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III

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Table des matières

Le colonel, le lendemain matin, était parti en excursion de manière à n'être pas exposé à refuser Carmelita, ce qui était presque impossible, ou à l'accompagner, ce qui n'était pas pour lui plaire dans les conditions morales où il se trouvait présentement.

Il resta absent pendant deux jours, et ne revint qu'assez tard dans la soirée, bien décidé à repartir le lendemain matin. Il n'y avait pas deux minutes qu'il était dans sa chambre, lorsqu'il entendit frapper deux ou trois petits coups à la porte cloison; en même temps une voix,—celle de Carmelita—l'appela:

—Vous rentrez?

—A l'instant.

—Vous avez fait bon voyage?

—Très bon, je vous remercie.

—Est-ce que vous êtes mort de fatigue?

—Pas du tout.

—Ah! tant mieux. Est-ce que la porte est condamnée de votre côté!

—Elle est fermée à clef.

—Et vous avez la clef?

—Elle est sur la serrure.

—De sorte que, si vous voulez, voue pouvez ouvrir cette porte?

—Mais pas du tout; il y a un verrou de votre côté?

—Je sais bien. Je dis seulement que, si vous voulez tourner la clef en même temps que je pousse le verrou, la porte s'ouvre.

—Parfaitement.

—Eh bien! alors, si vous n'êtes pas mort de fatigue, vous plaît-il de tourner la clef? moi, je pousse le verrou.

Carmelita apparut, le visage souriant, la main tendue:

—Bonsoir, voisin, dit-elle.

—Bonsoir, voisine.

Et ils restèrent en face l'un de l'autre durant quelques secondes.

—Ma mère est endormie, et son premier sommeil est ordinairement difficile à troubler; cependant, en parlant ainsi à travers les cloisons, nous aurions pu la réveiller. Voilà pourquoi je vous ai demandé d'ouvrir cette porte.

Elle ne montrait nul embarras et paraissait aussi à son aise dans cette chambre qu'en plein jour, au milieu d'un salon.

—Depuis plus d'une heure je guettais votre retour, dit-elle, et je croyais déjà qu'il en serait aujourd'hui comme il en avait été hier.

—Hier j'ai été surpris par la nuit à une assez grande distance, et je n'ai pas pu rentrer.

—Et où avez-vous couché?

—Sur un tas de foin dans un chalet de la montagne.

—Mais c'est très amusant, cela.

—Cela vaut mieux que de coucher à la belle étoile, car les nuits sont fraîches dans la montagne; mais il y a quelque chose qui vaut encore beaucoup mieux qu'un tas de foin, c'est un bon lit.

—Vous aimez ces courses dans la montagne.

—J'aime la vie active, la fatigue; ces courses me délassent de la vie sédentaire que j'ai menée en ces derniers temps.

—Ah! vous êtes heureux.

Comme il ne répondait pas, elle continua:

—J'entends que vous êtes heureux de faire ce que vous voulez, d'aller où vous voulez, sans avoir à consulter personne. Savez-vous que depuis que je ne suis plus une toute petite fille, je n'ai pu faire un pas sans la permission de mon oncle, et il faut dire que presque toutes les fois que je lui ai demandé d'aller à gauche il m'a permis d'aller à droite.

Elle s'avança dans la chambre, et, prenant une chaise, elle s'assit.

—Je vous donne l'exemple, dit-elle, car je ne veux pas tenir sur ses jambes un homme qui a marché toute la journée.

Il s'assit alors près d'elle, assez intrigué par la tournure que prenait cet entretien bizarre.

—Quel but pensez-vous que j'aie eu en vous priant d'ouvrir cette porte? demanda-t-elle.

—Dame!... je n'en sais rien... à moins que ce ne soit pour causer un instant.

—Vous n'y êtes pas du tout: j'ai une prière à vous adresser.

—A moi?

—Et qui me rendra très heureuse si vous ne la repoussez point.

—Alors il est entendu d'avance que ce que vous souhaitez sera fait.

—Non, rien à l'avance: écoutez-moi d'abord, et puis, selon que ce que je vous demanderai vous plaira ou ne vous plaira point, vous me répondrez. Vous souvenez vous d'un mot que j'ai dit l'autre jour, à notre retour de notre promenade en voiture?

—A propos de quoi ce mot?

—A propos d'une excursion dans la montagne.

—Parfaitement.

