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CHAPITRE III M. FRANK MULLER

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Table des matières

John Niel s'éveilla de bonne heure le lendemain matin, aussi raide et endolori que s'il eût été bien battu d'abord, puis étroitement sanglé ensuite, à l'aide d'un bâton. Il parvint, non sans peine, à s'habiller, et sortit en boitant sous la véranda, par la porte-fenêtre de sa chambre, afin de contempler la vue qui s'offrait à ses yeux. C'était un endroit délicieux. Derrière la maison s'élevait la colline escarpée, plane au sommet et semée de roches rondes; elle s'étendait en demi-cercle, de chaque côté d'un vaste terrain en pente et verdoyant, au milieu duquel se trouvait l'habitation.

La maison proprement dite était construite en pierre brune et couverte d'un chaume épais, d'une belle couleur fauve et dorée. La toiture des remises, hangars et autres dépendances était en fer galvanisé, qui étincelait aux rayons du soleil levant, de façon à faire cligner des yeux aux aigles eux-mêmes. Sur toute la façade régnait une véranda gracieusement envahie, dans ses parties treillagées, par des vignes et des plantes grimpantes aux fleurs variées; au delà, se trouvait une large allée carrossable, tracée dans le sol rouge et bordée d'orangers touffus, chargés de fleurs, ainsi que de fruits, les uns verts, les autres couleur d'or. Au delà des orangers, s'étendaient les jardins entourés de murs bas en pierre brute, les vergers remplis d'arbres fruitiers, et, plus loin encore, les parcs ou kraals aux bœufs et aux autruches, ces derniers encombrés d'échassiers au long cou.

A la droite de la maison, s'élevaient des plantations florissantes de gommiers et autres arbres indigènes; à gauche, on voyait de vastes terres cultivées, irriguées pour les moissons d'hiver, au moyen de la puissante source qui s'échappait du flanc de la colline, à une grande hauteur au-dessus de la maison, et donnait à ce lieu le nom de Belle-Fontaine.

John Niel vit tout cela et bien d'autres choses encore, de son observatoire sous la véranda, mais, pour le moment du moins, tout se perdit dans la merveilleuse et sauvage beauté du panorama immense qui se déroulait à ses pieds, sur la gauche, jusqu'à la grandiose chaîne des montagnes du Drakensberg, couronnée çà et là de neige; panorama borné, sur la droite comme en face, par l'horizon vaste et indécis des plaines onduleuses du Transvaal. C'était une vue superbe, une de ces vues qui font courir plus vite le sang dans les veines d'un homme et font battre son cœur, joyeux de vivre pour la contempler. La terre couverte, à perte de vue, d'une riche verdure qui s'inclinait et frémissait comme un champ de blé au souffle de la brise matinale, le ciel d'un bleu profond, sans un seul nuage pour troubler son immensité et, entre les deux, le vif courant du vent chargé de parfums; sur la gauche, les montagnes imposantes, inspirant des pensées solennelles, élevaient leurs crêtes vers le ciel; couronnées de la neige des siècles, dont elles sont les monuments, elles contemplaient majestueusement les larges plaines et les éphémères fourmilières humaines qui les foulent et se croient, pendant leur courte existence, les maîtresses de leur petit monde. Et au-dessus de tout: montagnes, plaines et cours d'eau étincelants, la glorieuse lumière du soleil d'Afrique et l'esprit de vie passant en ce jour, comme il passait autrefois, sur les eaux plongées dans la nuit.

John, debout, regardait la beauté primitive de cette nature, la comparait dans sa pensée, avec beaucoup d'autres paysages cultivés, et en arrivait à cette conclusion: que si désirable que puisse être la présence de l'homme civilisé dans le monde, on ne saurait affirmer que ses œuvres en augmentent réellement la beauté.

Ses réflexions furent interrompues par le pas ferme encore de Silas Croft, malgré son âge et sa taille voûtée, et il se tourna aussitôt vers lui.

