Читать книгу Anie - Hector Malot - Страница 9

IV

Оглавление

Table des matières

Il avait rapidement grimpé les marches raides de l'escalier afin de revenir au plus vite, mais sa toilette lui prit plus de temps qu'il n'aurait voulu, car lorsqu'il essaya de boutonner sa chemise la nacre usée par les blanchissages s'émietta dans ses doigts, et il dut coudre un nouveau bouton : quand sa femme et sa fille s'occupaient à recevoir leurs invités, il n'allait pas appeler l'une ou l'autre à son secours. D'ailleurs, avec son vieux linge il était habitué à ce que pareil accident lui arrivât ; et dans cette petite pièce encombrée de malles, de caisses, de cartons, qui lui servait de cabinet de toilette, il savait où trouver des aiguilles et du fil.

En redescendant, comme il passait devant un petit appentis dont Anie avait fait son atelier en l'ornant avec quelques morceaux de peluche et de soie, il vit sa fille devant le tableau qu'elle venait d'achever, ayant près d'elle un petit homme jeune encore, mais chauve et à lunettes, qu'il reconnut pour René Florent, le rédacteur en chef de la Butte. Depuis quinze jours on parlait de cette visite du journaliste. Viendrait-il ? ne viendrait-il point ? Bien que sa critique fût hargneuse et méprisante, négative avec outrecuidance quand elle n'était pas bassement envieuse ; bien que la Butte, petit journal de quartier, ne fût guère lu qu'à Montmartre ou aux Batignolles, pour ses personnalités et ses méchancetés, Anie désirait qu'il parlât de son tableau. Dût-il en dire du mal, ce serait toujours une consécration. Plusieurs fois elle l'avait fait inviter par des amis communs. Toujours il avait promis. Jamais il n'était venu.

Maintenant quelle allait être son impression et son jugement ? Il se redressa, et reculant de deux pas, sans s'être aperçu que le père l'écoutait :

— Vous savez, dit-il, que si vous comptez sur cette petite chosette pour secouer l'indifférence du public et frapper un coup, il faudra en rabattre et déchanter. C'est propret, ce n'est même que trop propret, mais il faut autre chose que ça pour s'imposer.

Comme elle n'avait pas pu retenir un mouvement sous cette parole brutale, il la regarda :

— Ça vous blesse, ce que je vous dis là ; on m'a amené ici pour que je vous donne mon avis, je vous le donne. C'est mon rôle, ma raison d'être, la mission dont je suis investi, de décourager les vocations que je ne crois pas assez fortes pour sortir de l'ornière et fournir une marche glorieuse dans un sillon nouveau. Je manquerais à mes devoirs envers moi-même si je ne vous disais pas ce que je pense. Travaillez, travaillez ferme pendant des années et des années encore, si vous en avez le courage ; après nous verrons.

Il était sérieux, s'imaginant de bonne foi que quiconque tenait une brosse ou une plume était son justiciable, par cela seul qu'il lui avait plu de fonder la Butte, et que ceux dont il ne goûtait point le talent étaient des coupables auxquels il avait le droit d'appliquer toutes les sévérités d'un code pénal qu'il avait édicté à son usage.

A ce moment Anie aperçut son père :

— Tu as entendu ? dit-elle en venant à lui.

— A peu près.

— Excusez ma franchise, dit Florent un peu gêné, il m'est impossible de n'être pas franc, même quand je parle à une femme.

— Cette franchise surprendra d'autant moins mon père, répondit Anie, que je lui disais la même chose que vous il n'y a pas dix minutes.

Quelques personnes s'approchèrent, et Florent n'eût pas à motiver son arrêt, ce qu'il eût fait en l'aggravant par ses considérants.

Dans le salon et dans la salle à manger on entendait un murmure de voix qui disait que les arrivants étaient déjà nombreux ; cependant on n'avait pas encore besoin que le père s'assit au piano, car la danse devait être précédée de quelques morceaux de musique, d'un monologue et d'une scène à deux personnages, qui formaient un programme complet : 1° une petite fille de sept ans, qu'on tenait à faire accepter comme prodige, exécuterait l'Adieu de Dussek ; 2° un élève d'un élève du Conservatoire, chez qui la vocation dramatique s'était révélée irrésistible à l'âge de cinquante-trois ans, dirait, en s'abritant sous un parapluie, un monologue qui, à ce qu'il racontait lui même, était d'un comique irrésistible ; 3° enfin un professeur de déclamation, dont les cartes de visite portaient pour qualités : « neveu de M. Michalon, membre de l'Académie des sciences », jouerait avec deux de ses élèves le Caveau perdu des Burgraves, non pas que cette scène fût bien en situation dans un salon, mais parce que le neveu du membre de l'Académie des sciences aimait à représenter les grands de ce monde.

