Читать книгу La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique - Harriet Beecher Stowe - Страница 24

Où l'on voit qu'un sénateur n'est qu'un homme.

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Table des matières

Les lueurs d'un feu joyeux se reflétaient sur le tapis et les tentures d'un beau salon, et brillaient sur le ventre resplendissant d'une théière et de ses tasses. M. Bird, le sénateur, tirait ses bottes et se préparait à mettre à ses pieds une paire de pantoufles neuves, que sa femme venait d'achever pour lui pendant la session du sénat. Mme Bird, image vivante du bonheur, surveillait l'arrangement de la table, tout en adressant de temps en temps des admonestations à un certain nombre d'enfants turbulents, qui se livraient à tout le désordre et à toutes les malices qui font le tourment des mères depuis le déluge.

«Tom, laissez donc le bouton de la porte; là! voilà qui est bien! Mary, Mary! ne tirez pas la queue du chat.... ce pauvre animal! Jean, il ne faut pas monter sur la table! non! vous dis-je.»

Puis enfin, trouvant le moyen de parler à son mari:

«Vous ne savez pas, mon ami, quel plaisir c'est pour nous de vous avoir ici ce soir.

—Oui, oui, reprit celui-ci; j'ai pensé que je pouvais venir passer la nuit et goûter un peu les douceurs du foyer.... je suis horriblement fatigué.... ma tête se fend....»

Mme Bird jeta les yeux sur une bouteille de camphre qui se trouvait dans le cabinet entr'ouvert; elle parut se disposer à l'atteindre, mais le mari l'en empêcha.

«Oh! non, chère, pas de drogues! mais bien plutôt une tasse bien chaude de votre excellent thé et quelque chose à manger: voilà ce qu'il me faut; c'est une ennuyeuse besogne, la législature!»

Et le sénateur sourit, comme s'il se fût complu dans l'idée qu'il se sacrifiait à son pays.

«Eh bien! dit la femme quand la table fut à peu près mise et le thé préparé, qu'est-ce qu'on a fait au sénat?»

C'était une chose tout à fait étrange de voir cette charmante petite Mme Bird se casser la tête des affaires du sénat. Elle pensait avec beaucoup de raison que c'était assez pour elle de s'occuper de celles de sa maison. M. Bird ouvrit donc des yeux étonnés et dit:

«Mais nous n'avons rien fait d'important.

—Dites-moi! reprit-elle, est-il vrai qu'on ait fait passer une loi pour empêcher de donner à manger et à boire à ces pauvres gens de couleur qui viennent par ici?... J'ai entendu parler de cette loi; mais je ne pense pas qu'une assemblée chrétienne consente jamais à la voter.

—Quoi! Mary, allez-vous vous lancer dans la politique maintenant?

—Quelle folie! je ne donnerais pas, généralement parlant, un fétu de toute votre politique; mais j'estime qu'une pareille loi serait cruelle et antichrétienne. J'espère qu'elle n'a pas été votée.

—On a voté, ma chère, une loi qui défend d'assister les esclaves qui nous arrivent du Kentucky. Ces enragés abolitionnistes ont tant fait que nos frères du Kentucky sont très-irrités, et il semble nécessaire et à la fois sage et chrétien que notre État fasse quelque chose pour les rassurer.

—Et quelle est cette loi? Elle ne vous défend pas, sans doute, d'abriter une nuit ces pauvres créatures?... Le défend-elle? Défend-elle de leur donner un bon repas, quelques vieux habits, et de les renvoyer tranquillement à leurs affaires?

—Eh mais, ma chère, tout cela ce serait les assister et les aider, vous sentez bien.»

Mme Bird était une petite femme timide et rougissante, d'à peu près quatre pieds de haut, avec deux yeux bleus, un teint de fleur de pêcher, et la plus jolie, la plus douce voix du monde; quant au courage, une poule d'Inde d'une taille médiocre la mettait en fuite au premier gloussement. Un chien de garde de médiocre apparence la réduisait à merci, rien qu'en lui montrant les dents. Son mari et ses enfants étaient tout son univers; elle les gouvernait par la douceur et la persuasion bien plus que par le raisonnement et l'autorité. Il n'y avait qu'une chose qui pût l'animer: tout ce qui ressemblait à de la cruauté la jetait dans une colère d'autant plus alarmante qu'elle faisait un contraste inexplicable avec la douceur habituelle de son caractère. Elle, qui était la plus indulgente et la plus tendre des mères, elle avait cependant infligé un très-sévère châtiment à ses enfants, qu'elle avait surpris un jour ligués avec de mauvais garnements du voisinage pour assommer à coups de pierres un pauvre petit chat sans défense.

«J'en ai porté longtemps les marques, disait à ce sujet un des enfants. Ma mère vint à moi si furieuse, que je la crus folle. Je fus fouetté et envoyé au lit sans souper, avant même d'avoir eu le temps de savoir de quoi il s'agissait.... puis j'entendis ma mère qui pleurait derrière la porte; cela me fit encore plus de mal que tout le reste!... Je puis bien vous assurer, ajoutait-il, que depuis nous ne jetâmes plus de pierres aux chats.»

