Читать книгу Plus d'échafauds ! - J.-Cyprien Roumieu - Страница 8
CHAPITRE DEUXIÈME.
ОглавлениеDE L’IMMORTALITÉ DE LA PEINE DE MORT.
DU BOURREAU.
«La justice et l’humanité crient qu’il faut
«chercher d’autres lecons morales que celles
«dont la guillotine est la chaire, et dont le
«professeur est le bourreau.»
M. CH. LUCAS.
Entre l’illégitimité de la peine de mort et son inutilité se place, comme obstacle intermédiaire, son immoralité. Il semble que l’Être suprême, en éclairant l’esprit de l’homme de toutes les lumières, en armant son cœur de toutes les répugnances, ait voulu l’éloigner d’une peine barbare vers laquelle l’amour de la vengeance et les grossiers penchans d’une nature encore brute pouvaient primitivement l’entraîner. Vaines précautions! L’homme a trouvé le moyen d’éluder les paternelles intentions de son créateur; et il a cru pouvoir préserver sa conscience du poids des remords en rejetant toute l’horreur et toute l’infamie d’un sacrifice qu’il avait soin de proclamer nécessaire sur la personne de l’être avili qui s’en rendait l’exécuteur. De là cet opprobre et cette réprobation universelle qui sont aujourd’hui encore l’odieux apanage du bourreau, et dont l’origine, comme celle de la peine de mort elle-même, remonte presque à l’aurore de la création.
Et cependant, si la peine de mort est légitime, si elle est nécessaire, si seule elle peut assurer la paisible existence des sociétés, n’y a-t-il pas une cruelle inconséquence à flétrir l’homme qui se dévoue aux repoussantes fonctions dont elle est la source, et qui, dans l’intérêt général, se constitue le glaive vivant de la loi? En se chargeant de ce terrible mais utile ministère, ne fait-il pas acte de bon, de vertueux citoyen? Protecteur de la vie et du bien-être de ses frères, pourquoi devient-il l’objet de leur mépris, de leur dégoût, de leur exécration? Pourquoi, dit le docteur Masson, le bourreau, sa femme, ses enfans, ses valets, sont-ils aussi infâmes que les plus grands scélérats? Pourquoi leur contact souille-t-il? leur amitié pèse-t-elle? leur voisinage est-il abject? leur souffle est-il immonde?
Ah! c’est qu’il existe dans tous les cœurs un sentiment inné du juste et du bon, une instinctive horreur du sang que n’ont pu étouffer les sauvages inspirations d’une férocité brutale, ni les fallacieuses raisons d’un paresseux et froid égoïsme. C’est que, dans toutes les consciences, il y a une voix intérieure qui nous crie que la vie est un don de Dieu, un don mystérieux et sublime que Dieu seul peut ravir à ses créatures; que l’homme ne peut, sans crime et sans impiété, porter sur ce bien précieux une main sacrilége; et que quiconque met à mort son semblable, de quelque manière que ce puisse être, furieux ou de sang-froid, abdique à l’instant sa noble nature, et se couvre à jamais du stygmate de l’infamie .
Comment les législateurs de tous les âges et de tous les pays n’ont-ils pas reconnu, dans cet universel anathème qui s’attache à la personne du bourreau, la preuve la plus éclatante, la plus irréfragable de l’injustice et de l’immoralité de la peine de mort? Sans doute à des époques reculées, où la violence, le brigandage et le fanatisme régnaient despotiquement sur l’univers, la voix faible encore de l’humanité et de la nature a pu être étouffée par la voix plus puissante des passions. Mais, au moins, depuis que la civilisation et la philosophie ont adouci les mœurs des peuples, éclairé leur raison, fécondé leur intelligence, comment les législateurs n’ont-ils pas senti qu’ils ne pouvaient imposer à l’homme ces sanglans sacrifices, sans outrager les lois de son être, ces lois sacrées et imprescriptibles qui émanent de Dieu, et dont l’homme est seul ici-bas le vivant et inviolable sanctuaire?