Madame Barincq, ayant aperçu son mari, vint à lui vivement, et en quelques mots rapides le pressa de remplir ses devoirs de maître de maison : qu'avait-il fait depuis si longtemps ? à quoi pensait-il ? allait-il lui laisser la charge et le souci de toutes choses ? Il obéit, et alla de groupe en groupe, serrant la main aux nouveaux arrivés, et leur adressant quelques mots de remerciements. Comme il s'efforçait de mettre un masque sur son visage et de ne montrer à tous que des yeux souriants, il crut remarquer qu'on lui répondait avec une sympathie dont la chaleur le surprit.

C'est que déjà madame Barincq avait parlé du grand chagrin qui les menaçait, et que chacun s'était répété son récit arrangé pour la circonstance : son beau-frère venait d'être frappé d'une attaque d'apoplexie dans son château d'Ourteau en Béarn, et la dépêche qu'ils avaient reçue quelques minutes auparavant les laissait dans l'angoisse puisqu'ils ne sauraient que le lendemain matin ce qu'il était advenu de cette attaque ; à la vérité M. Barincq était le seul héritier légitime de son frère qui n'avait jamais été marié ; mais cent mille francs de rente à recueillir n'étaient pas une considération capable d'atténuer son chagrin ; il faudrait donc l'excuser s'il montrait un visage inquiet et ne pas paraître s'en apercevoir Il aimait tendrement son aîné.

Ces quelques mots avaient couru de bouche en bouche et l'on ne parlait que de la chance d'Anie :

— Cent mille francs de rente.

— En Gascogne.

— Mettons cinquante, mettons vingt-cinq seulement, c'est déjà bien joli pour une fille qui en était réduite à s'habiller de papier.

— Si vous saviez…

Celle qui savait, avait, le soir même, sur l'unique jupe en soie blanche de sa fille, épinglé du tulle rose, pour remplacer le tulle violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange et rouge, qui, successivement, avait orné cette jupe depuis deux ans, et pendant trois heures la patiente était restée debout sans se plaindre ; aussi parlait-elle éloquemment des artifices de toilette auxquels sont condamnées les mères pauvres qui veulent que leurs filles fassent figure dans le monde. Dieu merci, elle n'en était pas là, mais cela ne l'empêchait pas de compatir aux misères de cette bonne madame de Saint-Christeau.

Cependant le petit prodige qui ne prenait intérêt à rien s'occupait à faire entasser des coussins sur une chaise, afin de se trouver à la hauteur du clavier ; lorsqu'il y en eut assez, on la jucha dessus et l'on vit pendre ses petites jambes torses qui, n'ayant jamais fait d'exercice, étaient restées grêles ; alors elle promena dans le salon un regard qui commandait l'attention ; puis sur un signe de sa mère elle commença et Barincq s'en alla dans le hall remplacer sa femme et recevoir les retardataires.

Parmi eux, ne s'en trouverait-il pas un avec qui il serait assez lié, ou en qui il aurait assez confiance pour lui emprunter les cent francs nécessaires à son voyage ? Ce fut la question qui pendant la grande heure qu'il passa là l'angoissa. Mais quand à la fin il dut revenir dans le salon pour s'asseoir au piano, il n'avait trouvé personne à qui il eût osé adresser sa demande avec chance de la voir accueillie : l'un n'était pas plus riche que lui ; l'autre, s'il pouvait ouvrir son porte-monnaie, ne le voudrait assurément jamais.

Les yeux attachés sur sa fille empressée à donner des vis-à-vis aux danseurs qui n'en avaient pas, il attendait qu'elle lui fît signe de commencer, et le sourire qu'à la fin elle lui adressa le réconforta ; l'accent en était si doux que son cœur se détendit, avec entrain il attaqua le quadrille de la Mascotte.