Mme Bird se leva donc vivement, et l'incarnat sur les joues, ce qui lui donna une apparence de beauté extraordinaire, elle s'avança vers son mari, et d'un ton ferme:

«Maintenant, John, je voudrais savoir si vous pensez vraiment qu'une telle loi soit juste et chrétienne.

—Vous n'allez pas me faire fusiller, Mary, si je dis que oui.

—Je n'aurais pas cru cela de vous, John; vous ne l'avez pas votée?

—Mon Dieu si, ma belle politique.

—Vous devriez avoir honte, John! ces pauvres créatures, sans toit, sans asile! Oh! la loi honteuse, sans entrailles, abominable!... Je la violerai dès que j'en aurai l'occasion... et j'espère que je l'aurai, cette occasion.... Ah! les choses en sont venues à un triste point, si une femme ne peut plus donner, sans crime, un souper chaud et un lit à ces pauvres malheureux mourant de faim, parce qu'ils sont esclaves, c'est-à-dire parce qu'ils ont été opprimés et torturés toute leur vie! Pauvres êtres!

—Mais, chère Mary, écoutez-moi. Vos sentiments sont justes et humains, je vous aime parce que vous les avez. Mais, chère, il ne faut pas laisser aller nos sentiments sans notre jugement. Il ne s'agit pas ici de ce qu'on éprouve soi-même: de grands intérêts publics sont en question. Il y a une telle effervescence dans le peuple, que nous devons faire le sacrifice de nos propres sympathies.

—Écoutez, John! je ne connais rien à votre politique, mais je sais lire ma Bible, et j'y vois que je dois nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus, consoler ceux qui pleurent; et ma Bible, voyez-vous, je veux lui obéir!

—Mais dans le cas où votre action entraînerait un grand malheur public?

—Obéir à Dieu n'entraîne jamais un grand malheur public.... je sais que cela ne peut pas être! Le mieux, c'est toujours de faire ce qu'il commande.

—Écoutez-moi, Mary, et je vais vous donner un excellent argument pour vous prouver....

—Non, John! vous pouvez parler toute la nuit, mais pas me convaincre; et, je vous le demande, John, voudriez-vous chasser de votre toit une créature mourant de faim et de froid, parce que ce serait un esclave en fuite? Le feriez-vous? dites!»

Maintenant, s'il faut dire vrai, notre sénateur avait le malheur d'être un homme d'une nature tendre et sensible: rebuter une créature dans la peine n'avait jamais été son fait, et ce qui était plus fâcheux pour lui, en présence d'un pareil argument, c'est que sa femme le connaissait bien, et qu'elle livrait l'assaut à une place sans défense.... Il avait donc recours à tous les moyens possibles de gagner du temps: il faisait des hum! hum! multipliés, il tirait son mouchoir, essuyait les verres de ses lunettes. Mme Bird, voyant que le territoire ennemi était à peu près découvert, n'en mettait que plus d'ardeur à pousser ses avantages.

«Je voudrais vous voir agir ainsi, John; oui, je le voudrais! Mettre une femme dehors, dans une tempête de neige, par exemple, ou bien la faire prendre et mettre en prison.... Hein! vous le feriez?

—Ce serait sans doute un bien pénible devoir, dit M. Bird d'un ton mélancolique.

—Un devoir, John! Ne vous servez pas de ce mot-là. Vous savez que ce n'est pas un devoir: cela ne peut pas être un devoir. Si les gens veulent empêcher les esclaves de s'enfuir, qu'ils les traitent bien: voilà ma doctrine! Si j'avais des esclaves (j'espère bien n'en avoir jamais), je saurais bien les empêcher de fuir de chez moi et de chez vous, John! Je vous le répète, on ne fuit pas quand on est heureux; quand ils fuient, les pauvres êtres, ils ont assez souffert de froid, de faim, de peur, sans que chacun se mette encore contre eux: aussi, loi ou non, je ne m'y soumettrai pas, moi, Dieu m'en garde!

—Mary, Mary, laissez-moi raisonner avec vous, ma chère.

—Je déteste de raisonner, John, principalement sur de pareils sujets. Vous autres politiques, vous tournez, vous tournez autour des choses les plus simples, et, dans la pratique, vous abandonnez vos théories. Je vous connais assez bien, John! Vous ne croyez pas plus que moi que ce soit un droit, John, et vous agiriez comme moi, et même mieux.»

Au moment critique de la discussion, le vieux Cudjox, le noir factotum de la maison, montra sa tête; il pria madame de vouloir bien passer à la cuisine. Notre sénateur, soulagé à temps, suivit de l'œil sa petite femme avec un capricieux mélange de plaisir et de contrariété, et, s'asseyant dans un fauteuil, il commença à lire des papiers.

Un instant après, on entendit la voix de Mme Bird qui disait d'un ton vif et tout ému: «John! John! voulez-vous venir ici un moment?»

