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CHAPITRE III

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Table des matières

Le silence s’était rétabli dans la ville de Rouen, et avec le silence la consternation commençait à se glisser dans les cœurs. Ceux qui avaient subi les injures de la multitude en furie avaient depuis longtemps compris qu’à leurs maux personnels viendrait infailliblement s’ajouter la colère royale frappant la cité tout entière. Les innocents et les victimes subiraient ainsi en partie le châtiment dû aux coupables.

Déjà on annonçait l’arrivée d’un corps d’hommes d’armes commandés par messire Jean de Vienne, amiral de France. Avec lui, les seigneurs de Pastourel et Jean le Mercier, sire de Nogaret, devaient être chargés de juger et de châtier les rebelles. Ceux-ci avaient voulu tenter un dernier effort. Les plus hardis et les plus prévoyants avaient résolu de se mettre à l’abri de la justice royale en s’emparant du château bâti naguère par Philippe-Auguste, et qui dominait la ville.

Mais le châtelain ne s’était pas laissé prendre par surprise: les gardes avaient repoussé les émeutiers, et, lorsque ceux-ci étaient redescendus dans la ville, après avoir vainement tenté l’assaut, ils avaient trouvé les bourgeois riches et paisibles en armes à leur tour et groupés autour du maire, Robert Deschamps, qui était sorti de sa cachette entre les ballots de drap de Jean Legras. Le roi d’un jour l’avait remplacé dans sa retraite. En vain Guillemette avait voulu persuader à son père de prendre courageusement sa place parmi les défenseurs de l’ordre.

«Ce que vous avez fait, vous n’en êtes pas responsable, disait-elle; on vous a traîné hors de votre boutique; ce que vous avez dit et ordonné ne venait pas de vous, et vous rendiez vos ordres sous peine de votre vie. Les juges de Monseigneur le comprendront ainsi, si vous ne prenez pas tournure de coupable et effrayé.»

Les efforts de la bonne fille furent inutiles; Jean Legras tremblait au seul nom des juges royaux et n’osait pas descendre en sa boutique, fùt-ce pour le marché le plus avantageux. Par curiosité, plus d’un acheteur avait reparu chez Jean Legras depuis que le calme. s’était rétabli dans la ville; mais Guillemette était seule, ordonnant aux apprentis et répondant, comme son père le lui avait ordonné, à toutes les questions: «Mon père étant malade à la suite de toutes les rudesses et violences qu’on lui avait faites, il avait besoin de prendre le grand air, et il s’en est allé veiller à ses affaires en campagne.»

Quelques-uns des plus indiscrets allèrent s’enquérir auprès du fermier des biens que Jean Legras possédait non loin de la ville. Celui-ci assura n’avoir pas vu son maître.

Guillemette méditait un projet en son esprit.

Les commissaires venus de la part du roi étaient entrés dans la ville depuis vingt-cinq jours déjà. Les prisons étaient encombrées par les séditieux arrêtés sur leur ordre. Quelques-uns avaient pris la fuite, le plus grand nombre était demeuré, ne sachant comment abandonner les femmes et les enfants, dont leur travail était le gagne-pain et dont ils reconnaissaient trop tard les droits sur eux. Les commissaires s’étaient naturellement enquis de Jean Legras: personne ne l’avait vu depuis que les séditieux l’avaient ramené chez lui. «Mort de peur!» dirent les voisins lorsqu’ils furent interrogés. Les recherches laites dans la maison n’avaient pas abouti; Guillemette avait ouvert toutes les portes devant les soldats: «Mon père n’est pas là !» disait-elle. Dans le fond de son cœur, elle demandait à Dieu de lui pardonner son mensonge. «J’en ferai telle pénitence que voudra M. le curé, pensait-elle, mais je ne saurais voir mon père mené en prison entre les soldats; il en mourrait pour tout de bon de mâle-peur.»

Les têtes des coupables tombaient chaque jour sur la place du Vieux-Marché, et la justice des commissaires du roi était plus dure que celle du maire ou de l’official. Cependant on disait qu’à Paris les oncles du roi n’étaient pas satisfaits et trouvaient que la ville. rebelle n’était pas suffisamment châtiée. A toutes les demandes en grâce venues de Rouen, et Dieu sait si elles étaient nombreuses, le roi et son conseil avaient répondu par des refus menaçants. «Allez demander des lettres de rémission à votre roi Jean Legras,» avait-on dit. On annonçait l’arrivée du jeune monarque, accompagné de tous ses oncles. La colère du régent était particulièrement excitée: dans la révolte de Rouen, l’un des mots d’ordre des séditieux avait été le vol du trésor de Charles V, à Paris et à Melun, par son frère le duc d’Anjou. «Qu’on fouille à l’escarcelle des princes si l’on a besoin d’argent, avait maintes fois répété Gilles Martel; monseigneur le duc d’Anjou est assez riche de tout ce qu’il a pris à notre sire le roi, son beau neveu.» Gilles avait déjà payé ces paroles de sa vie.

