Читать книгу Botte à botte : fantaisies militaires - Ibrahim - Страница 4
SOUS LA TENTE
ОглавлениеJ’ÉTAIS triste, quand je rentrai sous ma tente, le soir du31décembre, après ma journée de travail. Le soleil s’était couché derrière les sommets du Djurjura, et l’année nouvelle allait commencer pour moi par une nuit d’Afrique.
Depuis le matin, je faisais tout pour oublier le jour de l’an; j’avais pressé la besogne, arpenté du terrain plus qu’il ne fallait; mais le soir, ma bonne contenance m’abandonna complètement quand je me retrouvai seul, mon ordonnance ayant fermé ma tente, après avoir emporté les restes d’un souper auquel j’avais à peine touché, par extraordinaire. Seul, je ne le restai pas longtemps, car un portrait de femme me tenait compagnie, mais pour augmenter encore ma tristesse. Mon fidèle Moujik, était à sa place ordinaire, sous ma cantine. Et il ne s’expliquait pas mes tournoiements; est-ce vrai pourtant qu’il ne comprenait pas pourquoi je veillais, dans cette agitation, au lieu du franc et rapide sommeil qui nous prenait tous deux chaque soir, à peine la lampe éteinte? Non, le brave animal devinait ma peine; de temps en temps, il soulevait son museau, me regardait de ses grands yeux candides et affectueux, et semblait me dire: «Pauvre maître, elle n’est pas là la jolie fille, dont le manchon et les fourrures me faisaient tomber en arrêt, et qui me laissait gentiment me coucher sur le bas de sa robe; elle est loin, avec ses lèvres rieuses et ses jolies dents; mais nous la retrouverons... En attendant, ne suis-je pas là, moi, ton camarade, ton frère, le confident des choses que tu racontes tout haut dans les chênes-lièges, et que tu ne dis qu’à moi?» Et j’embrassais le nez de Moujik, qui me répondait par une de ces phrases que prononcent les chiens et qui ont leur sens.
Mais elle, que je voyais là, avec ses petits cheveux sur le front, son nez droit, effilé et net comme un ivoire, elle était restée là-bas, à Paris, et elle n’écrivait pas; depuis trois semaines, pas une lettre, malgré deux dépêches pressantes, malgré les battues réitérées de mon spahi dans tous les bureaux de poste où aurait pu s’égarer la lettre. Qu’était-il arrivé?
Aussi, quelle idée de s’en aller en Afrique, quand on laisse ses amours à Paris! à Paris, et au mois de décembre! Sans compter qu’il y a un tas de chevaliers d’alcôve, qui surveillent les départs, et font leur spécialité des femmes dont les amants voyagent. Ce devait être un de ceux-là qui s’était posté obstinément contre notre loge, à l’Hippodrome Le dernier soir, et n’avait pas cessé de regarder Lucie, nous suivant aux écuries, se glissant derrière nous jusqu’à la voiture, comme pour surprendre une adresse. Il était fat et insolent, ce monsieur, ce colonel de l’armée du Vénézuela, avec sa rosette multicolore.
C’était bien cela, je n’en pouvais plus douter; le rastaquouère avait retrouvé Lucie, l’avait enguirlandée, était tombé peut-être sur un de ces moments psychologiques... où les absents ont tort; et Lucie avait succombé! Les re mords venus, elle n’osait plus m’écrire. A dix heures j’étais inquiet, à dix heures et demie j’avais des soupçons, vers onze heures la certitude s’affirmait. Tout y concourait, jusqu’à la photographie de Lucie sur laquelle je découvrais les stigmates indéniables de la perversité; comment n’avais-je pas remarqué plus tôt ce pli, au-dessous des pommettes? Ce pli dans la joue ne se voit qu’aux femmes coupables, et il aurait dû m’apprendre depuis longtemps que cejourd’hui; 31décembre, Lucie me tromperait avec un rastaquouère!...