M. Bird quitta ses papiers et se rendit dans la cuisine. Il fut saisi d'étonnement et de stupeur au spectacle qui se présenta devant lui. Une jeune femme amaigrie, dont les vêtements déchirés étaient roidis par le froid, un soulier perdu, un bas arraché du pied coupé et sanglant, était renversée sur deux chaises, dans une pamoison mortelle.... On reconnaissait sur son visage les signes distinctifs de la race méprisée, mais on devinait en même temps sa beauté triste et passionnée; sa roideur de statue, son aspect glacé, immobile, où la mort se lisait, frappaient de stupeur tout d'abord.

M. Bird était là, la poitrine haletante, immobile, silencieux. Sa femme, leur unique domestique de couleur, et la mère Dina, s'occupaient activement à la faire revenir, tandis que le vieux Cudjox prenait l'enfant sur ses genoux, tirait ses souliers et ses bas, et réchauffait ses petits pieds.

«Pauvre femme! si cela ne fait pas peine à voir! dit la vieille Dina d'un ton compatissant. Je pense que c'est la chaleur qui l'aura fait trouver mal,... elle était assez bien en entrant;... elle a demandé à se réchauffer une minute; je lui ai demandé d'où elle venait, quand elle est tombée tout de son long. Elle n'a jamais fait de rude ouvrage, si j'en crois ses mains.

—Pauvre créature!» dit Mme Bird d'une voix émue, quand la jeune femme, ouvrant ses grands yeux noirs, jeta autour d'elle ses regards errants et vagues.... Une expression d'angoisse passa sur sa face, et elle s'écria: «Oh! mon Henri! l'ont-ils pris?»

A ce cri, l'enfant s'élança des bras de Cudjox et courut à elle en levant ses petits bras.

«Oh! le voilà! le voilà!»

Et, d'un air égaré, s'adressant à Mme Bird:

«Oh! madame, protégez-le! ne le laissez pas prendre!

—Non, pauvre femme! personne ne vous fera de mal ici, dit Mme Bird, vous êtes en sûreté, ne craignez rien.

—Que Dieu vous récompense!» dit l'esclave en couvrant son visage et en sanglotant.

Le petit enfant, la voyant pleurer, essaya de la presser dans ses bras.

Elle se calma enfin, grâce à tous ces soins délicats et féminins que personne ne savait mieux donner que Mme Bird. Un lit fut provisoirement dressé pour elle auprès du feu, et elle tomba bientôt dans un profond sommeil, tenant entre ses bras son enfant, qui ne semblait pas moins épuisé qu'elle. Elle n'avait pas voulu s'en séparer; elle avait, au contraire, résisté, avec une sorte d'effroi nerveux, à tous les tendres efforts que l'on avait faits pour le lui ôter. Même dans le sommeil, son bras, passé autour de lui, le serrait d'une étreinte que rien n'eût pu dénouer, comme si elle eût voulu le défendre encore.

M. et Mme Bird rentrèrent au salon, et, si étrange que cela puisse sembler, on ne fit, ni d'un côté ni de l'autre, aucune allusion à la conversation précédente. Mme Bird s'occupa de son tricot, et le sénateur feignit de lire ses papiers; puis les mettant de côté:

«Je ne me doute pas, dit-il enfin, qui elle est ni ce qu'elle est.

—Quand elle sera réveillée et un peu remise, nous verrons, répondit Mme Bird.

—Dites-moi donc, chère, fit M. Bird, après une méditation silencieuse....

—Quoi? mon ami....

—Ne pourrait-elle point porter une de vos robes, en l'allongeant un peu par le bas? Il me semble qu'elle est plus grande que vous.»

Un imperceptible sourire passa sur le visage de Mme Bird, et elle répondit: «On verra!...»

Second silence. M. Bird le rompit encore.

«Dites-moi, chère amie!

—Oui. Qu'est-ce encore?

—Vous savez, ce manteau de basin que vous gardez pour me jeter sur les épaules quand je fais ma sieste après dîner.... vous pourriez aussi le lui donner; elle a besoin de vêtements.»

Au même instant Dina parut et dit que la femme était éveillée et qu'elle désirait voir madame.

M. et Mme Bird se rendirent à la cuisine avec les deux aînés de leurs enfants. La plus jeune progéniture avait été fort sagement mise au lit.

Élisa était assise sur l'âtre, auprès du feu; elle regardait fixement la flamme avec cette expression calme, indice d'un cœur brisé, bien différente de la turbulence sauvage que nous avons précédemment décrite.

«Vous pouvez me parler, dit Mme Bird d'un ton plein de bonté. J'espère que vous vous trouvez mieux. Pauvre femme!»

Un soupir profond, un frémissement fut la seule réponse d'Élisa; mais elle releva ses yeux noirs et les fixa sur Mme Bird avec une expression de si profonde tristesse et d'invocation si touchante, que cette tendre petite femme sentit que les larmes la gagnaient.

«Vous n'avez rien à craindre. Nous sommes tous vos amis ici, pauvre femme! Dites-moi d'où vous venez et ce que vous voulez.

—Je viens du Kentucky.

—Quand? reprit M. Bird, qui voulait diriger l'interrogatoire.

—Cette nuit.

—Comment êtes-vous venue?

—J'ai passé sur la glace.