Car enfin, fût-il mille fois prouvé que la peine de mort est juste et légitime en elle-même, il est évident que cela ne suffirait pas; il faudrait en outre démontrer que le moyen employé pour infliger cette peine est juste, légitime et moral. Qui veut la fin veut aussi les moyens, c’est incontestable; mais si la fin est légitime et juste, il faut que les moyens le soient aussi. Autrement, une action bonne, vertueuse et utile dans son origine, pourrait dégénérer en attentat nuisible, en crime abominable par l’exécution. Telles sont les premières règles du droit naturel, les invariables principes du devoir qui ne peuvent faillir lorsqu’on les consulte dans le silence des préjugés et des passions.
Mais, abstraction faite de l’illégitimité de la peine et de l’indignité des moyens, n’y a-t-il pas dans une exécution à mort un inconvénient moral d’une portée immense qui résulte de sa publicité nécessaire et de l’impression pernicieuse qu’elle produit sur ceux qui en sont témoins?
Me voici dans la place publique: un échafaud est dressé ; une troupe armée l’environne. Derrière elle se précipite, se heurte, se presse une foule innombrable, curieuse, animée, féroce, haletante. Elle est là pour un spectacle, elle savoure à l’avance l’horrible émotion qu’elle va puiser dans le sang. Mais déjà elle témoigne sa brutale impatience. J’écoute; ô scandale! ô honte! De sales propos, de grossiers quolibets, d’ignobles et infernales plaisanteries, voilà ce que j’entends. Parmi cette foule de vieillards, d’hommes faits, de femmes, de filles et d’enfans, pas un sentiment honorable, pas un soupir de sensibilité, pas un mot d’humanité, rien qui révèle l’horreur du crime ou le repentir; rien qui témoigne que le lugubre spectacle qui frappe les regards fasse sur l’ame une impression morale et salutaire. O nature! où sont tes lois saintes? l’impudeur, la cruauté, l’égoïsme, le vol, la brutalité, l’amour du sang et des tortures, semblent s’être donné rendez-vous sur ce théâtre hideux de la mort. Tout à coup un homme paraît, pâle et défait, mais calme et résigne; un murmure de satisfaction s’élève du sein de la foule, c’est le condamné. Victime d’un emportement funeste, il fut homicide; en privant de la vie un de ses frères, il viola le pacte social. La loi, en expiation de sa faute, lui demande le sacrifice de sa propre existence; la société va être vengée, il va périr. O Dieu! si c’est là un assassin, la sentence est juste, il mérite la mort. Être suprême, rappelle vers toi cette créature déshonorée; reprends le souffle qui t’appartient; prive du bienfait de l’existence celui qui porta sur son semblable une main impie. Mais, ô abomination! ô horreur! un homme s’avance, c’est le bourreau! sans provocation ni colère, sans qu’aucune passion ne trouble ses sens, il saisit, lui homme, un homme créature vivante comme lui, et il massacre impitoyablement, de sang-froid, aux yeux de tous, cette victime faible et sans défense. Une tête humaine, détachée de son tronc, tombe livide dans des flots de sang; un long cri d’angoisse se fait entendre. A ce moment suprême, la voix instinctive de l’humanité a repris son empire. Ne parlez plus à ce peuple qui s’éloigne plein de dégoût et d’effroi, ne lui parlez plus du crime de l’infortuné qui vient de perdre la vie, de la nécessité de le punir, de l’intérêt de la société ! Vos froids raisonnemens, il eût pu peut-être les apprécier et les comprendre avant le hideux spectacle dont il vient d’être témoin; mais maintenant deux sentimens oppressent exclusivement son cœur: pitié, pitié ! pour la victime! horreur, horreur inextinguible pour le bourreau, pour l’assassin!
Ce tableau si repoussant nous ne l’avons point exagéré. Si, sans sortir des limites du vrai, nous avions voulu le charger de plus noires couleurs, nous n’aurions eu qu’à tracer le récit d’une exécution à mort dans un autre pays que la France, en Espagne par exemple. C’est alors que l’on aurait vu plus réellement encore le spectacle de l’homme ôtant la vie à l’homme, matériellement, physiquement, de ses propres mains, après une lutte ignoble et barbare que prolonge toujours la lente et douloureuse agonie du supplicié.
