Читать книгу La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique - Harriet Beecher Stowe - Страница 20

Оглавление

—Faites-le entrer dans cette chambre,» dit l'hôtesse en ouvrant un petit cabinet où il y avait un lit confortable. Élisa y plaça le pauvre enfant et tint ses petites mains dans les siennes jusqu'à ce qu'il fût endormi. Pour elle, il n'y avait plus de repos. La pensée de ses persécuteurs, comme un feu dévorant, brûlait la moelle de ses os. Elle jetait des regards pleins de larmes sur les flots gonflés et terribles qui coulaient entre elle et la liberté.

Mais quittons l'infortunée pour un instant, et voyons ce que deviennent ceux qui la poursuivent.

Mme Shelby avait dit, il est vrai, que le dîner serait immédiatement servi; on vit bientôt, ce qui s'est vu souvent, qu'il faut être deux pour faire un marché. Quoique les ordres eussent été donnés en présence d'Haley et transmis à la mère Chloé par au moins une demi-douzaine d'alertes messagers, cette haute dignitaire, pour toute réponse, grommela quelques mots inintelligibles, en hochant sa vieille tête, et elle continua son opération avec une lenteur inaccoutumée.

Toute la maison semblait instinctivement deviner que madame n'était en aucune façon affligée de ce retard: on ne saurait croire combien d'accidents retardèrent le cours ordinaire des choses. Un marmiton maladroit renversa la sauce: il fallut refaire la sauce. Chloé y mit un soin désespérant et une précision compassée; elle répondait à toutes les exhortations «qu'elle ne se permettrait pas de servir une sauce tournée pour plaire à des gens qui voulaient rattraper quelqu'un.» Un enfant tomba avec l'eau qu'il portait: il fallut retourner à la fontaine. Un autre renversa le beurre. De temps en temps on arrivait, en ricanant, dire à la cuisine que M. Haley paraissait très-mal à son aise, qu'il ne pouvait rester sur son siége, et qu'il allait en trépignant de la fenêtre à la porte.

«C'est bien fait! disait Chloé avec indignation. Il sera encore plus mal à l'aise un de ces jours, s'il n'amende pas ses voies. Son maître l'enverra chercher, et alors.... il verra....

—Il ira en enfer, c'est sûr, dit le petit Jean.

—Il le mérite bien, dit Chloé d'un air revêche. Il a brisé bien des cœurs... Je vous le dis à tous, reprit-elle en élevant sa fourchette, comme M. Georges l'a lu dans la Rêvélation, les âmes crient au pied de l'autel, elles crient au Seigneur et demandent vengeance.... et un jour le Seigneur les entendra. Oui, il les entendra!»

Chloé était si fort respectée dans la maison, que tous l'écoutèrent bouche béante. Le dîner se trouvait servi; tous les esclaves eurent donc le temps de venir jaser avec elle et de prêter l'oreille à ses remarques.

«Il rôtira toute l'éternité, c'est sûr; hein! rôtira-t-il? disait André.

—Je voudrais bien le voir, reprenait le petit Jean.

—Enfants!» dit une voix qui les fit tous tressaillir.

C'était l'oncle Tom, qui, du seuil, écoutait cette conversation. Enfants! j'ai peur que vous ne sachiez pas ce que vous dites là. Toujours est un mot terrible, enfants; rien que d'y penser, il effraye! Toujours! il ne faut souhaiter cela à aucune créature humaine.

—Nous ne souhaitons cela qu'à ceux qui perdent les âmes, dit André.... à ceux-là, on ne peut s'en empêcher.... ils sont si affreusement méchants!

—La nature elle-même, la bonne nature ne crie-t-elle point contre eux? dit Chloé. Est-ce qu'ils n'arrachent pas l'enfant qu'on allaite au sein de sa mère... pour le vendre?... Et les petits enfants qui pleurent et qui s'attachent à nos vêtements, est-ce qu'ils ne les arrachent point aussi de nos bras.... pour les vendre? Ne séparent-ils point la femme du mari? continua-t-elle en pleurant.... et n'est-ce pas les tuer tous deux? Et cependant, que ressentent-ils? quelle pitié? est-ce que cela les empêche de boire, de fumer et de prendre toutes leurs aises? Si le diable ne les emporte pas, à quoi donc le diable est-il bon?» Et, couvrant son visage de son tablier, Chloé laissa éclater ses sanglots.

Mais alors Tom, à son tour:

«Priez pour ceux qui vous persécutent, dit le bon livre!