—Passé sur la glace! répétèrent tous les assistants.

—Oui, reprit-elle lentement. Je l'ai fait, Dieu m'aidant. J'ai passé sur la glace, car ILS étaient derrière moi,... tout près, tout près,... et il n'y avait pas d'autre chemin.

—Dieu! madame, s'écria Cudjox, la glace est brisée en grands blocs, coulant ou tournoyant dans le fleuve.

—Je le sais, je le sais! dit Élisa d'un air égaré. Je l'ai pourtant fait;... je ne croyais pas le pouvoir. Je ne pensais pas arriver à l'autre bord.... Mais qu'importe? il fallait passer ou mourir. Dieu m'a aidée! On ne sait pas à quel point il aide ceux qui essayent, ajouta-t-elle avec un éclair dans l'œil.

—Étiez-vous esclave? dit M. Bird.

—Oui, monsieur, j'appartenais à un homme du Kentucky.

—Était-il cruel envers vous?

—Non, monsieur, c'était un bon maître.

—Et votre maîtresse, était-elle dure?

—Non, monsieur, non! ma maîtresse a toujours été bonne pour moi.

—Qui donc a pu vous pousser à quitter une bonne maison? à vous enfuir, et à travers de tels dangers?»

L'esclave fixa sur Mme Bird un œil perçant et scrutateur; elle vit qu'elle portait des vêtements de deuil.

«Madame, lui dit-elle brusquement, avez-vous jamais perdu un enfant?»

La question était inattendue; elle rouvrit une blessure saignante: il y avait un mois à peine qu'un enfant, le favori de la famille, avait été mis au tombeau.

M. Bird se détourna et alla vers la fenêtre; Mme Bird fondit en larmes, mais retrouvant bientôt la parole, elle lui dit:

«Pourquoi cette question? Oui, j'ai perdu un petit enfant.

—Alors vous compatirez à ma peine. Moi j'en ai perdu deux, l'un après l'autre. Je les ai laissés dans la terre d'où je viens. Il ne me reste plus que celui-ci. Je n'ai pas dormi une nuit qu'il ne fût à mes côtés. C'était tout ce que j'avais au monde, ma consolation, mon orgueil, ma pensée du jour et de la nuit. Eh bien! madame, ils allaient me l'arracher pour le vendre, le vendre aux marchands du sud, pour qu'il s'en allât tout seul, lui, pauvre enfant qui ne m'a jamais quittée de sa vie! Je n'ai pas pu supporter cela, madame. Je savais bien que, si on l'emmenait, je ne serais plus capable de rien, et, quand j'ai su qu'il était vendu, que les papiers étaient signés, je l'ai pris et je suis partie pendant la nuit. Ils m'ont donné la chasse. Celui qui m'a achetée, et quelques-uns des esclaves du maître, ils me tenaient, je les entendais, je les sentais.... j'ai sauté sur les glaces. Comment ai-je passé? je ne le sais pas; mais j'ai vu tout d'abord un homme qui m'aidait à gravir la rive.»

Elle ne pleurait ni ne sanglotait. Elle en était arrivée à ce point de douleur où la source des larmes est tarie; mais, autour d'elle, chacun montrait à sa manière la sympathie de son cœur.

Les deux petits enfants, après avoir inutilement fouillé dans leur poche pour y chercher ce mouchoir que les enfants n'y trouvent jamais (les mères le savent bien!), finirent par se jeter sur les jupes de leur mère, pleurant et sanglotant, et s'essuyant le nez et les yeux avec sa belle robe. Mme Bird s'était complétement caché le visage dans son mouchoir, et la vieille Dina, dont les larmes coulaient par torrents sur son honnête visage de négresse, s'écriait: «Que Dieu ait pitié de nous!» On l'eût crue à quelques discours de mission. Le vieux Cudjox se frottait très-fort les yeux sur ses manches, faisait force grimaces, et répondait sur le même ton avec la plus vive ferveur. Notre sénateur, en sa qualité d'homme d'État, ne pouvait pleurer comme un autre homme: il tourna le dos à la compagnie, alla regarder à la fenêtre, soufflant, essuyant ses lunettes, mais se mouchant assez souvent pour faire naître des soupçons, s'il se fût trouvé là quelqu'un assez maître de soi pour faire des observations critiques.

«Comment se fait-il que vous m'ayez dit que vous aviez un bon maître? fit-il en se retournant tout à coup, et en réprimant des sanglots qui lui montaient à la gorge.

—Je l'ai dit parce que cela est, reprit Élisa: il était bon; ma maîtresse était bonne aussi, mais ils ne pouvaient se suffire; ils devaient! Je ne pourrais pas bien expliquer tout cela; mais il y avait un homme qui les tenait et qui leur faisait faire sa volonté. J'entendis monsieur dire à madame que mon enfant était vendu. Madame plaidait et suppliait en ma faveur; mais il disait qu'il ne pouvait pas, et que les papiers étaient signés. C'est alors que je pris mon enfant et que j'abandonnai la maison pour m'enfuir. Je savais bien que je ne pourrais plus vivre, lui parti, car c'est là tout ce que je possède en ce monde.