Il faut donc le reconnaître, le spectacle d’une exécution à mort est essentiellement immoral, puisqu’il tend à corrompre les mœurs du peuple, à fausser son jugement, à dépraver son cœur en le familiarisant avec l’image du meurtre, et en l’attirant sur la place publique par l’attrait d’un plaisir féroce qui flatte ses penchans grossiers; puisqu’enfin, après l’exécution, ce spectacle, loin de pénétrer les assistans d’une salutaire et religieuse terreur, leur inspire, au contraire, une compassion irréfléchie pour le supplicié, une haine injuste pour l’autorité, et surtout une inexprimable et invincible horreur pour l’homme sans entrailles qui s’est fait le glaive vivant de la loi.
Sans doute, l’impression produite par ces spectacles sanguinaires n’est pas toujours la même; elle doit nécessairement varier suivant les temps, les lieux, les circonstances et une infinité d’autres causes; mais, ce que l’on peut hardiment affirmer, c’est qu’elle est-toujours immorale et funeste. Ces cruelles exécutions enlèvent à leurs travaux une foule d’artisans et d’ouvriers aux passions ardentes, aux organes grossiers, qui s’y ruent avec une sorte de fureur, parce qu’ils n’ont pu trouver dans les bienfaits d’une éducation libérale cette culture de mœurs, cette sensibilité douce qui les aurait prémunis contre l’entraînement d’une barbare curiosité. Outre cette perte d’un temps toujours précieux pour l’agriculture et l’industrie, d’autres inconvéniens résultent encore de l’impression terrible que produisent ces scènes de destruction sur l’esprit des spectateurs. Des excitations à la vengeance, au meurtre et au suicide, des attaques d’épilepsie, des fausses couches, des affections cérébrales de toute espèce, et enfin ces affreuses monomanies homicides produites par la contagion d’un fatal exemple, et dont l’existence long-temps contestée est aujourd’hui universellement reconnue, grâce aux savans travaux et aux consciencieuses recherches des plus illustres médecins.
L’enfance elle-même, l’enfance voit la pureté de son innocence et la virginité de ses organes flétries, viciées par ce spectacle corrupteur. On sait ce que peuvent les premières impressions sur notre organisation individuelle. Quand les enfans deviennent des hommes, ces semences funestes d’insensibilité, d’égoïsme et de cruauté, ont germé chez eux avec l’âge, et bientôt elles fermentent et bouillonnent au foyer de mille passions. A toutes les époques critiques de l’histoire, à toutes les phases révolutionnaires, on a vu les enfans imiter dans leurs jeux les atroces immolations qui plongeaient leur patrie dans le deuil. La fusillade, le gibet, la guillotine, les tortures, rien ne manquait à l’exactitude de ces imitations sanguinaires; et souvent même on a vu de petits monstres, dont la férocité se trouvait subitement développée par la contagion de l’exemple, ne plus se contenter d’une vaine parodie, mais inventer des supplices réels, et, à défaut de victimes humaines, égorger des animaux domestiques sur leurs échafauds.
Mais le plus grand danger des exécutions à mort leur plus affligeant résultat sur la morale publique et le bien-être social, c’est d’endurcir l’ame des citoyens, de les accoutumer au spectacle de la violence et du meurtre, d’anéantir dans leurs cœurs ces sentimens de bonté, de douceur, d’humanité, cette horreur du sang et du carnage que la nature y a gravés, et qui, fécondés par les inspirations de la conscience et les lumières de la raison, sont destinés à être, dans la pensée du Créateur, la véritable sauvegarde de la société, la plus forte et la plus sacrée garantie de nos droits, de nos propriétés et de notre existence. Comment ne voit-on pas que se présenter sans cesse environné de gibets, de haches et de bourreaux, c’est traiter la société en ennemie, c’est agir à son égard comme si elle était une atroce réunion d’assassins et de bandits? Et cependant l’homme ne naît point méchant. Malgré le vice de ses institutions, il est encore généralement partout bon et vertueux; s’il naissait méchant, si la majorité des êtres vivans était perverse et cruelle, un grand homme l’a dit, il n’y aurait point de force sur la terre qui pût enchaîner leur furie, et le monde n’eût jamais offert que des scènes de barbarie et de dévastation. Mais non, l’homme naît en général bon et vertueux, et c’est sur les nobles penchans qui sont la base de sa sociabilité et de sa perfectibilité que se fonde la sécurité des races humaines. Il faut donc les développer et les nourrir, car là gît l’espoir et l’avenir des sociétés, la garantie de leur bonheur, l’élément durable de leur prospérité. En énervant ces dispositions précieuses, en les usant par les supplices, en les étouffant dans le sang, on enlève à l’édifice social ses fondemens les plus solides, pour leur substituer un affreux système de tortures et d’échafauds, véritable système de terreur qui peut bien frapper et intimider quelques âmes faibles, mais qui, pour tous les bons esprits, ne sera jamais qu’un système d’immoralité et de déception plus propre à engendrer les crimes qu’à les prévenir.