. Pour se conformer à ma triste pensée, tout faisait rage cette nuit-là autour de mon campement; les chacals, avec leur cris aigus, perçants, prolongés, éclatant tout à coup et se répondant de tous les points de l’horizon; les hyènes, au cri plus rare, plus intermittent, et d’un effet si répugnant, comme le spasme qui précède un vomissement... Quand les bêtes criaient plus fort, les mulets de mon équipage de campagne se levaient effrayés, s’ébrouaient sous leur couverture, et la lune projetait alors jusque sur ma tente l’ombre de leurs grandes oreilles. Mon cheval Fakir restait seul impassible; elle en avait vu bien d’autres, la bonne et solide bête, depuis le campement de la Safia où un lion était venu rugir à cinq cents mètres de nos tentes.
Plus près de moi, autour d’un feu clair dont la fumée montait droit vers le ciel, mes trois tringlots, mon ordon nance, et les quatre «assès» que m’avait envoyés pour la garde de nuit le douar des Beni-Rhaten, causaient avec ani mation. La conversation était dirigée, ou plutôt monopolisée, par un des tringlots qui représentait dans ce groupe l’homme au courant des choses d’Europe et des habitudes du monde. C’était un Parisien, fils d’un fabricant de chaises en canne de la rue Oberkampf. Il racontait le jour de l’an à Paris à ses camarades de bivouac, pendant que les quatre «assés» accroupis devant le feu conme des tailleurs, grignotaient le pain blanc qui constituait pour eux un régal quand venait leur tour de garde; entre les bouchées, ils marmottaient d’une voix creuse, avec ces raucités gutturales de l’arabe, des versets du Coran, des lambeaux de prière. Testart, le Parisien, leur adressait par-ci par-là, au cours de son récit, une apostrophe familière «T’as jamais vu ça, toi, mon vieux?» A quoi l’Arabe répondait en écartant les bras, avec le geste qui signifie sous toutes les latitudes: «Makantche sabir!» Et le discours reprenaitau grand ébahissement de mon ordonnance et des deux autres tringlots, qui n’avaient jamais rien soupçonné de pareil dans la Corrèze. C’étaient des réveillons chez la blanchisseuse du boulevard Richard-Lenoir, avec des marrons, du vin blanc, et mème une crème au chocolat; c’était le cousin, établi poëlier-fumiste à Lyon, qui avait envoyé à la mère Testart une caisse de mandarines; c’était la demoiselle de la fruitière de l’avenue des Amandiers avec laquelle on s’était promené, en manière d’amusement, au Père-La chaise, et qui serait devenue volontiers Mme Testart jeune, si le tirage au sort n’y avait mis bon ordre; c’étaient des noces, des rigolades, un défilé prolixe de tous les événements qui peuvent marquer le jour de l’an dans la rue Oberkampf. Tout y passait, de proche en proche; la foire aux pains d’épices, l’inauguration du monument de la République, le Trouvère où Testart avait été figurant au théâtre du Château-d’Eau. Comme quoi Paris est la première ville du monde, qu’il n’y a pas un endroit où le jour de l’an soit aussi gai, et qu’il faut qu’un pays ait un bien mauvais gouvernement pour qu’il vous fasse passer le premier janvier dans l’alfa, à la belle étoile, avec quatre arbis qui ne font que dire leur bréviaire, trois mulets qui ne veulent pas rester tranquilles, et des sales bêtes de chacals et d’hyènes qui gueulent toute la nuit.
De temps en temps, les auditeurs risquaient un mot, un souvenir à eux, l’enterrement du père Coqueteau, où tout le monde était en ribotte; la fille du maire qui s’était mariée lè 2janvier, ce qui avait fait deux jours de fète pour tout le village; mais Testart ne laissait pas longtemps la parole à ces campagnards, et renchérissait aussitôt sur leurs propos: Il avait raison, ce Testart, le jour de l’an n’était possible qu’à Paris... avec Lucie!
