Читать книгу La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique - Harriet Beecher Stowe - Страница 13

Оглавление

Cependant, M. Georges en était arrivé à ce point où un enfant même peut en venir (dans des circonstances exceptionnelles), de ne pouvoir avaler un morceau de plus. Il eut alors le temps de regarder toutes ces têtes de laine et tous ces yeux brillants qui le contemplaient d'un air famélique, d'un angle à l'autre de l'appartement.

«Ici, Pierre, ici, Moïse! Et il coupa de larges morceaux qu'il leur jeta. Vous en voulez, n'est-ce pas? Allons! Chloé, donnez-leur des gâteaux.»

Georges et Tom se placèrent sur un siége confortable, au coin de la cheminée, tandis que Chloé, après avoir fait encore une pile de galette, prit le baby[4] sur ses genoux, le faisant manger, mangeant elle-même, et distribuant les morceaux à Pierre et à Moïse, qui dévoraient en se roulant sous la table, criant, se pinçant et tirant les pieds de leur petite sœur.»

«Plus loin! disait la mère en allongeant de temps en temps un coup de pied sous la table en manière d'avertissement, quand le mouvement devenait trop importun.... Ne pouvez-vous vous tenir décemment, quand les blancs viennent vous voir? Allez-vous finir? Non! eh bien! je vais faire sauter un bouton quand M. Georges sera parti!»

Quelle était la véritable portée de cette menace, c'est ce qu'il serait difficile de déterminer.... Il est certain que sa terrible obscurité ne produisit que peu d'impression sur les jeunes pécheurs à qui on l'adressait.

«Ils se sont tellement chatouillés, dit Tom, que maintenant ils ne peuvent plus se tenir tranquilles.»

A ce moment, les enfants sortirent de dessous la table, et, les mains et le visage pleins de mélasse, commencèrent à embrasser vigoureusement la petite fille.

«Voulez-vous bien vous en aller? dit la mère, en repoussant les têtes crépues.... Comme vous voici faits!... Cela ne partira jamais! Courez vous laver à la fontaine.» Et à ses exhortations elle ajouta une tape qui retentit formidablement, mais qui n'excita autre chose que le rire des enfants qui tombèrent l'un sur l'autre en sortant, avec des éclats de rire joyeux et frais.

«A-t-on jamais vu d'aussi méchants garnements?» dit Chloé avec une certaine satisfaction maternelle. Elle atteignit une vieille serviette destinée à cet effet; elle prit un peu d'eau dans une théière fêlée, et débarbouilla les mains et le visage du baby. Elle les frotta jusqu'à les faire reluire, puis elle mit l'enfant sur les genoux de Tom, et fit disparaître les traces du souper. Cependant le marmot tirait le nez, égratignait le visage de Tom et passait dans les cheveux de son père ses petites mains potelées. Ce dernier exercice semblait surtout lui causer une joie particulière.

«N'est-ce point là un bijou d'enfant?» dit Tom en l'écartant un peu de lui pour mieux la voir; et se levant, il l'assit sur sa large épaule et commença de gesticuler et de danser avec elle, tandis que Georges secouait autour d'elle son mouchoir de poche, et que Moïse et Peter cabriolaient comme de jeunes ours. Chloé déclara enfin que tout ce bruit lui fendait la tête; mais, comme cette plainte énergique se faisait entendre plusieurs fois par jour dans la case, elle ne réprima point la gaieté pétulante de nos amis: les jeux, les danses et les cris continuèrent, jusqu'à ce que chacun tombât d'épuisement.

«J'espère à présent que vous en avez assez, dit la mère, qui venait de tirer des matelas d'un coffre grossier. Allons! Moïse, Pierre, fourrez-vous là-dedans! Voici l'heure du meeting.

—Nous ne voulons pas nous coucher, mère, nous voulons être du meeting; c'est si curieux! Nous aimons cela, nous!

—Allons! mère Chloé, accordez-leur cela. Qu'ils soient du meeting!» dit Georges en repoussant les lits grossiers.

Chloé, ayant ainsi sauvé les apparences, fut enchantée de la tournure que prenait la chose.

«Au fait, dit-elle, cela pourra leur faire quelque bien.»

Toute la maison se forma en comité pour faire les dispositions et préparatifs du meeting.

«Comment aurons-nous des chaises? dit Chloé.... Je n'en sais rien, pour mon compte!...» Comme depuis longtemps le meeting se tenait chaque semaine chez l'oncle Tom, sans plus de chaises que ce jour-là, il y avait lieu d'espérer que l'on placerait tout le monde.