Prévenir les crimes! ah! telle n’est pas la mission de la peine de mort. Des milliers d’années se sont écoulées depuis que cette peine existe; des milliers de victimes ont péri par la main du bourreau, et l’humanité n’a point vu diminuer le nombre des attentats qui la déshonorent. Plus les exécutions ont été fréquentes et les supplices cruels, plus les forfaits ont augmenté en nombre et en férocité. L’échafaud, si redoutable quelquefois pour le condamné, n’a jamais arrêté le scélérat méditant son crime. Que dis-je? son sanglant appareil semble inspirer le génie du mal; il fait fermenter dans les cœurs gangrenés de noires pensées, d’horribles tentations; et souvent l’on a vu d’effrontés voleurs exercer leur criminelle industrie sur le lieu même du supplice, et dans des villes où le moindre larcin est puni de mort.
Mais il faut bien que l’immoralité pernicieuse des exécutions capitales soit frappante et incontestable; que ce soit une de ces vérités de complète évidence, d’intuition immédiate, comme les demande M. de Broglie, car sur ce point la plupart des écrivains se trouvent d’accord. Toutefois, comme une aussi importante concession pouvait ruiner de fond en comble le système des partisans de la peine de mort, ils ont imaginé, pour sauver l’honneur de leurs principes, une curieuse et subtile distinction qu’il est nécessaire d’examiner. Ils ont prétendu qu’autre chose était la peine, autre chose son exécution; que les inconvéniens dont ils reconnaissaient eux-mêmes l’existence n’étaient point du tout inhérens à la peine, mais résultaient uniquement de sa publicité, en sorte que la non-publicité de la peine devait suffire pour faire disparaître ces inconvéniens. Ils ont pensé qu’il fallait pour cela que l’application de la peine de mort eût lieu en secret, c’est-à-dire hors de la vue des hommes; et que, puisque les peines produisaient leur puissant effet de répression lorsqu’elles étaient certaines, connues et notifiées à la société, c’était la notoriété de la peine et non la publicité de son exécution qu’il fallait chercher à obtenir.
Voici le plan d’exécution que MM. Urtis et Silvela ont imaginé de concert.
«Ils voudraient un édifice sans fenêtres, ne recevant la lumière que d’en-haut, comme pour mieux marquer que celui qui y entre est à jamais séparé du monde, et ne doit plus communiquer qu’avec le ciel; ils le voudraient placé sur une hauteur de manière à n’être vu que d’une certaine distance.
«Que le condamné, ajoutent-ils, aille vers sa peine entièrement voilé ; qu’on ne distingue plus rien de l’homme; qu’on ne voie marcher que le criminel. Et, lorsque le bourreau sortira de l’enceinte fatale pour prononcer à haute voix ces formidables paroles: l’assassin a vécu, la sensation qui se communiquera à tous n’aura plus rien de cette horreur, de cette aversion que produit la vue du sang qui coule, mais sera un sentiment de terreur salutaire et ineffaçable.
«Qu’au jour marqué pour le supplice, le tambour, recouvert d’un crêpe funèbre, promène un bruit monotone et sourd; que des cloches d’un son particulier et destinées à cet usage fassent retentir au loin le glas de la mort. Semblables au cor d’Astolphe auquel nul courage ne résistait, leurs sons pénétrans iront porter l’effroi dans l’ame des scélérats. Eux qui couraient devant l’échafaud, vous les verrez fuir ce tintement lugubre, messager de mort, sinistre signal; il les poursuivra, il s’insinuera jusque dans la moelle des os comme un affreux pressentiment de leur propre sort.