—Eh bien! ce mot m'a valu une vive remontrance de mon oncle, et, quand je dis remontrance, c'est pour ne pas employer une expression plus forte. Cependant cela ne m'a pas fait renoncer à mon idée, et plus mon oncle m'a dit que j'avais commis une sottise et une inconvenance en manifestant le désir de vous accompagner dans une de vos excursions, plus ce désir a été ardent. Cet aveu va peut-être vous donner une assez mauvaise idée de mon caractère, mais au moins il vous prouvera que je suis franche. Et puis ce désir n'est-il pas bien justifiable, après tout? Je suis enfermée dans cet hôtel; ma mère est empêchée de sortir par sa maladie, mon oncle est retenu par son horreur de la fatigue et de la marche. Moi, qui ne suis pas malade et qui n'ai pas horreur de la marche, j'ai envie de voir ce qu'il y a derrière ces rochers qui se dressent du matin au soir devant mes yeux comme des points d'interrogation. N'est-ce pas tout naturel? Et voilà pourquoi je veux vous demander de vous accompagner quelquefois. Voilà ma prière. Enfin voilà comment j'ai été amenée à pousser ce verrou.

—Je vous ai dit que d'avance ce que vous souhaitiez serait fait, je ne puis que vous le répéter. Maintenant, quand vous plaît-il que nous entreprenions cette promenade?

—Oh! ce n'est pas ainsi que les choses doivent se passer. Le grand grief de mon oncle, ça été que je venais me jeter à travers vos projets d'une façon importune et gênante. Si demain matin je lui dis que je pars avec vous pour cette promenade, il comprendra que son discours n'a pas été très efficace, et il le recommencera en l'accentuant. Le moyen d'échapper à ce nouveau discours, c'est que vous demandiez vous-même à mon oncle de me faire faire cette promenade; comme cela, il ne pourra plus parler de mon importunité. Le voulez-vous?

Il fut convenu que, la lendemain matin, le colonel adresserait sa demande au prince.

Carmelita, ordinairement impassible comme si elle était insensible à tout, se montra radieuse.

—Maintenant, dit-elle, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalité. Bonsoir, voisin; à demain.

Et, après lui avoir tendu la main, elle rentra dans sa chambre.

Mais presque aussitôt rouvrant la porte:

—Comment! dit-elle, vous n'avez pas tourné la clef?

—Mais....

—Mais il le faut, de même qu'il faut que je pousse le verrou pour mon oncle.

Le lendemain matin, il adressa au prince Mazzazoli sa demande ou plutôt la demande de Carmelita.

—C'est cette grande enfant, s'écria le prince, qui j'en suis certain, vous a tourmenté pour vous accompagner dans vos excursions?

—Elle a manifesté le désir de parcourir la montagne, et je suis heureux de me mettre â sa disposition.

—Vous êtes heureux d'aller où bon vous semble, librement voilà qui est certain, et c'est bien assez que nous soyons venus vous chasser de votre appartement, sans encore vous prendre votre liberté. Excusez-la, je vous prie; elle n'a pas pris garde à ce qu'elle vous demandait.

—Refusez-vous de me la confier?

—Je refuse de vous ennuyer.

L'entretien ainsi engagé ne pouvait finir que par la défaite du prince.

Un quart d'heure après, Carmelita était prête à partir: elle avait revêtu un costume bizarre: une robe courte, serrée à la taille par un ceinturon de cuir et modulant sa taille et ses épaules; aux pieds, des souliers pris dans les guêtres; sur la tête un petit chapeau de feutre, sans plumes, mais avec un voile gris flottant au vent; à la main, une longue canne.

—M'acceptez-vous ainsi? dit-elle en posant sur lui ses grands yeux clairs. Je vous promets de vous suivre sans demander grâce, et de passer partout où vous passerez; le pied est solide et je ne sais pas ce que que c'est que le vertige.

Ils partirent sans qu'il pensât à se demander comment, en un quart d'heure, elle avait pu improviser ce charmant costume de montagne, qui était un vrai chef-d'oeuvre longuement médité par l'illustre Faugeroles, et sans qu'il se dit qu'il était assez étrange, alors qu'elle ne devait pas faire d'excursion, qu'elle eût dans ses bagages des objets aussi peu appropriés à une toilette ordinaire que des guêtres et une canne.

—Et où vous plaît-il que nous allions? demanda-t-il après avoir marché pendant quelques minutes près d'elle.