On était au samedi saint; trente-huit jours s’étaient écoulés depuis que la ville avait retrouvé le calme à la suite des crimes et des folies qui avaient consterné les bourgeois honnêtes et paisibles. A cette heure, et les années ordinaires, le peuple commençait à se réjouir au sortir du temps de pénitence, attendant avec bonheur le lever du saint jour de Pâques, qui commençait pour lors l’année civile en terminant l’année religieuse. L’œuvre du Sauveur du monde était accomplie par sa résurrection, la vie de tous naissait de son tombeau ouvert. Les riches avaient coutume de répandre d’abondantes aumônes. A cette époque les puissants ne manquaient guère d’accorder quelques grâces aux petits, voire même aux coupables, afin que tous eussent sujet de se réjouir de la résurrection de Notre-Seigneur. A la veille de Pâques, cette année-là, c’était le deuil et l’angoisse qui agitaient à Rouen tous les cœurs.

Cependant l’archevêque n’avait point perdu toute espérance, et le pasteur n’abandonnait pas si aisément son troupeau. «Prenez soin que l’entrée de notre sire le roi et des princes soit digne de leur grandeur et noblesse, avait-il ordonné à tous ses prêtres, et répétez partout, à ceux qui vous voudront entendre, que plus les bourgeois se porteront à les bien accueillir, plus ils auront espoir de. toucher le cœur du roi, qui est jeune et d’un cœur bon comme celui du roi Charles le Sage, son père.»

Guillaume de Lestranges connaissait le duc d’Anjou et son avide dureté ; il ne comptait pas sur sa compassion, non plus que sur la justice du duc de Bourgogne, accoutumé à régir sévèrement ses peuples. «C’est au roi à pardonner,» pensait-il.

Le peuple se jette volontiers aux conseils qui lui ouvrent une voie de salut. Dès le matin du samedi saint, avant qu’il fît grand jour, toutes les femmes étaient à l’œuvre, sortant des coffres les tapisseries dont on avait coutume de décorer les maisons aux grandes fêtes, rassemblant dans les jardins et jusque dans la campagne les fleurs nouvelles, qui commençaient à parer la terre en ces premiers jours de printemps. Tout le long des chemins que devait suivre le cortège royal, des bourgeois et des bourgeoises, des gentilshommes et de nobles dames accourus au secours du pauvre peuple, les prêtres, mêlés à la foule des petites gens, s’étaient agenouillés, les mains jointes. Lorsque le roi Charles VI entra dans la ville par la porte Martainville, dont on avait abattu les battants ainsi que les murailles environnantes, car le prince avait déclaré qu’il entrerait à Rouen par la brèche avec les armes découvertes, tous, d’une seule voix, s’écrièrent: «Noël! Vive le roi, notre bon seigneur!» Les larmes coupaient la voix à plusieurs et les sanglots se mêlaient aux cris de joie, faisant ainsi appel au cœur du petit prince, qui foulait pour la première fois le pavé de sa ville de Rouen.

L’enfant promenait autour de lui des regards étonnés. Depuis tantôt six semaines, il n’entendait parler que des violences et des rébellions de ces gens de Rouen qu’il voyait prosternés devant lui, le saluant de leurs acclamations et de leurs regards suppliants. A chaque pas du jeune monarque les cris redoublèrent, semblant devenir plus joyeux, comme si toutes personnes se prenaient d’amour à la vue de ce prince si souverainement beau de corps et de visage, en qui Dieu avait empreint tant de bénignité et de douceur, qu’il la témoignait clairement en sa face. Tous commençaient à espérer et les voix s’unissaient pour répéter: «Noël!»