«Frappez les esprits; c’est là le côté faible de l’homme. On brave parfois le danger que les yeux peuvent mesurer. La nature s’effraie et succombe devant les périls qu’elle n’entrevoit qu’à travers le prisme de l’imagination.....
«Le spectacle de l’échafaud est passager. Le temple consacré à l’expiation des crimes sera durable et permanent. Qu’il soit entouré de cyprès funéraires qui en rappellent incessamment la destination. Monument d’autant plus terrible qu’il sera mystérieux et impénétrable; le bandit ne passera jamais à côté sans éprouver un irrésistible frissonnement.
«La peine serait donc publique dans le sens qu’elle serait notoire, connue de tout le monde. Que si, cependant, ce temple de l’expiation, ces roulemens des tambours, ces cloches qui font retentir l’idée de la mort, ne semblent pas suffire pour rendre l’application de la peine capitale assez efficacement exemplaire, ne pas affecter assez fortement le sens de la vue, on pourrait ajouter à ces tristes solennités.
«Au sortir de l’enceinte fatale, les mêmes ministres de la justice qui accompagnent aujourd’hui le condamné vivant suivraient les restes du supplicié renfermés dans un cercueil que l’on irait placer sur l’échafaud à la place où l’on fait aujourd’hui les exécutions. Arrivés en ce lieu, en présence de certaines autorités, le magistrat chargé de la sûreté publique, lirait à haute voix la sentence qui viendrait de recevoir sa terrible exécution. Il ferait ensuite au peuple un récit de toutes les circonstances du crime; il ferait ressortir la perversité, l’immoralité de l’action, et adresserait en finissant aux spectateurs une allocution capable d’affermir les uns dans l’amour des lois protectrices de l’ordre social, et qui menacerait les autres de la sévérité des peines qu’elles réservent à ceux qui osent les enfreindre. La présence du cercueil, l’appareil funèbre seraient là des preuves matérielles de ce qui vient de se passer, et aideraient puissamment à produire les émotions fortes, les impressions durables que l’on cherche à obtenir. Enfin (et il en coûte à notre sensibilité de poursuivre), si l’on voulait administrer la preuve irrécusable de la triste réalité, si l’on voulait produire la certitude absolue, on pourrait aller jusqu’à placer les restes du supplicié dans un temple, et là les exposer aux regards des incrédules, si, après tout, il est permis d’en supposer.»
C’est déjà beaucoup, à coup sûr, que de voir nos adversaires embarrassés de l’immoralité et des graves inconvéniens qui sont attachés à l’exécution publique de la peine qu’ils préconisent, se réfugier, pour s’y soustraire, dans des conceptions bizarres et romanesques dont l’impossibilité matérielle saute aux yeux des moins clairvoyans. Mais ce qu’il y a de mieux encore, c’est que tous n’ont pu s’entendre pour l’adoption d’un si dramatique projet. Quelques-uns l’ont franchement repoussé en le déclarant impraticable en la forme, et au fond sans énergie et sans efficacité. En sorte que dans le camp même de nos adversaires se trouvent aujourd’hui deux drapeaux; l’un pour les partisans des exécutions publiques, l’autre pour les partisans des exécutions à huis-clos. Certes, il nous serait permis de nous prévaloir d’une divergence d’opinions qui pourrait prêter tant de force à nos argumens; mais, grâce au ciel, nous n’avons pas besoin de recourir à ce moyen pour renverser le système de MM. Urtis et Silvela.