—Prier pour eux! c'est trop fort.... je ne puis pas!...

—Oui, Chloé, c'est plus fort que la nature, mais la grâce du Seigneur est plus forte aussi que la nature!... Et d'ailleurs, songez dans quel état se trouve l'âme des pauvres créatures qui commettent de telles actions.... Remerciez Dieu de n'être pas comme elles, Chloé. Pour moi, j'aimerais mieux être vendu dix mille fois que d'avoir le même compte à rendre que ce pauvre homme!

—Et moi aussi, dit Jean; il ne faudra pas la reprendre, Andy.»

André haussa les épaules et sifflota entre ses dents, en signe d'acquiescement.

«Je suis bien aise, reprit Tom, que monsieur ne soit pas sorti ce matin, comme il le voulait. Cela me faisait plus de mal que de me voir vendu. C'était bien naturel à lui, mais bien pénible pour moi, qui le connais depuis l'enfance; j'ai vu monsieur et je commence à être réconcilié avec la volonté de Dieu. Monsieur ne pouvait se tirer d'affaire sans cela. Il a bien fait. Mais j'ai peur que les choses n'aillent encore plus mal, moi absent. On ne s'attendra pas à voir monsieur rôder et surveiller partout, comme je faisais. Les enfants ont bonne volonté.... mais c'est si léger.... voilà ce qui m'effraye!»

La sonnette retentit, et Tom fut appelé au parloir.

«Tom, lui dit Shelby avec bonté, je dois vous avertir que j'ai un dédit de dix mille dollars avec monsieur, si vous ne vous trouvez point à l'endroit qu'il vous désignera. Il va maintenant à ses autres affaires; vous avez votre journée à vous. Allez où vous voudrez, mon garçon.

—Merci, monsieur, dit Tom.

—Ne l'oubliez pas, ajouta le trafiquant, si vous jouez le tour à votre maître, j'exigerai tout le dédit. S'il m'en croyait, il ne se fierait jamais à vous autres nègres; vous glissez comme des anguilles.

—Monsieur, dit Tom en se tenant tout droit devant Shelby, j'avais huit ans quand la vieille maîtresse vous mit dans mes bras; vous n'aviez pas un an: «Tom, ce sera ton maître, me dit-elle: «aie bien soin de lui!» Et maintenant, monsieur, je vous le demande, ai-je jamais manqué à mon devoir? Vous ai-je jamais été infidèle... surtout depuis que je suis chrétien?»

M. Shelby fut comme oppressé; les larmes lui vinrent aux yeux.

«Mon brave garçon, Dieu sait que vous ne dites que la vérité.... et, si je le pouvais, je ne vous vendrais pas.... pour un monde.

—Vrai comme je suis une chrétienne, dit à son tour Mme Shelby, vous serez racheté aussitôt que nous le pourrons. Monsieur Haley, rappelez-vous à qui vous l'aurez vendu, et faites-le-moi savoir.

—Pour cela, certainement, dit Haley. Si vous le désirez, je puis vous le ramener dans un an.

—Je vous le rachèterai bon prix.

—Fort bien, dit le marchand. Je vends, j'achète: pourvu que je fasse une bonne affaire, c'est tout ce que je demande, vous comprenez....»

M. et Mme Shelby se sentaient humiliés et abaissés par l'impudente familiarité du marchand; mais tous deux sentaient aussi l'impérieuse nécessité de maîtriser leurs sentiments: plus il se montrait dur et avare, plus Mme Shelby craignait de le voir reprendre Élisa et son enfant. Elle cherchait donc à le retenir par toutes sortes de ruses féminines: c'étaient des mines, des sourires, des causeries presque intimes... tout, enfin, pour faire passer le temps insensiblement.

A deux heures, Samuel et André amenèrent les chevaux, qui semblaient plus frais et plus dispos que jamais, malgré leur escapade du matin.

Samuel avait puisé dans les inspirations du dîner un zèle et une ardeur nouvelle. Comme Haley s'approchait, il disait à André, avec une évidente allusion à ce qu'ils allaient faire, que tout était pour le mieux et qu'il n'y avait point à douter du succès.

«Sans doute votre maître a des chiens, dit Haley tout pensif, au moment où il allait monter à cheval.

—Des chiens, reprit Samuel, il y en a des tas! Voilà d'abord Bruno! c'est un fameux aboyeur; et puis, chaque nègre a son chien d'une sorte ou de l'autre.

—Fi donc!»

Et Haley murmura je ne sais quels termes injurieux adressés à tous ces chiens.