Cependant le régent marchait à deux pas derrière son neveu, accompagné par ses frères. Or, comme le peuple, il avait remarqué l’émotion qui gagnait le jeune monarque à la réception inattendue que lui faisait sa bonne ville. Déjà, en passant près du beffroi de l’hôtel de ville, il avait relevé la tête, regardant avec colère cette .cloche de la commune qui seule avait encouragé la rébellion de ses tintements, et qui s’aventurait aujourd’hui à se joindre aux volées des cloches fidèles retentissant de toutes parts dans la ville. «Qu’on dépende cette insolente cloche,» avait dit le duc d’Anjou; et soudain. les sonneurs s’arrêtèrent. La cloche, vigoureusement lancée par leurs bras, fit encore entendre quelques sons joyeux; puis, changeant tout à coup de voix à mesure que cessait l’impulsion donnée, la cloche de la commune ne laissa plus échapper qu’un gémissement plaintif, auquel succéda bientôt le silence. Déjà des ouvriers, s’élançant avec la docilité de la crainte, escaladaient le beffroi pour en descendre la cloche coupable. Le duc d’Anjou avait écouté les derniers tintements de la cloche; il regardait son neveu essuyant à la dérobée quelques larmes; il regardait la foule agenouillée et les mains jointes, pleurant et demandant grâce par tant de signes de joie et d’amour.

«Ribauds! dit-il très haut et d’une voix dure, plutôt dussiez-vous crier merci la hart au cou, mais aussi bien y perdez-vous votre temps et votre peine!»

A ce même instant, et lorsque l’effroi renaissant glaçait tous les cœurs, une jeune fille bien vêtue, jolie et de modeste apparence, se détacha de la foule prosternée et fit quelques pas vers le roi. Celui-ci s’arrêta, forçant ses oncles et tout son cortège à s’arrêter comme lui. La suppliante se jeta aux pieds du roi, pleurant, mais cherchant à réprimer ses larmes. «Noble sire et gentil roi, dit-elle, faites grâce à mon père, pour l’amour du saint Fils de Dieu, qui demain sortira du tombeau;» et comme le jeune roi demandait avec bonté : «Et qui est votre père?» Guillemette répondit sans hésiter: «C’est Jean Legras, qui a été, contre sa volonté et en terreur de sa vie, traîné en la place Saint-Ouen pour y faire à grand tort le roi!»

Avant que Charles VI eût pu répondre, le régent avait fait un pas en avant et, tendant le bras comme pour saisir brusquement lajeune fille, il-s’écria d’une voix terrible: «Ah! Jean Legras, ce beau souverain des meurtriers et des ribauds; où est-il caché ? Qu’il se montre et qu’il apprenne ce qu’est la vengeance d’un roi!» Guillemette avait relevé la tête. «Monseigneur, dit-elle (et sa voix ne tremblait pas), mon père est en lieu sûr et n’en sortira, j’espère, que pour apprendre ce que peut la miséricorde d’un roi contre son juste courroux!»

La foule des suppliants était bien inquiète et troublée par la crainte; un grand nombre de ceux qui se pressaient dans les rues au passage du jeune roi, savaient enfermés dans les prisons de la ville leurs parents et leurs amis, et l’attitude du régent les glaçait d’effroi. Cependant un frémissement d’admiration courut de rang en rang aux paroles de Guillemette; quelques voix s’élevèrent même: «Grâce, sire! grâce, monseigneur, pour Jean Legras! il ne savait ce qu’il faisait, tant il était effrayé !» Ce fut à ces voix, venues à l’aide de la jeune fille plutôt qu’à Guillemette elle-même, que répondit encore le régent: «Ceux qui crucifiaient Notre-Seigneur Jésus-Christ ne savaient non plus ce qu’ils faisaient!» Mais ce fut Guillemette qui reprit, prompte comme l’éclair: «Aussi Notre-Seigneur leur a-t-il pardonné, messire!»

Le duc d’Anjou avait touché l’épaule de son neveu; malgré toute sa dureté, il avait trop d’esprit et d’expérience des soulèvements populaires pour ne savoir pas jusqu’où pouvait se déployer la rigueur de la justice. «Nous ne saurions demeurer plus longtemps ici, beau neveu, murmura-t-il à l’oreille du roi; on avisera à l’affaire d’un malheureux qui a laissé couler tant de sang, s’il ne l’a fait couler lui-même. » Charles VI releva la tête, obéissant à la voix et à l’impulsion de son oncle: «Nous aviserons,» répéta-t-il tout haut; mais son regard promettait la bienveillance. Guillemette, toujours agenouillée, recula lentement et disparut dans la foule, qui répétait encore: «Grâce! grâce pour Jean Legras!»

Le cœur de l’enfant royal était encore ému lorsqu’il arriva enfin devant le grand portail de la cathédrale. L’archevêque était là pour le recevoir, entouré de tout son clergé. Les chanoines ne semblaient plus se ressentir des terreurs qui les avaient agités six semaines auparavant; ils portaient leurs chapes de fêtes et les cloches de l’église sonnaient joyeusement en alleluia.