Impatienté, je crie de ma tente: «Yah! Assessa! Skoutaleck, deroueck!»(Vas-tu te taire), et les autres de répéter: «I goul Skout-alek!»(Il-te dit de te taire) . Je n’entends plus qu’un vague murmure de prières débité en sourdine; mais, les autres aussi parlent encore, à voix basse maintenant, comme des conspirateurs. Que méditent-ils pour leur jour de l’an? Testart veut-il les entraîner dans quelque escapade, leur faire quitter le camp? Il est capable de tout, ce damné Parisien qui ma attristé davantage avec ses histoires. Je prête l’oreille; je ne me suis pas trompé; mon ordonnance est du complot; il dit: «Mais non, ça y fera pas de peine, au capitaine, au contraire.» Comment, au contraire? Vous le verrez bien, si je prends vos frasques en plaisanterie. Et le Parisien reprend: «Alors, c’est dit, ça y est? Dans cinq minutes!» Les cinq minutes se passent: «C’est-i-l’heure? demande Testart. «Oui, allons-y», répond mon ordonnance, qui a toujours le privilège de l’heure exacte dans ma petite troupe. Tous se lèvent, y compris les Assès, qui suivent le mouvement, et la bande se dirige, non pas furtivement vers Fort-National, à travers la montagne, mais vers ma tente, où la lampe est toujours allumée et où ma silhouette, se promenant sur la toile, a appris à mes hommes que je ne dormais pas. Près de la porte, Testart, de son plus pur accent faubourien, m’inter-pelle: «Pardon, mon capitaine, excusez-nous s’il vous plaît, nous voudrions vous parler.» Je sais ce que c’est, une permission, une carotte, pour ne pas travailler le lendemain; je déboucle la porte; ils entrent, Testart en tête, mon ordonnance, les deux tringlots, et dans le fond les quatre burnous des Assès, qui jouent les mamelucks dans ce cortège. Testart prend la parole, son képi à la main: «Par-don, mon capitaine, mais comme nous avons vu que vous n’étiez pas couché, et que ça se trouve le jour de l’an, et qu’il est juste minuit, nous venons vous souhaiter la bonne année. Bonne et heureuse, mon capitaine, et à l’honneur de nous revoir à Paris, où le père Testart sera bien heureux si vous venez manger la soupe un soir à la maison.»
Je leur serre la main à tous, pendant que mon ordonnance, pour se donner une contenance, caresse «Moujik», qui est venu rôder autour de ses jambes. Les Assès, en montrant toutes leurs dents, me disent aussi: «Ah! Boun ani, M’siou Captan! Boun ani!» Je déclare que le jour de l’an ne peut pas se passer ainsi, qu’on va tirer trois litres du baril pour faire du vin chaud.
Le vin chaud se confectionne au dehors; c’est Testart qui en a pris la direction; ils ont bien leurs rations de sucre, qu’ils vont sacrifier pour cette bombance; les tringlots de la Corrèze ont versé les trois litres dans une grande gamelle et le sommet d’un pain de sucre émerge du liquide comme un pic au milieu des flots; la cuisson va commencer quand Testart intervient: «Eh bien, de quoi, c’est comme ça qu’on fait le vin chaud dans la montagne? Oh la la! Qué malheur!» Et toute la supériorité gouailleuse de l’apprenti canneur de chaises reparaît au sujet de l’assaisonnement du vin chaud. C’est du citron et de la cannelle qu’il faudrait; mais où prendre du citron et de la cannelle sur les plateaux du Djurjura. en pleine Kabylie, à cent et quelques lieues de toute succursale de Potin? Testart se désespère déjà de cette lacune, disant que c’est pas du vin chaud qu’on va faire, rien que du vin sucré comme on lui en donnait pendant sa fluxion de poitrine à l’hôpital Saint-Antoine. Heureusement citron et cannelle sont prévus dans l’approvisionnement de ma cantine à vivres, et j’appelle mon ordonnance pour lui remplir les mains de deux magnifiques citrons et de plusieurs tuyaux de cannelle qui embaument. Comme les grandes douleurs, les grandes responsabilités sont muettes, et c’est dans un profond recueillement que s’achève le vin chaud, Testart se bornant pendant ce sacerdoce à empêcher les interventions inopportunes de ses voisins.