Sans parler des dangers sans nombre que présentent des exécutions secrètes dont un gouvernement sanguinaire pourrait si facilement abuser, et qui rappellent cette terreur vénitienne, ce redoutable Pont des Soupirs dont le nom fait frémir encore, et qui rendit si exécrable l’ombrageuse tyrannie des Dix, est-ce bien connaître l’état actuel de nos mœurs que de supposer praticables et salutaires les apprêts mystérieux, les longues et lugubres solennités dont on veut entourer l’agonie d’un malheureux condamné à mourir? Et d’abord deux écueils apparaissent contre lesquels le projet de MM. Silvela et Urtis vient également échouer. Il y aura d’un côté insuffisance dans l’impression produite, de l’autre il y aura excès; voici comment. La société se compose de deux classes de citoyens bien distinctes: l’une, par ses mœurs douces et élégantes, par ses habitudes honnêtes, par son instruction libérale et éclairée, par son aisance enfin, se trouve ordinairement à l’abri de l’influence du crime. Pour se maintenir dans le sentier du devoir et de la vertu, elle n’a besoin ni de supplices ni de bourreaux; elle n’a qu’à suivre fidèlement les inspirations de son cœur et de sa conscience. Aussi n’est-ce point elle que l’on voit habituellement sur les bancs de la cour d’assises, et encore moins sur les places publiques, entourant avec une curiosité avide et féroce l’échafaud et la victime qui doit y périr. Elle fuit au contraire ces sanglans spectacles dont l’idée seule lui cause autant de dégoût que d’horreur. Ce sera donc lui faire violence et contrarier ses penchans humains et doux que de l’associer, malgré sa répugnance, aux sauvages émotions de la foule, en l’entraînant en quelque sorte sur le lieu du supplice, et en la faisant assister par la pensée au martyre d’un infortuné , à ses dernières convulsions, au râle de son agonie. Bien plus, ces tourmens si affreux pour quiconque a des entrailles, vous les rendez inévitables, vous les imposez à tous les cœurs. C’est en vain qu’on voudrait s’y soustraire; vos tambours retentissans, vos cloches ébranlées, votre fracas immense, s’insinuent, comme vous le dites vous-mêmes, dans la moelle des os, portent l’épouvante dans toutes les âmes, et font retentir à toutes les oreilles le glas de la mort. Juste ciel! on frémit à la seule pensée des incalculables ravages que de telles excitations peuvent produire. Combien terribles seront leurs résultats sur les tempéramens nerveux et mélancoliques, sur les complexions faibles et maladives, sur les vieillards, les infirmes, les enfans, les filles, les femmes enceintes, en un mot sur tous les individus qui, par la délicatesse de leurs organes ou la gravité de leur position, sont hors d’état de supporter sans péril la moindre secousse pénible, le moindre ébranlement douloureux! On sait combien l’imagination est prompte à exagérer tout ce qui lui cause un sentiment d’effroi ou d’horreur: ce ne sera plus à une simple et rapide exécution capitale qu’assisteront toutes ces personnes désolées, mais à un long et inexprimable supplice dont chaque heure, chaque minute augmenteront pour elles les angoisses. Dans la solitude de leurs habitations, au fond des retraites les plus reculées, elles verront l’échafaud, la victime, le bourreau; elles se créeront mille fantasques visions, mille lugubres fantômes; elles inventeront des cris, des gémissemens, des larmes, des tortures, des physionomies hideuses, une tête pâle et livide, des ruisseaux de sang! Et c’est ainsi que dans le sein des familles honnêtes et paisibles on verra éclater ces catastrophes déplorables dont nos adversaires eux-mêmes ont constaté l’existence, et qui les portaient à proscrire la publicité dans les exécutions.
Quant à cette seconde classe de la société qui, par son éducation sauvage, ses mœurs dures et ses habitudes grossières, se trouve à l’abri des impressions dangereuses dont nous venons de parler, c’est à peine si elle sera faiblement émue de toute la pompe solennelle, de tout l’attirail dramatique dont vous entourez les derniers momens du condamné. Elle accourait en place de Grève pour assister à un spectacle, à un véritable et sanglant spectacle qui produisait sur ses rudes organes ces vives et poignantes émotions dont elle est avide; mais elle n’aura aucun empressement pour vos longues et lugubres cérémonies qui l’attristeraient sans compensation, et qui ne pourraient offrir à sa curiosité blasée qu’un vain et ennuyeux passe-temps, dès que le principal acteur y paraîtrait caché sous un voile, et que la scène la plus importante, la scène du sacrifice, manquerait de publicité. Le roulement de vos tambours, le bruit de vos cloches ébranlées, le sombre aspect de votre temple pourront bien l’étonner quelque peu d’abord, mais bientôt elle s’y accoutumera, et ils ne feront pas plus d’impression sur elle que n’en fait la vue du cimetière qui doit engloutir ses cendres, ou le glas funéraire qui lui annonce à toute heure du jour qu’un être vivant vient de trépasser.