—Mais où vous voudrez, dans la montagne, droit devant nous. Quand vous viendrez, dans l'Apennin, si jamais vous nous faites le plaisir de nous visiter à Belmonte, je vous guiderai; ici guidez-moi vous-même, car je ne connais rien. Tout ce que je désire, c'est aller le plus loin possible, le plus haut que nous pourrons monter.

Ils quittèrent bientôt le chemin pour prendre un sentier qui courait sur le flanc de la montagne en côtoyant le ravin et en coupant à travers des pâturages et des bois de sapins.

Personne dans ce sentier, personne dans les bois; sur les pentes des pâturages, quelques vaches qui paissaient l'herbe verte ou qui venaient boire à des auges creusées dans le tronc d'un pin et qui, en marchant lentement, faisaient sonner leurs clochettes.

Ils avançaient, côte à côte, et quand le sentier devenait trop étroit pour deux, il prenait la tête, se retournant alors de temps en temps pour voir si elle le suivait.

Elle marchait dans ses pas, sur ses talons, et quand un filet d'eau rendait les pierres du sentier glissantes, il n'avait qu'à étendre le bras pour lui prendre la main et l'aider à sauter de caillou en caillou, ce qu'elle faisait d'ailleurs légèrement, sûrement, sans hésitation, en riant lorsqu'elle éclaboussait l'eau du bout de son bâton.

La journée était radieuse, et le soleil, qui s'était déjà élevé dans un beau ciel sans nuage, avait dissipé les vapeurs du matin, qui ne persistaient plus que dans quelques vallons abrités, où elles rampaient le long des rochers et des arbres comme des fumées légères.

Devant eux, la montagne se dressait comme une barrière de rochers pour former l'amphithéâtre de Jaman et des monts de Vevey; derrière eux, le lac brillait comme un immense miroir.

En marchant, ils devisaient du spectacle qu'ils avaient sous les yeux, et Carmelita comparait ces montagnes à celles au milieu desquelles s'était écoulée son enfance.

De là un inépuisable sujet de conversation.

Ils montèrent ainsi pendant près de deux heures sans qu'elle se plaignît de la fatigue ou demandât à se reposer.

Mais la matinée s'avançait et l'heure du déjeuner approchait.

Il avait emporté dans son sac du pain et de la viande froide, et il comptait sur une source qu'il connaissait pour leur donner de l'eau.

Bientôt ils arrivèrent à cette source, et pour la première fois ils s'assirent sur l'herbe.

—L'endroit vous déplaît-il?

—Bien au contraire, et choisi à souhait non seulement pour déjeuner, mais encore pour causer librement en toute sûreté. Et précisément j'ai à vous parler. C'est même dans ce but, si vous voulez bien me permettre cet aveu, que je vous ai proposé cette promenade.

Alors elle se mit à sourire.

—Je vous étonne, dit-elle.

—Je l'avoue.

—Vous avez donc cru que je voulais tout simplement faire une excursion dans ces montagnes?

—J'ai cru ce que vous me disiez.

—Ce que je vous disais était la vérité, mais ce n'était pas toute la vérité: oui, j'avais grande envie de faire cette excursion pour le plaisir qu'elle pouvait me donner; mais aussi j'avais grand désir de me ménager un tête-à-tête avec vous, dans lequel je pourrai vous adresser une demande pour moi très importante.

—Je vous écoute.

—Ah? maintenant rien ne presse, car je ne crains pas que notre tête-à-tête soit troublé; déjeunons donc d'abord, ensuite je vous ferai mes confidences. N'écouterez-vous pas mieux? Pour moi, je parlerai plus facilement quand j'aurai apaisé mon appétit, car je meurs de faim.

Ouvrant son sac, il en tira les provisions et les ustensiles de table qu'il renfermait.

Ces provisions et ces ustensiles étaient des plus simples: du pain, un poulet froid et du sel; deux couteaux, deux verres et deux petites serviettes; dans une gourde recouverte d'osier, du vin blanc d'Yverne.

Le couvert fut bien vite mis sur un quartier de rocher et ils s'assirent en face l'un de l'autre.

—Pour le plaisir que je me promettais, dit-elle, je suis servie à souhait.

Et, tout en mordant du bout des dents un os de poulet elle promena lentement les yeux autour d'elle.