«Eh bien! capitaine Niel, dit le vieillard, déjà levé! C'est bon signe, si vous voulez devenir fermier. Oui, c'est une jolie vue et un joli séjour! C'est moi qui l'ai fait. Il y a vingt-cinq ans, je vins ici à cheval et vis le site. Tenez, vous voyez cette roche, derrière la maison? Je couchai au-dessous, m'éveillai avec le soleil, contemplai cette belle vue et la grande prairie alors peuplée de gibier, et je me dis: «Silas, il y a vingt-cinq ans que tu erres dans cette vaste contrée et tu commences à t'en fatiguer; tu n'as jamais vu un lieu plus beau, ni plus sain; sois sage et restes-y.» Ainsi fut fait. J'achetai six mille arpents pour 250 francs comptant et un tonnelet de gin et me mis à l'œuvre pour faire ce que vous voyez. Oui, c'est bien l'œuvre de mes mains; il n'est pas une pierre, pas un arbre qu'elles n'aient touché, et vous savez ce que cela signifie dans un pays vierge. Enfin! quoi qu'il en soit, j'ai réussi et maintenant je suis trop vieux pour exploiter le domaine à moi seul; c'est pourquoi j'ai fait savoir que je désirais prendre un associé, comme vous l'a dit le vieux Snow, à Durban. Vous savez ce que j'ai dit à Snow: «Il me faut un gentleman; l'argent m'importe peu; j'accepterai 25 000 francs pour une part d'un tiers, si je peux trouver un gentleman; pas de vos Boers, ou de vos blancs inférieurs.»

«J'ai assez des Boers et de leurs façons d'agir; le plus heureux jour de ma vie fut celui où le vieux général Shepstone hissa le drapeau anglais à Prétoria et où je pus reprendre mon titre d'Anglais.

«Seigneur! quand on pense qu'il est des hommes, sujets de la Reine, qui aspirent à être de nouveau les sujets d'une république! Fous! capitaine Niel! Ils sont absolument fous, je vous l'affirme. Enfin! tout cela est fini. Vous savez ce que leur dit, au nom de la Reine, sir Garnet Wolseley, là-bas, sur la rivière Vaal: «Que ce pays resterait anglais jusqu'à ce que le soleil s'arrêtât dans le ciel, ou que la rivière Vaal remontât vers sa source.» Cela me suffit; comme je le dis à ces frondeurs qui voudraient reprendre le pays, maintenant que nous avons payé leurs dettes et battu leurs ennemis: aucun gouvernement anglais ne dément sa parole, pas plus qu'il ne manque aux engagements pris solennellement par ses représentants. Nous laissons ces sortes de choses aux étrangers. Non, non, Capitaine, je ne vous demanderais pas de prendre un intérêt dans cette affaire, si je n'étais pas certain que ce pays restera sous la protection du drapeau anglais. Mais nous reparlerons de tout ceci une autre fois; allons déjeuner.»

Après le repas, comme John boitait trop pour faire le tour de la ferme, la belle Bessie lui proposa de venir l'aider à laver un lot de plumes d'autruche. Le lieu de l'opération était une petite pelouse située derrière un massif d'orangers. Là furent placés un baquet plein d'eau chaude et une bassine en fer battu, contenant de l'eau froide. Les plumes, couvertes, pour la plupart, d'une boue rouge, furent d'abord plongées dans le baquet d'eau chaude, où John les brossa avec du savon, puis les transféra dans la bassine d'eau froide; là, Bessie les rinçait et les étendait ensuite sur un drap, pour les sécher au soleil.

La matinée était délicieuse et John découvrit promptement, qu'il y a au monde beaucoup d'occupations plus désagréables que le lavage des plumes d'autruche, en compagnie d'une charmante fille; car elle était charmante, il n'y avait pas à en douter; un type de vraie femme heureuse et fraîche. Assise sur un tabouret bas, ses manches relevées presque jusqu'à l'épaule, elle laissait voir deux bras qui n'eussent pas déparé une statue de Vénus, riait et babillait sans interrompre son travail. John n'était pas très vulnérable; il avait joué avec le feu; il s'était brûlé les doigts comme bien d'autres jeunes imprudents; néanmoins il se demandait, en face de cette belle jeune fille, qu'il comparait en lui-même à un superbe bouton de rose prêt à s'épanouir, combien de temps il serait possible de vivre avec elle, dans la même maison, sans tomber sous le charme de sa grâce et de sa beauté? Puis il se rappela Jess et le contraste que présentaient les deux sœurs.

«Où est votre sœur? demanda-t-il tout à coup.