—N'avez-vous pas de mari?

—Pardon! mais il appartient à un autre homme. Son maître est très-dur pour lui et ne veut pas lui permettre de venir me voir.... Il devient de plus en plus cruel. Il le menace à chaque instant de l'envoyer dans le sud pour l'y faire vendre.... C'est bien comme si je ne devais jamais le revoir.»

Le ton tranquille avec lequel Élisa prononça ces mots eût pu faire croire à un observateur superficiel qu'elle était complétement insensible; mais on pouvait voir, en regardant ses grands yeux, que son désespoir n'était si calme qu'à force d'être profond.

«Et où comptez-vous aller, pauvre femme? dit Mme Bird avec bonté.

—Au Canada, si je savais le chemin! Est-ce bien loin, le Canada? demanda-t-elle d'un air simple et confiant, en regardant Mme Bird.

—Pauvre créature! fit celle-ci involontairement.

—Oui! je crois que c'est bien loin, reprit vivement l'esclave.

—Bien plus loin que vous ne pensez, pauvre enfant. Mais nous allons essayer de faire quelque chose pour vous. Voyons, Dina, il faut lui faire un lit dans votre chambre, auprès de la cuisine. Je verrai, demain matin, quel parti prendre. Vous, cependant, ne craignez rien, pauvre femme. Mettez votre confiance en Dieu, il vous protégera.»

Mme Bird et son mari rentrèrent dans le salon. La femme s'assit auprès du feu, dans une petite chauffeuse à bascule. M. Bird allait et venait par la chambre, en murmurant: «Diable! diable! maudite besogne!...» Enfin, marchant droit à sa femme, il lui dit:

«Il faut, ma chère, qu'elle parte cette nuit même! Le marchand sera sur ses traces demain de très-bonne heure. S'il n'y avait que la femme, elle pourrait se tenir tranquille jusqu'à ce qu'il fut passé; mais une armée à pied et à cheval ne pourrait avoir raison du bambin, il mettra le nez à la porte ou à la fenêtre et fera tout découvrir, je vous en réponds: ce serait une belle affaire pour moi d'être pris ici-même avec eux!... Non, il faut qu'ils partent cette nuit.

—Cette nuit! Est-ce bien possible? pour aller où?

—Où? je sais bien où,» dit le sénateur en mettant ses bottes. Quand il eut un pied chaussé, le sénateur s'assit, l'autre botte à la main, étudiant attentivement les dessins du tapis. «Il faut que cela soit, dit-il, quoique.... au diable!» Il coula l'autre botte et retourna à la fenêtre.

Cette petite Mme Bird était une femme discrète, une femme à qui on n'avait pas entendu dire une fois en sa vie: «Je vous l'avais bien dit!» Dans l'occasion présente, bien qu'elle se doutât de la tournure que prenait la méditation de son mari, elle s'abstint très-prudemment de l'interrompre; elle s'assit en silence, se préparant à entendre la résolution de son légitime seigneur, quand il voudrait bien la lui faire connaître.

«Vous savez, dit-il, il y a mon ancien client, Van Trompe, qui est venu du Kentucky, et qui a affranchi tous ses esclaves. Il s'est établi à sept milles d'ici, de l'autre côté du gué, où personne ne va à moins d'y avoir affaire. C'est une place qu'on ne trouve pas tout de suite. Elle y sera assez en sûreté. L'ennui, c'est que personne ne peut y conduire une voiture cette nuit; personne que moi!

—Mais Cudjox est un excellent cocher.

—Sans doute; mais voilà, il faut passer le gué deux fois. Le second passage est dangereux quand on ne le connaît pas comme moi. Je l'ai passé cent fois à cheval, et je sais juste où il faut tourner. Ainsi vous voyez, il n'y a pas d'autre moyen. Cudjox attellera les chevaux tranquillement vers minuit, et je l'emmènerai; pour donner une couleur à la chose, il me conduira à la prochaine taverne, pour prendre la voiture de Columbus, qui passe dans trois ou quatre heures. On pensera que je n'ai pris la voiture que pour cela. J'y ai des affaires dont je m'occuperai demain matin. Je ne sais pas trop quelle figure je ferais après tout ce qui a été dit et fait par moi sur la question des esclaves! N'importe!

—Allez, John, votre cœur est meilleur que votre tête, dit Mme Bird en posant sa petite main blanche sur la main de son mari. Est-ce que je vous aurais jamais aimé.... si je ne vous avais pas connu mieux que vous ne vous connaissez vous-même?»

Et la petite femme parut si jolie, ses yeux si brillants de larmes, que le sénateur pensa qu'il devait décidément être un habile homme pour avoir su inspirer à sa femme une admiration si passionnée. Qu'avait-il donc de mieux à faire que d'aller voir si on apprêtait la voiture? Cependant, il s'arrêta à la porte, et, revenant sur ses pas, il dit avec un peu d'hésitation:

«Mary! je ne sais ce que vous en penserez, mais il y a un tiroir plein des affaires.... de.... de.... notre pauvre petit Henri....» Il tourna vivement sur ses talons et ferma la porte après lui.