Assurément il y a en Suisse beaucoup de montagnes plus célèbres que ces pentes des dents de Naye et de Jaman, cependant il en est peu où la vue puisse embrasser un panorama plus vaste, et surtout plus varié! tout se trouve réuni, arrangé, disposé, composé, pour le plaisir des yeux: les eaux, les bois, les champs, les prairies, les villages et les villes. Au loin, se confondant dans le ciel, les pics sauvages des Alpes, couverts de neiges et qui, de quelque côté qu'on se tourne, vous entourent, et vous éblouissent; à ses pieds, au contraire, le spectacle de la vie civilisée: les toits des villages qui réfléchissent les rayons du soleil, les bateaux à vapeur qui tracent des sillons blancs sur les eaux bleues du lac, et, dans les vallées, la fumée des locomotives qui court et s'envole à travers les maisons et les arbres. Les bruits de la plaine et des vallées ne montent point jusqu'à ces hauteurs, et dans l'air tranquille on n'entend que les clochettes des vaches ou le chant des bergers qui fauchent l'herbe sur les pentes trop rapides pour les pieds des troupeaux.

—Quel malheur que ces bergers ne nous chantent pas le Ranz des vaches! dit Carmelita en souriant.

Et elle se mit elle-même à chanter à pleine voix cet air, tel qu'il se trouve écrit dans Guillaume Tell.

—Comment trouvez-vous ma voix! demanda-telle.

—Admirable.

—Ce n'est pas un compliment que je vous demande, mais une réponse sincère; vous comprendrez tout à l'heure l'importance de cette sincérité.

—Tout à l'heure?

—Oui, quand je vous ferai mes confidences; mais le moment n'est pas encore venu, car ma faim n'est pas assouvie. J'accepte un nouveau morceau de poulet, si vous voulez bien me l'offrir.

Il se levait de temps en temps pour aller emplir leurs verres au filet d'eau qui, par un conduit en bois, tombait dans le tronc d'un pin creusé en forme d'auge.

Bientôt il ne resta plus du poulet que les os, et la gourde se trouva vide.

Alors, à son tour, elle se leva et, s'éloignant de quelques pas, elle se mit à cueillir dans l'herbe des violettes bleues et jaunes, des anémones printanières, des saxifrages et d'autres fleurs alpines, dont elle forma une petite botte.

Puis, revenant vers le colonel, qui pendant ce temps avait refermé son sac, elle jeta toutes ces fleurs sur l'herbe et, s'asseyant, elle commença à les arranger en bouquet.

—Il faut que je commence par vous avouer, dit-elle, que j'ai pour vous une grande estime et que vous m'inspirez une entière confiance.

—Pourquoi

—Pourquoi? Ce serait bien long à expliquer et difficile aussi. Je vous demande donc à affirmer seulement cette estime et cette confiance pour vous faire comprendre comment j'ai été amenée à vous prendre pour confident.

Le colonel eût voulu répondre; mais, ne trouvant qu'une fadaise, il se contenta d'un signe de main pour dire qu'il écoutait.

—Vous savez, continua-t-elle, comment j'ai été élevée. Mon oncle a conçu le projet de me faire faire un grand mariage, et il a voulu me rendre digne des hautes destinées qu'il ambitionnait pour moi..., et aussi un peu pour lui, il faut bien le dire. Ai-je ou n'ai-je pas profité de ses leçons! C'est une question que je n'ai pas à examiner, et sur laquelle je ne veux pas vous interroger; car vous ne pourriez me répondre que poliment, et c'est à votre sincérité que je fais appel. Quoi qu'il en soit, le grand mariage désiré ne s'est pas fait, et les rêves de mon oncle ne se sont point réalisés. Je suis sans fortune, cela explique tout.

—Ne croyez pas que tous les hommes ne recherchent que la fortune dans la femme qu'ils épousent.

—Je ne crois rien; je constate que je ne suis pas mariée, et je l'explique par une raison qui me paraît bonne. Cependant j'avoue volontiers qu'elle n'est pas la seule. Pour que ces grands mariages réussissent, pour qu'une jeune fille qui n'a rien que quelques avantages personnels se marie, il faut, n'est-ce pas, que cette jeune fille travaille elle-même habilement à ce mariage, qu'elle trouve elle-même son mari, et qu'avec plus ou moins d'adresse, de diplomatie, de rouerie, de coquetterie, de persévérance, elle oblige elle-même ce mari à l'épouser. C'est au moins ainsi que se sont accomplis les beaux mariages qui ont servi d'exemples à mon oncle, et lui ont mis en tête l'idée de me donner pour mari un prince ou un empereur. Il avait eu d'illustres exemples sous les yeux et il avait cru que je pourrais les suivre. Par malheur pour le succès de son plan, je n'ai pas voulu, dans cette comédie du mariage, accepter mon rôle tel qu'il me l'avait dessiné. Il était très important, ce rôle, très brillant et assurément intéressant à jouer; je l'ai transformé en un rôle muet.