«Il n'a donc pas, ajouta-t-il (non, il n'en a pas, je le vois bien) de chiens pour le nègre?»

Samuel comprit parfaitement ce que le marchand voulait dire. Il n'en prit pas moins un air de simplicité désespérante.

«Nos chiens ont l'odorat très-fin, dit-il; je pense bien que c'est l'espèce dont vous voulez parler: mais ils manquent d'exercice! ce sont de beaux chiens.... Si vous voulez qu'on les lâche....» Il appela en sifflant l'énorme terre-neuve, qui vint joyeusement bondir autour d'eux.

«Va te faire pendre! cria le marchand. Allons, en route!»

Samuel, en montant à cheval, trouva adroitement le moyen de chatouiller André, qui partit d'un éclat de rire, à la grande indignation de Haley, qui le menaça de son fouet.

«Vous m'étonnez, André! dit Samuel avec une imperturbable gravité. Ce que nous faisons est sérieux, Andy! vous ne devez pas en faire un jeu. Ce ne serait pas le moyen de servir monsieur.

—Décidément je veux aller droit à la rivière, dit Haley en arrivant aux dernières limites de la propriété. Je connais le chemin qu'ils prennent tous; ils veulent passer....

—Certainement, dit Samuel, c'est une idée, cela! M. Haley est tombé juste.... Mais il y a deux routes pour aller à la rivière, la route de terre et la route de pierres. Laquelle voulez-vous prendre?»

André regarda naïvement Samuel, surpris d'entendre cette nouveauté topographique; mais il confirma immédiatement le dire de son camarade par des assertions réitérées.

«Moi, dit Samuel, j'aurais plutôt pensé que Lisa aurait pris la vieille route, parce qu'elle est moins fréquentée.»

Haley, quoiqu'il fût un assez malin oiseau et très-soupçonneux de son naturel, se laissa néanmoins prendre à cette observation.

«Si vous n'êtes deux maudits menteurs....» fit-il en s'arrêtant un moment tout pensif.

Le ton perplexe et réfléchi avec lequel ces paroles furent prononcées parut amuser prodigieusement André. Il se renversa en arrière au point de tomber presque jusqu'à terre. Le visage de Samuel avait pris, au contraire, une expression de gravité dolente.

«Ma foi! dit-il, m'sieu peut agir à sa guise; il peut prendre le chemin droit si cela lui plaît. Pour nous, c'est tout un; quand je réfléchis, je pense même que c'est le meilleur chemin.... décidément....

—Elle aura suivi la route solitaire, dit Haley pensant tout haut, et sans tenir aucun compte de la remarque de Samuel.

—On ne sait pas, reprit Samuel; les femmes sont si drôles! elles ne font jamais rien comme on se l'imagine; c'est presque toujours le contraire: la femme est naturellement contrariante. Si vous croyez qu'elle a pris une route, il est certain que c'est l'autre qu'il faut suivre pour la trouver. Mon opinion à moi est que Lisa a pris la vieille route: aussi je pense qu'il faut suivre la nouvelle.»

Ces observations profondes sur l'humeur féminine ne parurent pas disposer Haley en faveur de la route neuve; il annonça résolûment qu'il allait prendre l'ancienne, et il demanda à Samuel si on devait bientôt y arriver.

«Tout à l'heure, dit Samuel en clignant de l'œil qui regardait André, tout à l'heure!» Il ajouta gravement: «J'ai étudié la question; je crois qu'il ne faut pas prendre cette route. Je ne l'ai jamais parcourue; elle est d'une solitude désespérante, nous pourrions nous égarer.... et dans ce cas, où aller?... Dieu le sait!

—N'importe, dit Haley, je veux aller par cette route.

—Mais, j'y réfléchis, poursuivit Samuel, il me semble que j'ai entendu dire que cette route était tout encombrée de haies et d'échaliers. N'est-ce pas, Andy?»

André n'était pas certain.... il n'avait pas vu.... il ne voulait pas se compromettre.

Haley, habitué à tenir la balance entre des mensonges plus ou moins pesants, crut qu'elle penchait cette fois du côté de la vieille route; il s'imagina que c'était par mégarde que Samuel l'avait d'abord indiquée. Il attribua ses efforts confus pour l'en dissuader à un mensonge désespéré qui n'avait d'autre but que de sauver Élisa.

Quand donc Samuel eut montré la route, Haley s'y précipita vivement, suivi des deux nègres.