Enfin, il est un dernier inconvénient que l’on peut reprocher au système que nous combattons, c’est de circonscrire à l’enceinte d’une seule ville l’effet répressif qui doit résulter de l’exécution de la loi. Il est évident que les villes voisines, que les campagnes environnantes y demeureront étrangères, en sorte que le résultat de ces tueries secrètes, de ces massacres à huis-clos sera si mesquin, même dans le sens Je nos adversaires, que ce n’est pas sans indignation et sans dégoût que l’idée de la mort d’un homme pourra y être associée. Du moins aujourd’hui, les exécutions publiques, telles qu’elles sont offertes à la multitude, produisent sur elle une impression profonde, bien qu’éminemment immorale, et exercent dans un rayon immense une incontestable puissance d’attraction. Aussi, les partisans de ces exécutions prétendent-ils y trouver, avec une apparence de raison, toutes les conditions d’exemple, de répression et d’intimidation qui rendent une peine juste et salutaire. Mais les pâles représentations de MM. Urtis et Silvela, hors de leur sphère rétrécie, seraient sans énergie et sans efficacité ; et même dans les limites de cette sphère elles produiraient, comme nous l’avons fait voir plus haut, des résultats diamétralement contraires aux vues du législateur; c’est-à-dire impression insignifiante ou nulle sur les masses populaires, et au sein des classes élevées des accidens affreux et d’irréparables malheurs. Vainement affirmerait-on que les populations voisines du lieu où l’exécution non publique sera célébrée s’empresseront de s’y rendre avec des sentimens calmes et religieux comme à une cérémonie expiatoire: erreur, erreur grossière! Si elles y accourent maintenant, nous l’avons dit, et nous ne pouvons nous lasser de le redire, ce n’est point pour y recevoir une leçon triste et sévère dont elles puissent faire leur profit; c’est pour y assister à un spectacle, à un vrai et voluptueux spectacle qui permet libre et large carrière a leurs sensations brutales, à leurs farouches émotions, et qui donne satisfaction horrible mais complète à leurs organes endurcis; elles y courent avec entraînement et furie, comme autrefois le peuple de Rome aux combats atroces des gladiateurs, et aujourd’hui encore le peuple espagnol à ses sanglantes courses de taureaux .
On peut donc, sans hésitation, déclarer que le plan de MM. Silvela et Urtis est inefifcace, dangereux et inexécutable; et il est permis de leur dire ainsi qu’à tous les écrivains consciencieux qui partagent leur opinion: Hommes de bonne foi, mais aveuglés, partisans de la peine de mort, si vous tenez à ensanglanter vos codes de cette loi barbare, cherchez du moins un mode d’exécution qui n’ait pas les sinistres inconvéniens que nous venons de signaler; philosophes humains et vertueux, ne détruisez pas dans le cœur de l’homme cet instinct sacré de la nature qui lui fait avoir horreur du sang de son semblable; enfans d’un même Dieu, n’armez pas la main d’un frère contre un frère; et, si vous voulez que nous ajoutions foi à la sincérité de votre amour pour le bien public et l’humanité, commencez par faire disparaître du sein d’une nation policée et sensible ce personnage couvert d’infamie qu’on nomme le bourreau.
Oui, le bourreau; car tant qu’il s’agira de mort, ses odieuses fonctions seront nécessaires. Il faudra toujours (que l’exécution soit publique ou secrète) un bras pour enlacer la victime, une main pour l’égorger. C’est en parlant de l’exécration et de l’ignominie qui sont attachées à la personne du bourreau que nous avons commencé ce chapitre, c’est encore par quelques courtes réflexions sur ce triste sujet que nous allons le terminer.
Depuis que l’homme, sous le nom de législateur, s’est arrogé le droit suprême de donner la mort, il semble qu’il aurait dû environner de quelque considération et de quelque estime l’exécuteur nécessaire de ses terribles arrêts. S’il l’eût voulu, à coup sûr il n’eût pu le faire, mais sa conscience ne lui a pas même permis de le tenter. A toutes les époques, les bourreaux ont été l’objet de l’universelle exécration sans que l’autorité ait rien fait pour les en garantir; que dis-je? elle a toujours évité elle-même, comme une lèpre dégoûtante, leur contact impur. Le temps qui détruit tout n’a pu détruire l’opprobre immense qui les couvre. Dans ces siècles reculés d’ignorance et de barbarie où leur affreux ministère était réputé légitime, l’horreur et le dégoût qu’ils inspiraient n’étaient pas moindres qu’aujourd’hui; ils recevaient leurs provisions d’une manière qui attestait leur infamie; ils ne pouvaient demeurer dans l’intérieur des villes, et l’accès des temples leur était interdit.