Elle s'arrêta et, le regardant:

—Est-ce vrai? demanda-t-elle.

—Très vrai.

—Mais ce rôle, je n'ai pu l'accepter que par une sorte d'obéissance, sans réflexion pour ainsi dire, sans avoir conscience de ce que je faisais. Mon oncle me demandait de le remplir, je le remplissais en l'appropriant à ma nature; j'obéissais à son ordre, et par cette soumission il me semblait que je m'acquittais de la reconnaissance que je lui devais. Il faut remarquer, si vous ne l'avez déjà fait, que je ne suis précoce en rien: mon esprit, mon intelligence, ne se sont ouverts que tardivement, peu à peu, si tant est qu'ils se soient ouverts. Je suis donc restée assez longtemps sans comprendre ce rôle, et surtout sans voir le résultat auquel j'arriverais, si je réussissais dans son dénoûment: c'est-à-dire à un mariage peut-être riche ou puissant, mais à coup sûr malheureux; car, à vos yeux, n'est-ce pas, comme aux miens, un mariage sans amour ne peut être que malheureux?

—Assurément.

—Je comptais sur votre réponse. Quand j'ai compris où je marchais, ou plutôt quand je l'ai senti, car je l'ai senti avant de le comprendre,—disant cela, elle posa la main sur son coeur,—j'ai résolu de ne pas aller plus loin et de m'arrêter. Jamais position n'a été plus délicate que la mienne: je devais beaucoup à mon oncle, et, d'un autre côté, je me devais à moi-même de ne pas poursuivre des projets de mariage qui ne pouvaient faire que mon malheur, ainsi que celui du mari que j'épouserais. Comment sortir de cette difficulté? J'y réfléchis longtemps. Mais, si difficile que soit une position, on trouve toujours moyen d'en sortir lorsqu'on le veut fermement.

Il écoutait, se demandant où allait aboutir cette étrange confidence et surtout pourquoi elle la lui faisait.

Elle continua:

—Vous savez qu'en ces derniers temps, j'ai beaucoup travaillé la musique et que j'ai pris des leçons de chant. «Si je n'avais pas dû être une grande dame, j'aurais été une grande artiste», me disait chaque jour mon professeur. Eh bien! grande dame, je ne la serai point; au contraire, je serai artiste. Dans quelques jours, je partirai d'ici, seule, pour l'Italie, et, sous un faux nom, je débuterai au théâtre.

—Vous?

—Oui, moi. Voilà pourquoi j'ai voulu vous faire cette confidence. C'est pour vous prier d'être, au moment de mon départ, auprès de mon oncle et de ma mère, pour leur adoucir le coup que je leur porterai. J'ai cru que personne mieux que vous ne pouvait remplir cette mission, et c'est le service que je vous demande. Vous ne me le refuserez point, n'est-ce pas?

—Comédienne!

—Je vois que je vous surprends, dit-elle en le regardant. Et pourquoi? Que voulez-vous que je fasse? Quelle position ai-je dans le monde? Je suis d'une noble famille, cela est vrai; mon oncle est prince, cela est vrai encore. Mais après? Ma famille est ruinée, et mon oncle est sans fortune; voilà qui est non moins vrai. Dans cette situation, quelle espérance m'est permise?

—Mais celle qu'a eue le prince, celle qu'il a toujours, et qui me paraît,—laissez-moi le dire, sans mettre aucune galanterie dans mes paroles,—tout à fait légitime et parfaitement fondée.

—Vous voulez dire celle d'un mariage, d'un grand, d'un beau mariage?

—Sans doute, qui plus que vous fut jamais digne de ce mariage?

—Quoi qu'il en soit, dit-elle en continuant le développement de son idée, ce mariage, ce beau mariage, ne s'est pas réalisé jusqu'à présent.

—Pouvez-vous croire qu'il ne se réalisera pas un jour ou l'autre? est-ce à votre âge qu'il est permis de désespérer?

—Où est-il ce mari? Depuis un an; nous avons vécu dans le même monde, l'un près de l'autre, de la même vie pour ainsi dire. Où l'avez-vous vu ce mari? Nulle part, n'est-ce pas? Il ne s'est pas présenté.