C'était vraiment une vieille route, qui avait conduit jadis à la rivière. Elle était abandonnée depuis longues années pour un nouveau tracé. La route était libre à peu près pour une heure de marche; après cela elle était coupée de haies et de métairies. Samuel le savait parfaitement bien; mais elle était depuis si longtemps fermée, qu'André l'ignorait véritablement. Il trottait donc avec un air de soumission respectueuse, murmurant et criant de temps en temps que c'était bien raboteux et bien mauvais pour le pied de Jerry.

«Je vous préviens que je vous connais, drôles, dit Haley; toutes vos roueries ne me feront pas quitter cette route.... André, taisez-vous!

—M'sieu fera ce qu'il voudra,» reprit humblement Samuel; et en même temps il lança un coup d'œil plus significatif à André, dont la gaieté allait éclater bruyamment.

Samuel était d'une animation extrême; il vantait son excellente vue, il s'écriait de temps en temps: «Ah! je vois un chapeau de femme sur la hauteur!» Ou bien, appelant André: «N'est-ce point Lisa, là-bas, dans ce creux?» Il choisissait pour ces exclamations les parties difficiles et rocailleuses de la route, où il était à peu près impossible de hâter le pas. Il tenait ainsi Haley dans une perpétuelle émotion.

Après une heure de marche, les trois voyageurs descendirent précipitamment dans une cour qui dépendait d'une vaste ferme. On ne rencontra personne; tout le monde était aux champs; mais, comme la ferme barrait littéralement le chemin, il était évident qu'on ne pouvait aller plus loin dans cette direction.

«Eh! que vous disais-je, monsieur? fit Samuel avec un air d'innocence persécutée. Comment un étranger pourrait-il connaître le pays mieux que ceux-là qui sont nés et qui ont été élevés sur la place?

—Gredins, dit Haley, vous le saviez bien!

—Mais je vous le disais, et vous ne vouliez pas le croire. Je disais à monsieur que tout était fermé et barré, et que je ne pensais pas que nous pussions passer. Andy m'a entendu.»

Cette assertion était trop incontestablement vraie pour qu'on pût y contredire. L'infortuné marchand fut donc obligé de dissimuler de son mieux. Il cacha sa colère, et tous trois firent volte-face et se dirigèrent vers la grande route.

Il résulta de tous ces retards une certaine avance pour Élisa. Il y avait trois quarts d'heure que son enfant était couché dans le cabinet de l'auberge, quand Haley et les deux esclaves y arrivèrent eux-mêmes.

Élisa était à la fenêtre; elle regardait dans une autre direction; l'œil perçant de Samuel l'eut bientôt découverte. Haley et André étaient à quelques pas en arrière. C'était un moment critique. Samuel eût soin qu'un coup de vent enlevât son chapeau. Il poussa un cri formidable et d'une façon toute particulière. Ce cri réveilla Élisa comme en sursaut. Elle se rejeta vivement en arrière.

Les trois voyageurs s'arrêtèrent en face de la porte d'entrée, tout près de cette fenêtre.

Pour Élisa, mille vies se concentraient dans cet instant suprême. Le cabinet avait une porte latérale qui s'ouvrait sur la rivière. Elle saisit son fils et franchit d'un bond quelques marches. Le marchand l'aperçut au moment où elle disparaissait derrière la rive. Il se jeta à bas de son cheval, appela à grands cris Samuel et André, et il se précipita après elle, comme le limier après le daim. Dans cet instant terrible, le pied d'Élisa touchait à peine le sol; on l'eût crue portée sur la cime des flots. Ils arrivaient derrière elle.... Alors, avec cette puissance nerveuse que Dieu ne donne qu'aux désespérés, poussant un cri sauvage, avec un bond ailé, elle s'élança du bord par-dessus le torrent mugissant et tomba sur le radeau de glace. C'était un saut désespéré, impossible, sinon au désespoir même et à la folie. Haley, Samuel et André poussèrent un cri et levèrent les mains au ciel.

L'énorme glaçon craqua et s'abîma sous son poids.... mais elle ne s'y était point arrêtée une seconde. Cependant, poussant toujours ses cris sauvages, redoublant d'énergie avec le danger, elle sauta de glaçon en glaçon, glissant, se cramponnant, tombant, mais se relevant toujours! Elle perd sa chaussure; ses bas sont arrachés de ses pieds; son sang marque sa route; mais elle ne voit rien, ne sent rien, jusqu'à ce qu'enfin.... obscurément.... comme dans un rêve, elle aperçoit l'autre rive, et un homme qui lui tend la main.