La femme ouvrit la porte d'une petite chambre à coucher contiguë à la sienne, posa un flambeau sur le secrétaire, et tirant une clef d'une petite cachette, elle la mit d'un air pensif dans la serrure d'un tiroir.... puis elle s'arrêta.... Les deux enfants, qui l'avaient suivie pas à pas, s'arrêtèrent aussi, jetant sur elle des regards expressifs dans leur silence. O mère qui lisez ces pages, dites, n'y a-t-il jamais eu dans votre maison un tiroir, un cabinet.... que vous ayez ouvert comme on rouvre un petit tombeau? Heureuse, heureuse mère, si vous me répondez non!

Mme Bird ouvrit lentement le tiroir. Il y avait de petites robes de toutes formes et de tous modèles, des collections de tabliers et des piles de petits bas.... Il y avait même de petits souliers. Ils avaient été portés; ils étaient usés au talon.... Le bout de ces petits souliers pointait à travers l'enveloppe de papier.... Il y avait aussi des jouets familiers.... le cheval, la charrette, la balle, la toupie. Chers petits souvenirs, recueillis avec bien des larmes et des brisements de cœur!

Elle s'assit auprès de ce tiroir, mit sa tête dans ses mains, et pleura! Les larmes coulaient à travers ses doigts et tombaient dans le tiroir! Puis relevant tout à coup la tête.... avec une précipitation nerveuse, elle choisit parmi ces objets les plus solides et les meilleurs, et elle en fit un paquet.

«Maman! dit un des enfants en lui touchant le bras..., est-ce que vous allez donner ces choses?...

—Mes enfants, dit-elle d'une voix émue et pénétrante, mes chers enfants, si votre pauvre petit Henri bien-aimé nous regarde du haut du ciel, il sera bien heureux de nous voir agir ainsi! Allez! je n'aurais pas voulu donner ces objets à des heureux de ce monde; mais je les donne à une mère dont le cœur a été blessé plus encore que le mien; je les donne! Que Dieu donne avec eux ses bénédictions!»

Il y a dans ce monde des âmes choisies, dont les chagrins rejaillissent en joies pour les autres, dont les espérances terrestres, mises au tombeau avec des larmes, sont la semence d'où sort la fleur qui guérit, le baume qui console l'infortune et la douleur.

Telle était la jeune femme que nous voyons assise à côté de sa lampe, laissant couler lentement ses pleurs, tandis qu'elle se préparait à donner les doux souvenirs de l'enfant qu'elle avait perdu au pauvre enfant d'une autre, errante et poursuivie!

Au bout d'un instant, Mme Bird ouvrit une garde-robe, et, en tirant une ou deux robes simples, mais d'un bon user, et se plaçant à la table à ouvrage, l'aiguille, les ciseaux et le dé à la main, elle commença l'opération du rallongement dont son mari avait exprimé la nécessité. Elle travailla activement jusqu'à ce que la vieille horloge, placée dans un coin de la chambre, frappât les douze coups de minuit. Elle entendit alors le bruit sourd des roues s'arrêtant à la porte.

«Mary, dit M. Bird en entrant, son par-dessus à la main, allez l'éveiller; il faut que nous partions!»

Mme Bird se hâta de mettre dans une petite boîte les divers objets qu'elle avait rassemblés; elle ferma la boîte, et pria son mari de la déposer dans la voiture. Elle courut éveiller l'étrangère. Bientôt, enveloppée d'un châle et d'un manteau, coiffée d'un chapeau de sa bienfaitrice, Élisa parut à la porte, son enfant entre les bras. «Montez! montez!» dit M. Bird. Mme Bird la poussa dans la voiture. Élisa s'appuya sur la portière et tendit sa main. Une main aussi belle et aussi blanche lui fut tendue en retour. Elle fixa son grand œil noir, plein d'émotion et de reconnaissance, sur le visage de Mme Bird. Elle parut vouloir parler. Elle essaya une ou deux fois: ses lèvres remuèrent, mais il n'en sortit aucun son. Elle leva au ciel un de ces regards que l'on n'oublie jamais, se renversa sur le siége et couvrit son visage. La voiture partit.

Quelle situation pour un sénateur patriote, qui toute la semaine a éperonné le zèle de la législature de son pays pour faire voter les résolutions les plus sévères contre les esclaves fugitifs, ceux qui les accueillent et ceux qui les assistent!

Notre législateur n'avait été dépassé par aucun de ses confrères à Washington dans ce genre d'éloquence qui a porté si haut la gloire de nos sénateurs. Avec quelle sublimité s'était-il assis, les mains dans ses poches, raillant la sentimentale faiblesse de ceux qui placent le bien-être de quelque misérable fugitif avant les grands intérêts de l'État!