Des révolutions gigantesques ont bouleversé plusieurs fois la face morale du monde; la civilisation et les lumières ont fait d’incessans progrès; l’échafaud lui-même s’est vu débarrassé de toutes ses tortures inutiles; et cependant la tache de réprobation qui frappe le bourreau n’a pu s’effacer. Il est encore infâme aujourd’hui, et la distance qui existe entre lui et l’ouvrier le plus pauvre, le chiffonnier le plus misérable, est aussi grande, aussi infranchissable que celle qui le sépare du citoyen le plus riche et le plus respecté .
De quel droit la société a-t-elle choisi dans son sein une classe entière d’hommes pour lui imposer d’atroces fonctions, et la vouer ainsi à l’opprobre et à l’ignominie? De quel droit? dira-t-on; mais les bourreaux se sont offerts eux-mêmes, et si leur profession est déshonorante, elle est de leur choix. Eh bien! soit; mais leurs familles? mais leurs enfans surtout? De quel droit flétrir leur innocence, souiller leur avenir, et les attacher au char infamant de leur père comme à un pilori éternel? De quel droit les séquestrer de la société comme une caste odieuse et avilie, comme une caste de Parias? Car enfin, en l’état de nos mœurs, avec des préjugés et des répugnances que le passage des siècles n’a fait qu’enraciner, que peuvent devenir les enfans d’un bourreau? Repoussés partout, méprisés, honnis, conspués, quelle alternative peut rester encore à leur abandon et à leur désespoir? Si les premiers bourreaux furent volontaires, il faut aujourd’hui que le fils d’un bourreau soit bourreau. C’est sa fatale destinée, telle que le monde et la société la lui ont faite; il la lui faut accomplir. On demandait à Sanson quelle nécessité avait pu le contraindre, lui d’un caractère doux et humain, à embrasser l’horrible profession de son père: Une nécessité terrible et irrésistible, celle qui a entraîné mon père lui-même, répondit-il d’un air morne, une nécessité de position! Et c’est ainsi que depuis plus d’un siècle ces fonctions abominables se perpétuent dans une même famille!
Non, la société n’a pas le droit de créer l’office de bourreau; non, elle n’a pas le droit de forcer un homme à le devenir. Elle ne peut le faire qu’en transgressant les lois de l’humanité et de la morale, comme elle ne peut attenter à la vie de l’homme sans violer les droits de la divinité. En sorte que l’illégitimité de la peine de mort ne résulte pas seulement du principe sacré du droit et du juste, mais aussi de l’impossibilité de son exécution matérielle ou soit de son immoralité. Car, comme dit M. Maffioli: «Dès que l’être libre et moral ne peut exécuter la peine de mort sur un de ses semblables sans se perdre dans le gouffre sans fond de l’infamie, il s’ensuit que la même peine ne peut être ordonnée par la société ni par ses représentans» .
Bien d’autres conclusions non moins importantes pourraient se tirer encore des divers argumens que nous avons développés dans ce chapitre; mais nous les omettons; il n’est pas possible de tout dire, et il nous reste une longue carrière à parcourir. D’ailleurs, en présence du mouvement universel qui se prononce aujourd’hui en faveur de l’abolition de la peine de mort; à l’aspect de l’élan sympathique, de l’énergique entraînement des cœurs, des ames et des consciences vers ce noble but; en voyant enfin les actes de notre gouvernement (où se révèle la pensée personnelle du chef de l’État) s’imprégner de l’esprit philantropique du siècle et seconder la marche féconde du progrès; nous ne pouvons douter un instant que le monde ne se rende bientôt au majestueux et unanime concert de la raison, de l’humanité et de la philosophie, et surtout que notre belle France ne voie, dans peu d’années, l’accomplissement de ses vœux régénérateurs.
L’illégitimité de la peine de mort démontrée, ainsi que l’immoralité de son exécution, nous pouvons passer maintenant à la preuve de son inutilité.