—De ce qu'il ne s'est pas présenté jusqu'à présent, s'ensuit-il qu'il ne doive pas se présenter un jour?

—Assurément, je crois qu'il ne se présentera pas: mais je vais plus loin et j'affirme qu'il ne devait pas se présenter. C'était à moi de l'aller chercher. Ce que je n'ai pas fait, alors que je ne me rendais pas bien compte de ma position, je le ferai encore bien moins maintenant, que je sais ce qu'elle est et que je raisonne. Je vous l'ai dit et je vous le répète, je veux mon indépendance; je veux celle de la vie; je veux aussi, je veux surtout celle du coeur. Si je me marie jamais, je veux choisir mon mari, non parce qu'il a un grand nom ou une grande position, mais parce qu'il m'aime et que je l'aime. Cela, je l'espère, ne vous paraît pas trop romanesque; je vous assure que je ne suis pas romanesque.

—Mais je n'ai jamais pensé qu'on devait s'excuser d'être romanesque; trop peu de gens, hélas! mettent le sentiment dans leur existence.

—C'est précisément cela que je veux: mettre le sentiment au-dessus des intérêts, et non les intérêts au-dessus du sentiment. Voilà pourquoi je tiens à être libre, Je sais que l'on me reprochera mon coup de tête. Comédienne! quelle bassesse! Appartenir à l'une des premières familles de l'Italie et se faire chanteuse, quelle folie! Et cependant j'ai une excuse. Puisque je suis destinée à jouer la comédie en ce monde, j'aime mieux la jouer au théâtre que dans la vie. Le rôle qu'on veut m'imposer et que je devrais accepter pour réussir me pèse et m'humilie, de sorte que je le joue aussi mal que possible et que je ne réussirai jamais; tandis que celui que je veux prendre n'a rien qui m'effraye.

—Cependant....

—Oui, vous avez raison, ce que je dis là est inexact. Il y a une chose qui m'effraye et beaucoup, c'est de quitter mon oncle et ma mère.

Elle parut très émue et s'arrêta un moment.

—C'est cette considération qui pendant longtemps m'a arrêtée, dit-elle en reprenant. J'ai hésité, j'ai été d'une résolution à une autre, décidée un jour à partir, le lendemain à rester près d'eux et à laisser les choses aller sans m'en mêler: car je sens, croyez-le bien, le chagrin que je vais leur causer. Pour ma pauvre mère, cette séparation sera terrible; pour mon oncle, elle ne le sera pas moins, puisqu'elle sera l'anéantissement de projets auxquels depuis sept années il a tout sacrifié: son temps, sa peine, sa fortune, ses plaisirs. On ne sait pas, on ne saura jamais ce qu'ont été les soins de mon oncle; songez que ce qu'il ne savait pas, il a eu le courage, à son âge, de l'apprendre pour me l'enseigner. Et quel courage non moins admirable dans cet enseignement donné à une fille telle que moi! Certes, bien des fois ses leçons m'ont été pénibles et cruelles, mais je sens maintenant qu'elles n'ont pas pu l'être moins pour lui que pour moi.

De nouveau elle fit une pause pour se remettre.

—Et voilà de quelle récompense je vais le payer. Ah! cela est affreux. Qu'il sache au moins que je ne me sépare pas de lui, le coeur léger, par un coup de tête, sans ressentir les angoisses de cette séparation et sans compatir à son chagrin. Voilà le service que je réclame de vous, et voilà pourquoi j'ai tenu si vivement à nous ménager cette promenade, qui devait me permettre de m'expliquer librement et de bien vous dire tout ce que je désire qui soit répété à mon oncle, ainsi qu'à ma mère, je ne veux pas qu'ils m'accusent injustement et je remets ma cause entre vos mains: voulez-vous la plaider non seulement pour moi, de façon qu'ils ne me condamnent pas, mais encore pour eux, de façon à adoucir leur douleur?

—J'aurais bien des choses à vous opposer, mais les raisons par lesquelles je vous combattrais, vous vous les êtes données vous-même, j'en suis sûr. Je suis à vous.

Elle lui prit la main et la serra en le regardant.

Puis tout à coup, s'arrachant à l'émotion qui l'oppressait:

—Vous plaît-il que nous nous remettions en route? dit-elle. En avant! et ne pensons plus qu'au plaisir de la promenade.


Ida et Carmelita

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