'elle a déjà vingt-trois ans! Leur histoire est assez étrange, je vous assure.

—Vraiment? fit John, d'un ton interrogateur.

—Oui», reprit Silas rêveur, vidant sa pipe et la remplissant à nouveau du tabac boer, grossièrement coupé dans un grand pot de terre brune; «je vais vous la conter, si vous voulez; autant que vous la connaissiez, puisque vous allez vivre avec nous.

«Je suis certain, Capitaine, que vous la garderez pour vous.

«Vous savez que je suis né en Angleterre, et bien né même. Je suis du comté de Cambridge, du pays plantureux qui entoure Ely. Mon père était pasteur, peu riche, et quand j'eus vingt ans, il me donna sa bénédiction, trente guinées dans ma poche et le montant de ma traversée jusqu'au Cap; je lui serrai la main, Dieu le bénisse! je partis et depuis cinquante ans j'habite notre vieille colonie, car j'ai eu soixante-dix ans hier. Je vous en dirai plus long sur moi une autre fois; pour le moment, il s'agit des enfants. Environ vingt ans après mon départ, mon bon vieux père se remaria avec une femme encore jeune, assez riche et moins bien née que lui. De cette union il eut un fils, puis mourut. Le peu que j'appris sur le compte de mon demi-frère, fut qu'il avait fort mal tourné, s'était marié et adonné à la boisson. Enfin, il y a douze ans, une chose étrange m'arriva. J'étais assis dans cette même pièce, dans ce même fauteuil, car cette partie de la maison existait déjà (les ailes ont été construites depuis); je fumais ma pipe, écoutant la pluie battre les vitres par une nuit affreuse, quand, tout à coup, un vieux chien pointer que j'avais alors et qui s'appelait Ben, se mit à aboyer.

«Couche-toi, Ben, lui dis-je; ce ne sont que les Cafres.»

«A ce moment il me sembla entendre un faible coup frappé sur la porte et Ben aboya de nouveau; je me levai donc, allai ouvrir et vis entrer deux petites filles enveloppées de vieux châles. Je refermai la porte, après avoir regardé s'il y en avait d'autres dehors et je restai planté là, les yeux et la bouche grands ouverts, devant les deux petites créatures. Elles étaient là, ruisselantes, la main dans la main; l'aînée paraissait avoir onze ans, la plus petite, huit environ. Elles se taisaient, mais l'aînée se détourna pour enlever le châle et le chapeau de sa petite sœur...; c'était Bessie, et je vis alors son doux petit visage et ses cheveux d'or tout mouillés; elle mit un doigt dans sa bouche et me regarda de telle façon que je me crus le jouet d'un rêve.

«S'il vous plaît, monsieur, dit enfin la plus grande, est-ce ici la maison de M. Croft? M. Croft..., république de l'Afrique du Sud.

«—Oui, ma petite, c'est ici sa maison, et la république de l'Afrique du Sud, et je suis M. Croft. Et vous, mes chères petites, qui pouvez-vous bien être? répondis-je.

«—S'il vous plaît, monsieur, nous sommes vos nièces, et nous sommes venues d'Angleterre pour vous chercher.

«—Plaît-il? m'écriai-je abasourdi, comme j'en avais bien le droit.

«—Oh! monsieur, reprit la pauvre petite, joignant ses menottes maigres et humbles, je vous en prie, ne nous renvoyez pas: Bessie est si mouillée! Elle a si froid et si faim! Elle n'est pas en état d'aller plus loin.»

«Sur ce, elle se mit à pleurer et l'autre en fit autant, par sympathie et aussi de peur et de froid.

«Naturellement je les amenai près du feu, les pris sur mes genoux, appelai de toutes mes forces Hébé, la vieille Hottentote qui faisait ma cuisine, et à nous deux, nous les déshabillâmes, pour les envelopper dans de vieux vêtements; nous leur donnâmes un potage et du vin et une demi-heure après, elles étaient tout heureuses, leurs craintes absolument disparues.

«Et maintenant, jeunes personnes, leur dis-je, embrassez-moi et contez-moi un peu comment vous êtes venues.»

«Voici ce qu'elles me contèrent (je n'eus l'histoire complète que plus tard) et le récit fut étrange.

«Il paraît que mon demi-frère avait épousé une charmante jeune fille du Norfolk et l'avait traitée comme un chien. C'était un ivrogne et un gredin que mon demi-frère; il battait sa pauvre femme, la négligeait honteusement et souvent même maltraitait les enfants, de sorte qu'enfin, la pauvre créature, affaiblie par la souffrance et la mauvaise santé, ne put y tenir plus longtemps et conçut l'idée insensée de s'échapper, pour venir ici se placer sous ma protection. Ceci prouve jusqu'où allait son désespoir. Elle réussit à trouver assez d'argent pour payer trois places de secondes jusqu'à Natal et avoir encore quelques livres de surplus, et un jour que sa brute de mari était allé boire et jouer, elle parvint à se faufiler à bord d'un bâtiment à voiles, dans les docks de Londres, et elle était loin en mer avec ses filles, quand il s'aperçut de sa fuite. Mais ce fut son dernier effort, la pauvre âme! et elle en mourut. On n'était pas en mer depuis plus de dix jours, qu'elle prit le lit et succomba, laissant les pauvres enfants seules au monde. Ce qu'elles durent souffrir, du moins Jess qui était en âge de comprendre, Dieu seul le sait! Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'elle ne s'est jamais complètement remise de ce coup; elle en porte la marque, monsieur. Mais, qu'on dise ce qu'on voudra, il y a une Puissance qui veille sur les faibles et cette Puissance prit sous son aile ces pauvres enfants errantes et sans abri. Le capitaine du navire fut bon pour elles et, lorsqu'on arriva enfin à Durban, les passagers firent une souscription et obtinrent d'un vieux Boer, qui venait de ce côté du Transvaal, de se charger d'elles. Le Boer et sa femme traitèrent les enfants convenablement, mais ne firent rien au delà de leur engagement. Au tournant de la route de Wakkerstroom, que vous avez suivie aujourd'hui, ils firent descendre les enfants (elles n'avaient pas de bagages) et leur dirent qu'en marchant droit devant elles, elles arriveraient à la maison de Meinheer Croft.