Sur cette question-là, il était hardi comme un lion; il était «puissamment convaincu,» et il avait fait passer sa conviction dans l'âme de l'assemblée. Mais alors il ne connaissait d'un fugitif que les lettres qui écrivent ce nom, ou tout au plus la caricature, trouvée dans un journal, d'un homme qui passe avec sa canne et son paquet. Mais la magie toute-puissante d'un malheur réel et présent, un œil humain qui implore, une main humaine, pâle et tremblante, l'appel désespéré d'une agonie sans secours.... voilà une épreuve qu'il n'avait jamais subie; il n'avait jamais songé que l'esclave en fuite pût être une malheureuse mère, un enfant sans défense, comme celui qui portait maintenant la petite casquette,—il l'avait reconnue,—de son pauvre enfant mort!

Aussi, comme notre bon sénateur n'était ni de marbre ni d'acier, comme il était un homme, et un homme au noble cœur, son patriotisme se trouvait fort mal à l'aise. Et ne chantez pas trop haut victoire, ô vous, nos bons frères du sud; nous soupçonnons fort qu'à sa place beaucoup d'entre vous n'eussent pas fait mieux. Oui, nous le savons, dans le Kentucky et dans le Mississipi, il y a de nobles et généreux cœurs, à qui jamais on n'a fait en vain le récit d'une infortune. Ah! frères, est-ce bien à vous d'attendre de nous ces services que votre bon et généreux cœur ne vous permettrait pas de nous rendre.... si vous étiez à notre place?

Quoi qu'il en soit, si M. Bird était un pécheur politique, il était maintenant en train d'expier ses fautes par les épreuves de son voyage nocturne. Il avait plu depuis longtemps, et cette belle et riche terre de l'Ohio, si prompte à se changer en boue, était toute détrempée par la pluie: c'était une route avec des rails à la mode du bon vieux temps.

«Mais quels rails, je vous prie? nous demande un de ces voyageurs de l'est, à qui ce mot de rail ne rappelle que des idées de douceur dans la locomotion et de célérité dans la marche.

—Apprenez donc, innocent ami de l'est, que dans ces benoîtes régions de l'ouest, où la boue atteint des profondeurs insondables et sublimes, les routes sont faites de grossières pièces de bois que l'on range transversalement côte à côte: on les recouvre de terre, de gazon et de tout ce qu'on a sous la main..., et les naturels du pays appellent cela une route et se réjouissent fort de marcher dessus. Avec le temps, la pluie qui tombe emporte l'herbe et le turf, promène les bois çà et là, les sème partout, les disperse dans un désordre pittoresque, ménageant çà et là des abîmes de fange noire.

C'est par une route pareille que notre sénateur s'en allait bronchant, se livrant à des réflexions interrompues fréquemment par les accidents de la marche. Le char allait de cahots en ornières. On pourrait écrire le voyage en onomatopées: Boun! pan! han! crac! Le sénateur, la femme et l'enfant, sans cesse ballottés d'un côté à l'autre, changeaient à chaque instant de position respective. Au dehors Cudjox apostrophait les chevaux: on tire, on tourne; on halle: le sénateur perd patience. La voiture se relève, on marche. Les deux roues de devant retombent dans une autre fondrière. Le sénateur, la femme et l'enfant sont jetés sur le siége de devant.

Le chapeau du gentleman s'enfonce sur ses yeux et presque sur son nez, sans la moindre cérémonie. L'excellent homme se croit mort; l'enfant pleure. Cudjox adresse de nouveau la parole à ses chevaux, qui ruent, se cabrent et courent sous le fouet qui claque. La voiture se relève encore. Ce sont maintenant les roues de derrière qui s'enfoncent. Le sénateur, la femme et l'enfant sont replacés un peu trop vite sur le siége de derrière. Les deux chapeaux sont enfoncés. Enfin le précipice est franchi, et les chevaux s'arrêtent.... essoufflés. Le sénateur retrouve son chapeau, la femme redresse le sien et fait taire l'enfant. On se raffermit contre les périls à venir.

Pendant quelque temps on en est quitte pour des ballottements et des cahots, des aïe et des hue, et des boum répétés. On commence à espérer que l'on s'en tirera sans trop de misère. Enfin un saut carré met tout le monde debout et rassied tout le monde avec une incroyable rapidité. La voiture s'arrête tout à fait; Cudjox apparaît à la portière.

«Pardon, monsieur, mais voilà un bien mauvais pas; je ne sais si nous nous en tirerons: je crois qu'il faudrait poser des rails.»

Le sénateur, désespéré, sort de la voiture. Il cherche un endroit solide où mettre le pied; il enfonce; il essaye de se retirer, perd l'équilibre et tombe tout de son long dans la boue. Il est repêché, dans le plus piteux état, par les soins de Cudjox.

Mais nous voulons épargner la sensibilité de nos lecteurs. Les voyageurs de l'ouest, contraints sur le coup de minuit de poser des rails pour dégager leur voiture, auront pour notre infortuné héros une sympathie douloureuse et respectueuse; nous leur demandons une larme et nous passons outre.