—Jess? Oh! je crois qu'elle est allée à la Vallée aux Lions, pour lire ou dessiner. Voyez-vous, dans cet établissement, je représente le travail manuel et Jess l'intellect»; et, avec un joli signe de tête, elle ajouta: «Il y a eu erreur quelque part; elle a pris toute la supériorité d'esprit!

—En tout cas, dit John tranquillement, les yeux fixés sur elle, je ne pense pas que vous ayez à vous plaindre de la manière dont la nature vous a traitée.»

Elle rougit un peu, plutôt du ton dont il avait parlé que de ce qu'il avait dit, et se hâta de reprendre:

«Jess est la meilleure, la plus chère, la plus intelligente des femmes, voilà mon opinion; elle n'a, je crois, qu'un seul défaut: elle me gâte trop. Mon oncle m'a dit vous avoir conté que, lors de notre arrivée ici, j'avais huit ans. Je me rappelle que lorsque nous fûmes égarées dans la prairie ce soir-là, par une pluie battante et glaciale, Jess ôta son châle et l'enroula sur moi, par-dessus le mien. Eh bien! il en a toujours été ainsi; c'est toujours moi qui dois avoir le châle et tout doit me céder. Telle est Jess; quelquefois je la crois froide comme une pierre, mais quand elle aime quelqu'un, c'en est effrayant. Je connais peu de femmes, mais j'imagine qu'il ne peut pas y en avoir beaucoup comme Jess de par le monde. Elle est perdue dans ce désert; elle devrait s'en aller en Angleterre, écrire de beaux livres et devenir célèbre; seulement, ajouta-t-elle d'un petit air profond, je craindrais que tous les livres de Jess ne fussent tristes.»

Bessie s'arrêta brusquement, changea de couleur et laissa retomber dans l'eau, le paquet de plumes qu'elle tenait à la main. Suivant son regard, John tourna le sien vers l'avenue des gommiers et vit un homme très grand, coiffé d'un chapeau à très larges bords et monté sur un magnifique cheval noir, qui s'avançait au petit galop vers la maison.

—Qui est-ce, miss Croft? demanda-t-il.

—C'est un homme que je n'aime pas, dit-elle, en frappant légèrement du pied. Il s'appelle Frank Muller et il est moitié Boer, moitié Anglais. Il est très riche, très habile et possède toutes les terres autour de nous, de sorte que mon oncle est forcé de se montrer poli envers lui, quoiqu'il ne l'aime pas non plus. Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir?»

Le cheval approchait et John croyait que le cavalier allait passer sans les voir, quand tout à coup la robe de Bessie attira son regard à travers les arbres et il s'arrêta. Grand, robuste, extrêmement beau, il paraissait avoir environ quarante ans; ses traits étaient réguliers, ses yeux bleus et froids; sa barbe magnifique et dorée tombait bas sur sa poitrine. Pour un Boer il était élégant, portait des vêtements d'étoffe et de coupe anglaises et de grandes bottes à l'écuyère.

«Ah! miss Bessie! s'écria-t-il en anglais, vous voilà donc avec vos jolis bras découverts. J'ai de la chance d'arriver juste à temps pour les voir. Voulez-vous que je vienne vous aider à laver les plumes? Vous n'avez qu'un mot à dire et....»

A ce moment il aperçut John et s'arrêta.

«Je suis venu à la recherche d'un bœuf noir, marqué d'un cœur et d'un W au milieu. Savez-vous si votre oncle l'a vu quelque part?

—Non, Meinheer Muller, répondit Bessie froidement, mais mon oncle est là-bas (elle montrait un parc situé à un demi-mille environ), si vous désirez aller le lui demander.

Monsieur Muller, miss Bessie, dit-il, le front curieusement contracté. Meinheer est bon pour les Boers, mais nous sommes tous Anglais maintenant. Quant au bœuf, il peut attendre; avec votre permission je resterai ici jusqu'au retour de l'oncle Croft.» Sans plus de cérémonie, il sauta à bas de son cheval, lui passa la bride sur la tête pour lui faire comprendre qu'il devait rester là, et s'avança vers Bessie, la main tendue. Aussitôt elle plongea ses deux bras dans l'eau jusqu'au coude et John resta persuadé qu'elle avait voulu, par ce moyen, éviter la poignée de main de son visiteur.