Après ce quadrille ce fut une valse, puis une polka, puis vinrent d'autres quadrilles, d'autres valses, d'autres polkas. Adossé à une fenêtre, il voyait les danseurs s'agiter devant lui, et dans ce tourbillon il n'avait de regards que pour sa fille. Comme elle lui paraissait charmante, souriant à tous de ses grands yeux caressants, le visage animé, les lèvres frémissantes ! c'était merveille que ce sourire, merveille aussi que la légèreté et la grâce de ses manières. Mais par contre comme il trouvait laids, ou gauches, ou mal bâtis, ou maladroits, les danseurs qui l'accompagnaient, quand ils n'étaient pas tout cela à la fois ; et l'un d'eux, peut-être, serait le mari qu'elle accepterait. Il n'y avait en lui aucune jalousie paternelle, et jamais il n'avait éprouvé de douleur à se dire que sa fille le quitterait un jour pour aimer un mari et vivre heureuse auprès d'un homme qui prendrait la place que lui, père, avait jusqu'à ce moment occupée seul. Mais ce mari rêvé ne ressemblait en rien à ceux qui passaient devant lui, car c'était à travers sa fille qu'il l'avait vu et en rapport avec elle, c'est à dire jeune, élégant, droit de caractère, de nature honnête et franche comme celle d'Anie.

Hélas ! combien ceux qu'il examinait ressemblaient peu à ce type !

Et, cependant, elle leur souriait, aimable, gracieuse, leur parlant, les écoutant, paraissant intéressée par ce qu'ils lui disaient. Elle les acceptait donc, les uns comme les autres, indifféremment, celui-ci comme celui-là, n'exigeant d'eux qu'une qualité, celle de mari, et ce mari la façonnerait à son image, lui imposerait ses goûts, ses idées, sa vie.

Si la vue de ces futurs gendres le blessait, leurs paroles, au cas où il eût pu les entendre, l'eussent révolté bien plus encore.

L'histoire du frère se mourant en Béarn avait été acceptée, et si personne n'avait cru au chiffre de cent mille francs de rente, tout le monde avait admis un héritage, changeant du tout au tout la situation d'Anie qui n'était plus celle d'une pauvre fille sans dot, condamnée à traîner la misère toute sa vie, et à ne se marier jamais. Dangereuse quelques instants auparavant, à ce point qu'il n'était pas un jeune homme qui ne se tint avec elle sur la réserve et la défensive, elle était instantanément devenue désirable et épousable ; sa beauté même avait changé de caractère, on ne pensait plus à la contester ou à lui chercher des défauts, c'était éblouissante, irrésistible qu'on la voyait maintenant, la belle fille !

René Florent, le premier, lui avait révélé ce changement comme le prodige achevait son morceau ; il s'était, au milieu du brouhaha soulevé par les applaudissements, approché d'elle, pour lui demander le premier quadrille. Il dansait donc, le critique hargneux ! Surprise, elle avait répondu que ce quadrille était promis. Il avait insisté, il ne pouvait pas rester tard, étant obligé de se montrer dans trois autres maisons encore ce soir-là, et il tenait à danser avec elle ; c'était une manière d'affirmer le cas qu'il faisait de son talent ; cela serait compris de tous ; rien n'est à négliger au début d'une carrière d'artiste.

Bien que Florent ne fût pas d'âge à ne pas danser, c'était la première fois qu'elle le voyait faire une invitation, et cette insistance chez un homme rogue, qui partout pontifiait, avait de quoi la surprendre. Il l'avait à peine quittée, que d'autres danseurs s'étaient empressés autour d'elle ; jamais elle n'avait eu pareil succès ; était-ce donc à l'originalité de sa toilette qu'elle le devait ?

Mais sa conversation avec Florent pendant le quadrille lui montra que sa robe en papier n'était pour rien dans l'amabilité subite du critique.

— Vous avez dû me trouver bien sévère tout à l'heure, dit-il d'un ton gracieux qu'elle ne lui connaissait pas.

— Juste, simplement.

— Je me demande si le besoin de justice qui est en moi ne m'a pas entraîné précisément dans l'injustice ; je n'ai parlé que de ce que j'avais sous les yeux et évidemment il y a en vous autre chose que cela ; cet autre chose, j'aurais dû le dégager.

Ils furent séparés pour un moment.

— Ce qui vous a manqué jusqu'à présent, dit-il lorsqu'il fut revenu à elle, c'est une direction ferme qui vous arrache aux contradictions de vos divers professeurs. Avec cette direction, je suis certain que vous ne tarderez pas à vous faire une belle place ; il y a en vous assez de qualités pour cela.

Comme elle le regardait, surprise :

— C'est sérieusement que je parle, dit-il, sincèrement.

— Où la trouver, cette direction ? demanda-t-elle.

— Qui ne serait heureux de mettre son savoir au service d'une organisation telle que la vôtre ? Ce serait un mariage comme un autre. Au reste, nous en reparlerons si vous le voulez bien.

Le quadrille était fini ; il la ramena à sa place, et la salua avec toutes les marques d'une déférence stupéfiante pour ceux qui la remarquèrent.