«Le vieux père Pierre a brisé les deux pieds de cette vieille chaise la semaine dernière, murmura Moïse.

—Je crois plutôt que c'est toi, dit Chloé; je reconnais là un de tes tours.

—Ah bah! reprit l'enfant, elle se tiendra bien.... si on l'appuie contre la muraille.

—Il ne faudra pas asseoir dedans le vieux Pierre, parce qu'il se balance toujours en chantant.... l'autre soir, il a failli tomber tout de son long dans la chambre....

—Eh! mon bon Dieu! il faut le mettre dessus, dit Moïse; et quand il commencera: «Venez, saints et pécheurs, écoutez-moi!» pouf! il tombera.»

Moïse imita les intonations nasales du bonhomme, et, pour illustrer la catastrophe qu'il racontait, il se laissa tomber sur le plancher.

«Conduisez-vous donc décemment si vous pouvez, dit Chloé. N'avez-vous pas de honte?»

M. Georges prit part à la gaieté du délinquant, et déclara qu'il était un véritable farceur. L'admonition maternelle perdit ainsi tout son effet.

«Eh bien! bonhomme! dit Chloé à son mari, il faut disposer vos barils.

—Les barils de maman sont comme ceux de la veuve, dont M. Georges nous lisait l'autre jour l'histoire dans le gros livre.... ils ne manquent jamais.

—Si! la semaine dernière un d'eux défonça, et tous tombèrent au milieu de leurs chants.... Te souviens-tu?»

Pendant cet aparté de Moïse et de Peter, deux barils vides furent roulés dans la case, et calés avec des pierres de chaque côté. On mit des planches en travers, puis on compléta les préparatifs en renversant des baquets et en rangeant les chaises boiteuses.

«Monsieur Georges est un si bon lecteur, que je suis sûre qu'il voudra bien rester et lire pour nous, dit Chloé.... ce serait si intéressant!»

Georges consentit avec joie: un enfant est toujours disposé à faire ce qui lui donne un peu d'importance.

La chambre fut bientôt remplie d'une compagnie bigarrée, depuis la vieille tête grise du patriarche de quatre-vingts ans jusqu'au jeune garçon et à la jeune fille de quinze. On échangea d'abord quelques innocents commérages sur différents sujets.... «Où la mère Sally avait-elle eu son nouveau mouchoir rouge?... Madame allait donner à Lisa sa robe de mousseline à pois.... Monsieur devait acheter un cheval de trois ans, qui allait ajouter à la gloire de la maison....» Quelques-uns des fidèles appartenaient à des habitations du voisinage, et on leur permettait de se réunir chez Tom; ils apportaient leur quote-part de cancans sur ce qui se faisait ou se disait dans l'habitation: c'était le même libre échange que dans les cercles d'un monde plus élevé.

Au bout d'un instant les chants commencèrent, à la satisfaction très-évidente des assistants. Le désagrément des intonations nasales ne pouvait détruire complétement l'effet de ces voix naturellement belles, chantant cette musique à la fois ardente et sauvage.... Les paroles étaient les hymnes ordinaires et bien connues que l'on entend dans tous les temples, ou bien elles étaient empruntées aux missions ambulantes, et elles avaient je ne sais quel caractère étrange où l'on pressentait l'infini.

Le chœur d'un de ces psaumes était chanté avec autant d'énergie que d'onction:

Il faut tomber sur le champ de bataille!

Il faut tomber sur le champ de bataille!...

Gloire, gloire à mon âme!

Un autre refrain favori fut souvent répété:

Oui, je vais à la gloire.... Oh! suivez-moi! Déjà

L'ange, du haut des cieux, me fait signe et m'appelle.

Je vois la cité d'or et la porte éternelle!

Il y en avait beaucoup d'autres encore qui faisaient sans cesse allusion aux rives du Jourdain, aux champs de Chanaan et à la nouvelle Jérusalem. L'esprit du nègre, impressionnable et mobile, s'attache toujours aux hymnes qui lui présentent de saisissantes images.... Tout en chantant, les uns riaient, les autres pleuraient, quelques-uns frappaient dans leurs mains ou bien ils se les serraient les uns aux autres, comme s'ils eussent heureusement atteint l'autre rive du fleuve.