Le prélat arrêta le jeune monarque à la porte du saint lieu, parlant longtemps du bon roi Charles le Sage, qu’il avait bien connu et fort aimé. Guillaume de Lestranges avait été bien avant dans la confiance du sage monarque, et son fils ne l’ignorait pas. Il lui semblait entendre son père lui-même parler par la voix de l’évêque, et les conseils que lui donnait celui-ci résonnaient dans son âme comme un appel de la tombe.

Il avançait tout rêveur après le discours de l’archevêque, lorsqu’il aperçut dans le chœur de l’église un tombeau somptueux nouvellement élevé. Le jeune roi ne demanda pas quel était ce monument: il savait que là reposait le cœur du roi son père, par lui légué à la ville de Rouen.

L’enfant oublia ses oncles, les sévères résolutions du régent, les leçons du duc de Bourgogne, les crimes et les fautes des émeutiers de Rouen: il ne pensa plus qu’à son père, aux jours où il l’avait vu, étant avec lui dans sa chambre, signer en grand nombre, pendant les jours saints, des lettres de grâce. Il se remémora aussi en souvenir de quelle miséricorde divine le sage roi avait coutume d’en user ainsi. Il éleva la voix dans l’église, se faisant entendre à la fois du clergé ravi et de ses oncles étonnés et mécontents.

«Or sus, dit le roi Charles VI, qu’on dresse sur-le-champ des lettres de pardon pour ceux qui ont failli en cette ville, qu’on les fasse pleines et entières et qu’elles soient revêtues de notre sceau royal; nous les octroyons pour honneur et révérence de la sainte et benoîte semaine en laquelle nous sommes, et de la gracieuse et belle recueillette que les habitants de Rouen viennent de nous faire, à notre joyeux avènement en cette ville!»

La suppliante se jeta aux pieds du roi


L’archevêque s’était avancé vers le roi, le remerciant et le bénissant au nom de Dieu; les chanoines ne pouvaient retenir leurs larmes pieusement reconnaissantes; plus d’un clerc s’était glissé au travers des rangs pressés du clergé et cherchait à gagner la porte de la cathédrale, afin de répandre la bonne nouvelle parmi le peuple; mais la foule était énorme et les plus adroits avançaient lentement.

Un renouveau d’espérance commençait à peine à circuler parmi la multitude, lorsque l’archevêque, coupant court à l’expression de sa joie, quitta le roi et parut tout à coup au sommet de l’antique jubé. Il tenait à la main un papier, car il avait aussitôt fait écrire par l’un de ses prêtres les lettres de grâce que venait d’accorder le jeune monarque, et ce furent les paroles mêmes du pardon royal qu’il lut tout haut devant le peuple assemblé dans la nef et dans les ailes de l’église.

Une seule voix, retentissant comme le bruit du tonnerre ou des flots déchaînés, répondit à la voix du prélat: «Noël! criait le peuple; vive notre bon roi, Charles sixième!» Et dans les rues, sur les places, de maison en maison, à mesure que la joyeuse, la consolante nouvelle courait de bouche en bouche, la population de Rouen tout entière répéta: «Noël!»

En vain l’évêque faisait signe aux assistants, en vain les chanoines étaient eux-mêmes sortis du chœur pour rappeler le peuple au respect du saint lieu, le tonnerre de la joie et de l’amour populaire grondait sous toutes les voûtes de la cathédrale, et ses échos roulèrent d’arceau en arceau, résonnant sous les vieilles voûtes comme un cri d’hosannah!

Le silence commençait à peine à se rétablir, lorsqu’un cortège touchant fendit les rangs de la foule et s’avança le long de la nef. Pâles, les yeux affaiblis par les larmes et les privations, vêtus encore de leurs habits déchirés au sein des luttes municipales, la foule des prisonniers graciés et tantôt libérés était sortie des geôles et des tours pour venir rendre grâce au jeune roi et pour s’agenouiller auprès du tombeau de son père. Les larmes coulaient sur toutes les joues; on entendait de toutes parts retentir des sanglots. Au même moment, le cierge pascal venait d’être allumé et toutes les cloches des églises de la ville annonçaient à toute volée la grande fête de Pâques.

«Sire, dit Guillaume de Lestranges, montrant de la main les prisonniers d’hier prosternés au pied des autels, voilà revenir les beaux jours de l’Eglise naissante; vous avez fait comme ces grands empereurs qui, à la Pâques, mettaient tous les prisonniers en liberté, ne voulant pas, disaient-ils, qu’en ce jour d’universelle allégresse un seul chrétien eût lieu de gémir. Fasse Dieu qu’il n’y ait que joie sur la terre pour un roi qui commence son règne sous de tels auspices!»


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