«Je regrette que mes mains soient mouillées», lui dit-elle, en lui adressant un froid et léger salut de la tête. «Permettez-moi de vous présenter, monsieur (elle appuya sur ce mot) Frank Muller,... le capitaine Niel, qui vient ici pour seconder mon oncle.»

John tendit sa main, que Muller serra.

«Capitaine? dit-il d'un ton interrogateur; capitaine de navire? je suppose.

—Non, répondit John; capitaine dans l'armée anglaise.

—Oh! un «rooibaatje» (jaquette rouge); alors je ne m'étonne pas qu'après la guerre contre les Zulus, vous vous fassiez fermier.

—Je ne vous comprends pas, répliqua John assez froidement.

—Oh! sans vous offenser, Capitaine! sans vous offenser! Je voulais seulement dire que vous autres, jaquettes rouges, vous n'étiez pas sortis très glorieusement de la dernière guerre. J'y étais avec Pict Nys, et c'était chose à voir, je vous l'affirme. Un Zulu n'avait qu'à se montrer la nuit, et vos régiments prenaient leur course, comme un troupeau de bœufs qui sentent le lion.

«Et ils tiraient, ils tiraient n'importe où, n'importe comment, mais surtout aux nuages, sans qu'on pût les arrêter. C'est pourquoi, voyez-vous, je pensais que vous n'étiez pas fâché de changer votre épée en charrue, comme dit la Bible, mais sans vous offenser, sans vous offenser, croyez-moi.»

Pendant ce discours, John Niel, qui était Anglais jusqu'à la moelle des os et chérissait la réputation de sa profession, presque autant que son propre honneur, bouillait de colère intérieure; d'autant plus qu'il y avait un peu de vrai dans les insultes du Boer. Il eut néanmoins assez de bon sens pour rester calme, au moins en apparence.

«Je n'étais pas à la guerre des Zulus, monsieur Muller», dit-il froidement, et juste à ce moment le vieux Silas Croft arriva à cheval, ce qui mit fin à la conversation.

M. Frank Muller resta pour le dîner et même assez tard dans l'après-midi. Il semblait avoir complètement oublié le bœuf égaré.

Assis près de la belle Bessie, il fumait son cigare, buvait du vin mélangé d'eau, bavardait en anglais, non sans y ajouter du hollandais-boer, que John Niel ne comprenait pas, et contemplait la jeune fille d'une façon que le capitaine trouvait fort déplaisante. Certes ce n'était pas son affaire; il n'était nullement intéressé dans la question, mais néanmoins le remarquable Hollandais lui parut très désagréable.

Enfin, n'y pouvant plus tenir, il s'en alla clopin-clopant au jardin et Jess, de sa façon un peu brusque, lui offrit de le lui montrer.

«Vous n'aimez pas cet homme», lui dit-elle, pendant qu'ils descendaient lentement le terrain en pente, situé devant la maison.

«Non; et vous, miss Jess?

—Je pense, répondit-elle, en appuyant sur chacun de ses mots, que c'est l'être le plus odieux et le plus étrange que j'aie jamais vu»; et elle retomba dans le silence, ne le rompant, de temps à autre, que pour faire quelque remarque sur les arbres et les fleurs.

Une demi-heure après, comme ils revenaient à leur point de départ, M. Muller s'en retournait à cheval, par l'avenue de gommiers. Près de la véranda était un Hottentot nommé Jantjé, qui avait tenu le cheval du Hollandais. C'était un curieux petit homme, desséché, vêtu de haillons et dont les cheveux ressemblaient à la vieille frange d'un tapis de laine noire. Son âge restait indécis entre vingt-cinq et soixante ans; impossible de se prononcer à ce sujet. Pour le moment sa jaune face de singe exprimait la plus intense malignité; debout, en plein soleil, il lançait à voix basse des malédictions en hollandais et montrait le poing au Boer qui s'éloignait; on n'aurait pu imaginer personnification plus parfaite de la rage impuissante et sans frein.

«Que fait-il?» demanda John.

Jess se mit à rire.

«Jantjé n'aime pas Frank Muller plus que je ne l'aime, répondit-elle, mais je ne sais pas pourquoi. Il n'a jamais voulu me le dire.»

Jess: Épisode de la guerre du Transvaal

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