Diverses exhortations, des exemples que l'on rapportait, alternaient avec les chants. Une vieille femme à tête grise, qui ne travaillait plus depuis longtemps, mais que l'on révérait comme la chronique du temps passé, se leva et s'appuyant sur son bâton:

«Bien, mes enfants, dit-elle, bien! Je suis heureuse de vous voir et de vous entendre une fois de plus.... Je ne sais pas quand j'irai à la gloire.... Mais je suis prête, mes enfants, mon petit paquet est fait, j'ai mis mon chapeau: j'attends que la voiture passe et m'emporte chez moi. Il me semble, la nuit, que j'entends le bruit des roues et que je regarde à la porte.... Et maintenant, mes enfants, soyez toujours prêts aussi.... je vous le dis à tous!»

Et frappant fortement la terre de son bâton:

«C'est une grande chose, cette gloire, dit-elle, une grande chose, enfants! Et vous ne faites rien pour elle.... c'est étonnant!»

La vieille femme se rassit: ses larmes coulèrent par torrents, elle paraissait hors d'elle-même.... Toute l'assistance répétait:

O Chanaan! terre de Chanaan;

Nous irons tous vers Chanaan!...

Georges, à la demande générale, lut les derniers chapitres de la Révélation[5]. Il fut souvent interrompu par ces exclamations: «Oh! Dieu! écoutez cela! pensez à cela!... cela arrivera, n'en doutez pas!»

Georges, qui avait beaucoup de facilité et que sa mère avait soigneusement instruit de sa religion, se sentant l'objet de l'attention générale, y mettait du sien de temps en temps, avec une gravité et un sérieux louable. Il était admiré par les jeunes et béni par les vieux. On répétait de tous côtés qu'un ministre ne pourrait pas mieux faire, et que c'était réellement merveilleux.

Pour tout ce qui touchait à la religion, Tom, dans le voisinage, passait pour une sorte de patriarche. Le côté moral dominait en lui: il avait en même temps plus de largeur et d'élévation d'esprit qu'on n'en rencontre parmi ses compagnons; il était l'objet d'un grand respect: il était parmi eux comme un ministre. Le style simple, cordial, sincère de ses exhortations, aurait édifié des personnes d'une plus haute éducation. Mais c'était dans la prière qu'il excellait. Rien ne pouvait surpasser la simplicité touchante, l'entraînement juvénile de cette prière, enrichie du langage de l'Écriture, qu'il s'était en quelque sorte assimilée et qui tombait de ses lèvres sans qu'il en eût conscience. «Il priait juste!» disait un vieux nègre dans son pieux langage, et sa prière avait toujours un tel effet sur les sentiments de l'assistance, qu'elle courait souvent le risque d'être étouffée sous les répons abondants qui s'échappaient de toutes parts autour de lui.

Pendant que cette scène se passait dans la case de l'esclave, il s'en passait une bien différente dans la maison du maître.

Le marchand et M. Shelby étaient assis l'un devant l'autre dans la salle à manger, auprès d'une table couverte de papier et de tout ce qu'il faut pour écrire. M. Shelby était occupé à compter des liasses de billets. Quand ils furent comptés, il les passa au marchand, qui les compta également.

«C'est bien, dit celui-ci; il n'y a plus maintenant qu'à signer.»

M. Shelby prit vivement les billets de vente et signa, comme un homme pressé de finir une besogne ennuyeuse; puis il tendit au marchand l'acte signé et de l'argent. Haley tira d'une vieille valise un parchemin qu'il présenta à M. Shelby après l'avoir un moment examiné. Celui-ci s'en empara avec un empressement qu'il ne put dissimuler.

«Maintenant, voilà qui est fait, dit Haley en se levant.

C'est fait! reprit Shelby d'un air rêveur; et, tirant de sa poitrine un long soupir, il répéta encore: C'est fait!

—Vous n'en paraissez pas bien ravi, à ce qu'il me semble, dit le marchand.

—Haley, répondit M. Shelby, j'espère que vous vous souviendrez que vous m'avez promis sur l'honneur de ne pas vendre Tom sans savoir entre quelles mains il ira.

—Eh mais, c'est justement ce que vous avez fait vous-même, dit le marchand.

—Vous savez quelle nécessité m'a contraint!

—Mais elle pourrait m'obliger aussi, moi, reprit Haley. Cependant je ferai de mon mieux pour donner une bonne place à Tom. Quant à le maltraiter moi-même, vous n'avez rien à craindre de ce côté-là. Si je remercie Dieu de quelque chose, c'est de ne m'avoir pas fait cruel.»

Le marchand avait trop bien expliqué tout d'abord comment il entendait l'humanité pour rassurer beaucoup M. Shelby par ses protestations. Mais, comme dans les circonstances actuelles il ne pouvait exiger rien de plus, il le laissa partir sans observation, et il alluma un cigare pour se distraire.

La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique

Подняться наверх