«On était alors au milieu de l'après-midi et ce ne fut qu'à huit heures du soir, qu'elles arrivèrent ici, les pauvres chéries, car le chemin n'était pas alors aussi bien tracé qu'aujourd'hui; elles s'égarèrent dans la plaine et seraient mortes de froid, sous la pluie glacée, si elles n'eussent aperçu, par hasard, les lumières de la maison. Et voilà comment mes nièces vinrent ici, capitaine Niel; elles y sont toujours restées depuis, excepté pendant deux ans que je les envoyai en pension au Cap; et je me sentis bien seul, quand elles furent parties.

—Et le père? demanda Niel, que ce récit avait profondément intéressé; avez-vous jamais entendu parler de lui?

—Entendu parler de lui, le coquin! s'écria le vieillard, bondissant de colère; oui, certes! Le croiriez-vous? Les deux mignonnes étaient chez moi depuis environ dix-huit mois, assez longtemps pour que j'eusse appris à les aimer de tout mon cœur, quand un beau matin, comme j'examinais le nouveau mur du kraal[1], j'aperçois un individu qui s'avançait, monté sur un maigre cheval gris. Il vient vers moi et, comme il s'approche, je l'examine: «Toi, me dis-je, tu es un ivrogne et un gredin, c'est écrit sur ta figure, et, qui plus est, je la connais, ta figure.» Vous comprenez, je ne devinais cependant pas que je contemplais un fils de mon propre père; comment l'aurais-je pu?

[1] Enclos, parc, ou tout autre endroit fermé.

«Votre nom est-il Croft? dit-il.

«—Oui, répondis-je.

«—C'est aussi le mien, répliqua-t-il, avec un mauvais regard d'ivrogne sournois; je suis votre frère.

«—En vérité! m'écriai-je, en me redressant, car je commençais à comprendre de quoi il s'agissait; et que pouvez-vous bien me vouloir? Je vous dis en face, sans délai, ni ambages, que si vous êtes mon frère, vous êtes un misérable et que je ne veux ni vous connaître, ni rien avoir à démêler avec vous; et si vous n'êtes pas mon frère, je vous demande pardon de vous confondre avec un pareil drôle.

«—Ah! vous le prenez comme ça! répondit-il, en ricanant. Eh bien! mon cher frère Silas, je veux mes enfants. Elles ont un petit demi-frère à la maison, car je me suis remarié, Silas, et il les attend avec impatience pour jouer avec lui; donc, si vous voulez avoir la bonté de me les remettre, je les emmènerai de suite.

«—Vraiment! Vous les emmènerez si vite que ça? dis-je, tout tremblant de rage et de crainte.

«—Oui, Silas, en vérité. Elles sont à moi de par la loi et je n'entends pas mettre des enfants au monde pour que vous jouissiez de leur société. J'ai consulté, Silas, ajouta-t-il, avec un nouveau ricanement sardonique, et la loi est pour moi.»

«Je me levai: je regardai cet homme, je me rappelai la manière dont il avait traité ces pauvres enfants et leur jeune mère, mon sang bouillonna et je devins fou. Sans un mot de plus, je sautai par-dessus le mur à moitié bâti, j'attrapai ce vaurien par une jambe, car j'étais fort il y a dix ans, et l'arrachai de son cheval. En touchant terre, il laissa tomber sa lourde cravache; je m'en emparai et lui donnai la plus belle volée qu'homme ait jamais reçue. Seigneur! comme il hurlait! Quand je fus las, je lui permis de se relever.

«Maintenant, m'écriai-je, partez, et si vous revenez, je chargerai les Cafres de vous reconduire à Natal, avec leurs zagaies. Nous sommes ici dans la république Sud-Africaine, où l'on se soucie peu de la loi.» C'était vrai dans ce temps-là.

«—Très bien! Silas, dit-il; très bien! J'aurai ces enfants et, pour l'amour de vous, je ferai de leur vie un enfer, comptez-y. République d'Afrique ou non, j'ai la loi pour moi.»

«Il s'éloigna, jurant et blasphémant, et je jetai sa cravache après lui. Ce fut la première et la dernière fois que je vis mon frère.

—Que devint-il donc?

—Je vais vous le dire, rien que pour vous prouver qu'il est une Puissance dont l'œil surveille de tels hommes. Il alla ce soir-là jusqu'à Newcastle, entra à la buvette, se mit à boire en me traitant de la belle façon et s'enivra si bien, qu'enfin le cabaretier appela ses garçons pour le mettre dehors. Or, les garçons étaient rudes, comme le sont volontiers les Cafres, avec un blanc qui est ivre; il se battit et, au plus fort de la lutte, un vaisseau se rompit dans sa poitrine, il tomba mort et tout fut dit. Telle est l'histoire de mes deux jeunes filles, capitaine Niel, et maintenant je vais me coucher. Demain, je vous montrerai la ferme et nous parlerons d'affaires. Bonsoir, Capitaine, bonsoir!»

Jess: Épisode de la guerre du Transvaal

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