Que signifiait ce langage extraordinaire et cette attitude inexplicable chez un homme de ce caractère ? Elle n'avait pas encore trouvé de réponses satisfaisantes, quand son danseur vint la prendre pour la polka qui suivait le quadrille.

Celui-là appartenait à un genre opposé à celui de Florent ; aussi aimable, aussi insinuant, aussi souriant que le critique était rogue et hargneux. Dans le monde où allait Anie, plus d'une jeune fille aurait bien voulu, et avait même tenté de se faire épouser par lui, mais aucune n'avait persévéré, car toutes avaient vite reconnu que s'il était d'une abondance intarissable tant qu'on restait dans le domaine du sentiment, il devenait instantanément sourd et muet dès qu'on menaçait de glisser dans celui des choses sérieuses : offrir son cœur, tant qu'on voulait, sa main, jamais ; et, si on le poussait, il expliquait franchement qu'on ne peut pas raisonnablement penser au mariage, quand on n'est qu'un petit employé de la ville.

Après quelques tours de polka, il amena Anie dans le hall, et là s'arrêtant :

— Excusez-moi d'être préoccupé ce soir, dit-il, j'ai reçu de mauvaises nouvelles de mes parents.

C'était la première fois qu'il parlait de ses parents, et elle n'avait pas remarqué qu'il fût le moins du monde préoccupé, elle le regarda donc avec un peu d'étonnement.

Il reprit :

— Mon père en est à sa seconde attaque, et ma mère est tombée dans une faiblesse extrême. Je crains de les perdre d'un instant à l'autre. Voulez-vous que nous fassions encore un tour ?

Il dura peu, ce tour, et la conversation recommença au point où elle avait été interrompue :

— Cela amènera de grands changements dans ma vie, car ce n'est pas systématiquement que j'ai, jusqu'à ce moment, refusé de me marier ; comment prendre une femme quand on n'a pas une position digne d'elle à lui offrir ? Sans être riches, mes parents sont à leur aise, et si je les perds, comme tout le fait craindre, je pourrai réaliser un rêve de bonheur que je caresse depuis longtemps.

Et, la ramenant dans le salon, il ajouta :

— Ils avaient toujours joui d'une bonne santé qu'ils m'ont transmise.

Est-ce que c'était là une esquisse de demande en mariage ? Mais alors les paroles bizarres de René Florent en seraient une autre !

Son père joua l'introduction d'une valse, et le jeune homme à qui elle l'avait promise lui offrit le bras.

C'était la première fois qu'il venait rue de l'Abreuvoir, et ç'avait été un souci pour Mme Barincq et aussi pour Anie de savoir s'il accepterait leur invitation, car on en avait fait un personnage parce qu'il figurait dans le Tout-Paris avec la qualité d'homme de lettres et une série de signes qui signifiaient qu'il était officier de l'instruction publique et chevalier de quatre ordres étrangers. En réalité il n'avait jamais publié le moindre volume, et ses croix avaient été gagnées, comme il le disait lui-même en ses jours de modestie, « par relations », c'est-à-dire pour avoir conduit chez des photographes des personnages exotiques en vue qui le remerciaient de sa peine par la décoration de leur pays, tandis que de son côté le photographe lui payait son courtage un louis ou cent francs selon la qualité du sujet.

Lui aussi, après quelques tours de valse dans le salon, amena Anie dans le hall, qui décidément était le lieu des confidences ; et là, s'arrêtant, il lui dit brusquement sans aucune préparation, d'une voix que la valse rendait haletante :

— Est-ce que vous aimez la vie politique, mademoiselle ? Aux prochaines élections j'aurai juste l'âge pour être député, et comme le ministre de l'intérieur, qui est mon cousin, m'a promis l'appui du gouvernement, je suis sûr d'être nommé. Député je deviendrai bien vite ministre. La femme d'un ministre compte dans le monde, et quand elle est belle, intelligente, distinguée, elle tient un rang qu'on envie. Nous continuons, n'est-ce pas ?

Et sans un mot de plus ils retournèrent dans le salon en valsant.

Ce qui tout d'abord était vague et incompréhensible se précisait maintenant, et s'expliquait : on la croyait l'héritière de son oncle, et l'on prenait rang pour épouser cet héritage.

Quand la vérité serait connue, que deviendraient ces prétendants si empressés aujourd'hui ? son mariage, déjà si difficile, n'en serait rendu que plus difficile encore : on ne se remet pas d'une si lourde déception.

Anie

Подняться наверх