«Vous êtes une brave fille, qui que vous soyez,» dit l'homme avec un serment.

Élisa reconnut le visage et la voix d'un homme qui occupait une ferme tout près de son ancienne demeure.

«Oh! monsieur Symmer, sauvez-moi! sauvez-moi! cachez-moi! disait-elle.

—Quoi? qu'est-ce? disait-il; n'êtes-vous point à M. Shelby?

—Mon enfant, cet enfant que voilà; il l'a vendu! et voilà son maître, dit-elle en montrant le rivage du Kentucky. Oh! M. Symmer! vous avez un petit enfant!

—Oui! j'en ai un.... et il lui aida, avec rudesse, mais avec bonté, à gravir le bord; vous êtes une brave femme, répéta-t-il encore.... et moi, j'aime le courage... partout où je le trouve!»

Quand ils furent au haut de la digue, l'homme s'arrêta:

«Je serais heureux de faire quelque chose pour vous, dit-il; mais je n'ai pas où vous mettre. Ce que je puis faire de mieux, c'est de vous indiquer où vous devez aller; et il lui montra une grande maison blanche, qui se trouvait isolée dans la principale rue du village. Allez là; ce sont de bonnes gens. Il n'y a aucun danger.... ils vous assisteront.... ils sont accoutumés à ces sortes de choses.

—Dieu vous bénisse! dit vivement Élisa.

—Ce n'est rien, reprit l'homme, ce n'est rien du tout; ce que je fais là ne compte pas.

—Bien sûr, monsieur, vous ne le direz à personne?

—Que le tonnerre!... Pour qui me prenez-vous, femme? Cependant, venez. Allons, tenez, vous êtes une femme de cœur.... Vous méritez votre liberté, et vous l'aurez.... si cela dépend de moi.»

Élisa reprit son enfant dans ses bras, et marcha d'un pas vif et ferme. Le fermier s'arrêta et la regarda.

«Shelby ne trouvera peut-être pas que ce soit là un acte de très-bon voisinage; mais que faire? s'il attrape jamais une de mes femmes dans les mêmes circonstances, il sera le bienvenu à me rendre la pareille. Je ne pouvais pourtant pas voir cette pauvre créature courant, luttant, les chiens après elle, et essayant de se sauver.... D'ailleurs, je ne suis pas chargé de chasser et de reprendre les esclaves des autres.»

Ainsi parlait ce pauvre habitant des bruyères du Kentucky, qui ne connaissait pas son droit constitutionnel, ce qui le poussait traîtreusement à se conduire en chrétien. S'il eût été plus éclairé, ce n'est pas ainsi qu'il eût agi.

Haley était comme foudroyé par ce spectacle. Quand Élisa eut disparu, il jeta sur les deux nègres un regard terne et inquisiteur.

«Voilà une belle affaire, dit Samuel.

—Il faut qu'elle ait sept diables dans le corps, reprit Haley.... elle bondissait comme un chat sauvage.

—Mon Dieu! dit Samuel, j'espère que monsieur nous excusera de ne pas l'avoir suivie. Nous ne nous sommes pas sentis de force à prendre cette route-là. Et Samuel se livra à un accès de gros rire.

—Vous riez! hurla le marchand.

—Dieu vous bénisse, m'sieu! je ne puis pas m'en empêcher, dit Samuel, donnant un libre cours à la joie longtemps contenue de son âme. Elle était si curieuse, sautant, bondissant, franchissant la glace!... Et seulement de l'entendre.... pouf! pan! crac! hop! Dieu! comme elle allait! Et Samuel et André rirent tant, que les larmes leur roulaient sur les joues.

—Je vais vous faire rire d'autre sorte,» s'écria-t-il en brandissant son fouet sur leurs têtes.

Ils baissèrent le cou, s'élancèrent au haut de la berge avec des hourras, et se trouvèrent en selle avant qu'il fût remonté.

«Bonsoir, m'sieu, dit Samuel avec beaucoup de gravité; j'ai grand'peur que madame ne soit inquiète de Jerry. M. Haley ne voudrait pas nous retenir plus longtemps. Madame ne serait pas contente que nous ayons fait passer la nuit à nos bêtes sur le pont de Lisa. «Et, après avoir donné un facétieux coup de poing dans les côtes d'André, il partit à toute vitesse, suivi de ce dernier. Peu à peu leurs joyeux éclats s'éteignirent dans le vent.

La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique

Подняться наверх