La nuit était fort avancée quand l'équipage, enfin sorti du gué, s'arrêta devant la porte d'une vaste ferme. Il fallut assez de persistance pour réveiller les habitants. Enfin, le respectable propriétaire parut et ouvrit la porte. C'était un grand et robuste gaillard de six pieds et quelques pouces; il portait une blouse de chasse en flanelle rouge; ses cheveux, d'un jaune fade, présentaient l'aspect d'une forêt inculte. Une barbe, négligée depuis quelques jours, achevait de donner à ce digne homme un aspect qui ne prévenait pas complétement en sa faveur. Il resta quelques minutes, le flambeau à la main, contemplant les voyageurs avec un air de déconvenue le plus réjouissant du monde. Le sénateur eut beaucoup de peine à lui faire nettement comprendre ce dont il s'agissait.

Tandis qu'il fait de son mieux pour y parvenir, nous présenterons à nos lecteurs cette nouvelle connaissance.

L'honnête John Van Tromp était jadis un riche fermier et possesseur d'esclaves, dans le Kentucky, «n'ayant rien de l'ours que la peau,» ayant au contraire reçu de la nature un grand cœur. Humain et généreux, il avait été longtemps le témoin désolé des tristes effets d'un système également funeste à l'oppresseur et à l'opprimé; enfin, il n'y put tenir davantage; ce cœur gonflé éclata: il prit son portefeuille, traversa l'Ohio, acheta une vaste propriété, affranchit ses esclaves, hommes, femmes et enfants, les emballa dans une voiture et les envoya coloniser sur sa terre. Quant à lui, il se dirigea vers la baie et se retira dans une ferme tranquille pour y jouir en paix de sa conscience.

«Voyons, dit nettement le sénateur, êtes-vous homme à donner asile à une pauvre femme et à un enfant que poursuivent les chasseurs d'esclaves?

—Je crois que oui, dit l'honnête John avec une certaine emphase.

—Je le croyais aussi, dit le sénateur.

—S'ils viennent, dit le brave homme en développant sa grande taille athlétique, me voilà! Et puis j'ai six fils, qui ont chacun six pieds de haut, et qui les attendent. Faites-leur bien mes compliments; dites-leur de venir quand ils voudront, ajouta-t-il, cela nous est bien égal.»

Il passa ses doigts dans les touffes de cheveux qui couvraient sa tête comme un toit de chaume, et il partit d'un grand éclat de rire.

Tombant de fatigue, épuisée, à demi morte, Élisa se traîna jusqu'à la porte, tenant son enfant endormi dans ses bras. John, toujours brusque, lui approcha le flambeau du visage, et, faisant entendre un grognement plein de compassion émue, il ouvrit la porte d'une petite chambre à coucher qui donnait sur la vaste cuisine où ils se trouvaient. Il la fit entrer, alluma un autre flambeau qu'il posa sur la table, puis il lui dit:

«Maintenant, ma fille, vous n'avez plus rien à craindre. Arrive qui voudra; je suis prêt à tout, dit-il en montrant deux ou trois carabines suspendues au-dessus du manteau de la cheminée. Ceux qui me connaissent savent bien qu'il ne serait pas sain de vouloir faire sortir quelqu'un de chez moi quand je ne veux pas. Et maintenant, mon enfant, dormez aussi tranquillement que si votre mère vous gardait.»

Il sortit du cabinet et ferma la porte.

«Elle est des plus jolies, dit-il au sénateur. Hélas! souvent c'est leur beauté même qui les force de fuir, quand elles ont des sentiments d'honnêtes femmes. Allez, je sais ce qui en est!»

Le sénateur raconta brièvement, en quelques mots, l'histoire d'Élisa.

«Oh!... Hélas!... Quoi! il serait vrai!... Je suis bien aise de savoir cela. Poursuivie! poursuivie pour avoir obéi au cri de la nature! Pauvre femme! Chassée comme un daim! chassée pour avoir fait ce qu'aucune mère ne pourrait pas ne pas faire! Oh! ces choses-là me feraient blasphémer....»

Et John essuya ses yeux du revers de sa large main calleuse et brune.

«Eh bien! monsieur, je vous l'avoue, je suis resté des années sans aller à l'église, parce que les ministres disaient en chaire que la Bible autorisait l'esclavage.... Je ne pouvais répondre à leur grec et à leur hébreu: aussi j'abandonnai tout, Bible et ministres. Je ne suis pas retourné à l'église, jusqu'à ce que j'aie trouvé un ministre qui fût contre l'esclavage, malgré le grec et le reste. Maintenant j'y retourne.»

Tout en parlant de la sorte, John faisait sauter le bouchon d'une bouteille de cidre mousseux, dont il offrit un verre à son interlocuteur.

«Vous devriez rester ici jusqu'à demain matin, dit-il cordialement au sénateur; je vais appeler la vieille, elle va vous préparer un lit en moins de rien.

—Mille grâces, mon cher ami; mais je dois partir pour prendre cette nuit même la voiture de Colombus.

—S'il en est ainsi, je vais vous accompagner et vous montrer un chemin de traverse meilleur que la route que vous avez prise. Cette route est en effet bien mauvaise.»

John s'équipa, et, une lanterne à la main, conduisit son hôte par un chemin qui longeait sa maison. Le sénateur, en partant, lui mit dans la main une bank-note de dix dollars.

«Pour elle! dit-il laconiquement.

—Bien!» répondit John avec une égale concision.

Ils se serrèrent la main et se quittèrent.

La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique

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