Quand la chose est à point, le Parisien revient vers ma tente, restée ouverte, et me dit, avec son invariable formule: «Pardon, mon capitaine, si c’était un effet de votre bonté de prendre un verre de vin chaud avec nous?» Je les rejoins, et, dans le quart en fer battu, je trinque avec eux.
Le vin chaud est bon, et sur les compliments sincères que j’en fais à Testart, une seconde tournée est versée. Opuissance humiliante de la cannelle et du citron! Pendant que mes hommes finissent leur gamelle, dont les Assès ont refusé de goûter: Là! Sahah! ma n’schreubche! kawa barca (Non, merci! Je ne bois pas! Du café seulement), je parcours mon domaine, où tout me semble transformé; les chacals et les hyènes ne lancent plus que des sons graves et nullement lugubres; les grandes ombres de mes mulets font bien sur la blancheur crue de là lune; Moujik est d’une gaieté folle, comme s’il avait bu du vin chaud, et flaire avec ardeur les moindres broussailles qui lui semblent contenir des gibiers extraordinaires; je rentre enfin dans ma tente, et je m’endors en effeuillant toujours la marguerite des soupçons: Coupable? Pas coupable? Fidèle? Pas fidèle? Je crois bien que je suis resté, quand le sommeil m’a pris, sur le pétale qui disait: fidèle, pas coupable! Mais pourquoi pas de lettres depuis trois semaines?
Le lendemain, au petit jour, mon ordonnance venait me réveiller pour lever le camp et partir, et comme je le renvoyais pour laisser faire la grasse matinée à mon monde, il me dit: «C’est que, mon capitaine, il y a Ali qui vous apporte une lettre.» Une lettre! La lettre peut-être! Oui, c’était elle, une lettre de Lucie sur un papier que je ne lui connaissais pas et timbrée d’un autre bureau de poste que Paris. Voici ce qu’elle disait, cette lettre de jour de l’an:
Langres, le20décembre1886.
«Mon chéri, j’ai quitté Paris deux jours après toi, d’abord parce que je ne pouvais plus y vivre sans toi, ensuite parce que ma tante m’a fait venir à Langres pour me consulter sur l’achat d’une maison dont elle a envie depuis longtemps et qui est à vendre. Je resterai donc chez ma tante jusqu’à ton retour, d’autant plus que j’y sers de nourrice sèche à mon petit neveu; tu sais, le fils de ma sœur Amélie, dont le mari est dans les Messageries maritimes. Rien ne m’amuse comme ces fonctions, que j’aurais bien vouiu remplir pour de bon, auprès d’un bébé, à nous, s’il y avait eu moyen; mais il paraît qu il n’y a pas eu moyen jusqu’à présent, je vais te dire pourquoi: c’est parce que jet’aime trop, mon chéri... Reviens vite, ta Lucie ne peut pas se passer de toi; que c’est loin encore le mois de mai! Veux-tu que je te dise comme je t’aime? Non, je ne peux pas te le dire par écrit, rien que tout bas, dans l’oreille, comme quand tu me tiens avec ton bras passé autour de mon cou et ta main sur..... Voilà bébé qui crie, il m’appelle; il faut que j’aille le changer. Tu m’écriras chez Mme Dupiston, à Langres, rue de la République, 23; non, écris-moi poste res tante, ça vaut mieux.
Adieu, chéri adoré, je te..... et te.....
TA LUCIE.»
Les souhaits de mes hommes m’avaient porté bonheur; Lucie était fidèle, en sûreté, chez sa tante. A huit heures, nous levions le camp, et je prenais la tête de ma caravane, alerte, dispos, avec des encouragements pour chacun, bavardant, faisant sauter tous les ruisseaux à mon cheval, heureux comme un enfant qui vient de recevoir ses étrennes.