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CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES

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Table des matières

Les études relatives à la préhistoire de l'homme, à cette phase de son évolution pour laquelle aucun document écrit ne vient guider les recherches, bien qu'elles soient nées depuis bientôt un siècle, sont encore dans l'enfance. D'une part nos investigations, bien sommaires encore, hélas! ne portent que sur un petit nombre de régions, d'autre part nous ne possédons aucun terme de comparaison permettant de mesurer, dans le temps comme dans l'espace, l'étendue de ces premiers efforts de l'humanité pour améliorer ses conditions d'existence; et l'ampleur du sujet est telle, que cette branche d'études fait appel à la plupart des connaissances scientifiques. La géologie, la zoologie, la botanique, la climatologie, l'anthropologie, l'ethnographie sont les bases de la préhistoire qui, comme toutes les sciences d'observation, côtoie cette muraille de ténèbres derrière laquelle se dissimulent à nos yeux les origines des êtres et des choses.

Quand on s'engage dans les divers chemins de la science pour remonter vers les origines, bientôt on se heurte à l'inconnu. Au fur et à mesure qu'on avance, l'obscurité s'accroît jusqu'à devenir la nuit, nuit du passé, nuit de l'avenir, où l'insuffisance de nos moyens d'investigation ne nous permet pas encore de pénétrer. C'est qu'en toutes choses nos moyens d'observation se montrent insuffisants, c'est que le temps a détruit la plupart des témoins à la portée de notre intellect et que ceux qui ont survécu aux injures des siècles échappent trop souvent, hélas! à notre perspicacité. Plus on remonte dans les âges, plus est difficile la perception des traces épargnées par le temps; et dans les contrées mêmes dont nos pieds foulent le sol, dans ces régions que nous pensons connaître le mieux, nos observations ne sont encore que bien superficielles. Durant des siècles et des siècles on a méconnu les vestiges des vieilles civilisations de la pierre; demain paraîtront peut-être des témoins plus anciens encore, les ténèbres reculeront quelque peu; mais jamais nous ne parviendrons au but, jamais nous ne dissiperons complètement les obscurités des origines.

Aujourd'hui d'ailleurs, en ce qui regarde la haute antiquité de l'homme sur la terre, nos recherches ne portent encore que sur une aire géographique bien limitée; l'Europe occidentale, le nord de l'Afrique, quelques points de l'Asie antérieure et de l'Amérique du Nord, seulement, nous ont livré quelques-uns de leurs secrets, confidences bien incomplètes, d'étendue fort restreinte, dont il serait dangereux au plus haut point de tirer des conclusions d'ordre général. À peine sommes-nous en droit de proposer quelques hypothèses. Il ne faut pas oublier, en effet, que très certainement une multitude d'indices nous échappent encore, que les industries de la pierre sur lesquelles nous basons nos théories ne forment qu'une infime part des témoignages de la vie humaine et que les autres traces ne nous sont pas encore apparues ou sont à jamais perdues.

Fatalement l'esprit est enclin à la généralisation des phénomènes dont il constate l'existence, à négliger les inconnues sans nombre des questions dans lesquelles il pénètre par un côté; et ces tendances, très humaines d'ailleurs, ont été l'origine et la cause des théories relatives à la vie préhistorique de l'homme, théories absolues bien qu'elles fussent irrationnelles. Pouvons-nous admettre, en effet, que les pays occidentaux de l'Europe ont joué dans les débuts du progrès un rôle prépondérant par rapport au reste du monde, qu'ils ont été des foyers de développement? Certes non, car nous ignorons ce qui s'est passé dans les autres parties de l'Univers, non seulement dans les continents modernes, dans ceux qui émergent actuellement des mers, mais aussi dans ces vastes régions abîmées aujourd'hui dans la profondeur des mers, et dont nous soupçonnons seulement l'antique existence. Ce n'est pas de l'imparfaite connaissance de quelques millions de kilomètres carrés, trois tout au plus, que nous sommes en droit de déduire des lois s'appliquant au monde entier, ce n'est pas par l'étude de quelques rares squelettes et d'industries locales que nous pouvons juger de ces innombrables mouvements des peuples primitifs, classer ces vagues humaines qui, semblables à celles que les vents soulèvent sur les océans, ont couvert les continents, se sont brisées sur les montagnes, ce n'est pas d'observations géologiques localisées sur quelques points, mieux étudiés que d'autres, qu'on peut déduire la marche générale des mers de glace, qu'on peut juger des convulsions du sol de notre planète, de ces grands mouvements variables à l'infini, suivant les lieux, suivant les temps, dont l'importance a été si considérable dans les destinées de l'humanité primitive.

Aucun indice, jusqu'ici, ne nous permet de connaître les foyers originels des divers groupes humains, et bien rares sont les témoignages des migrations primitives. La nuit enveloppe encore le berceau de notre propre civilisation; comment parlerions-nous des origines de ces peuples que nous ne connaissons que par les produits de leurs grossières industries?

Il ne faut pas chercher à donner à la préhistoire une précision qu'elle ne peut pas posséder. Souvenons-nous toujours que nous nous trouvons en face de l'inconnu le plus vaste qui soit, que de nos observations locales nous ne devons tirer que des conclusions locales elles-mêmes, et que ces constatations portent seulement sur des temps où l'homme était déjà singulièrement développé.

Ce n'est pas ici la place d'entrer dans des considérations sur les origines possibles des hominiens, puisqu'il est traité spécialement de ce sujet dans l'un des volumes de cette série; mais, avant d'aborder l'exposé des industries primitives, il est important de faire observer que nous ne connaissons rien des origines humaines, et qu'il en est de même de tout ce qui concerne les débuts de l'évolution organique.

Les couches géologiques les plus anciennes, celles dans lesquelles apparaissent pour la première fois les vestiges de la vie, nous montrent une faune très développée déjà; ce n'est pas que l'existence animale et végétale eût débuté pourvue d'organismes supérieurs, c'est que les premiers efforts de la nature n'ont pas laissé de traces. Les gneiss pré-cambriens et les granits ont certainement connu les êtres organisés; mais ils ne nous en ont pas transmis les empreintes. Il en est de même en ce qui regarde les origines humaines; l'homme a peut-être vécu dans les temps tertiaires; il se peut qu'un jour on rencontre ses restes dans quelqu'un de ces ossuaires qui, comme ceux de Pikermi, de Maragha, du Dakota, etc., permettent de reconstituer les faunes disparues, dans les vases de quelque lac tel que celui de Sansan, où sont venus s'amonceler les cadavres entraînés par les fleuves; mais, jusqu'à ce jour, aucune découverte de cette nature n'est venue à l'appui des hypothèses relatives à l'homme et à ces instruments primitifs qu'on désigne sous le nom d'éolithes. Ces éolithes d'ailleurs qu'on nous donne comme façonnées par la main de l'homme ne sont pas concluantes par elles-mêmes, quant à l'antiquité de l'humanité sur la terre. Nous devons donc nous borner à prendre l'être humain lorsqu'il nous apparaît d'une manière certaine, aux temps quaternaires, de même que nous prenons le développement animal à la période cambrienne. La faune pré-silurienne est déjà très élevée dans l'ordre zoologique, et, aux temps glaciaires, l'homme possède déjà une industrie très avancée; c'est là tout ce que nous savons. Au delà, tant sur la paléontologie que sur l'anthropologie, plane le mystère.

Quelques terres privilégiées, la Chaldée, l'Élam et l'Égypte ont, plus tôt que le reste du monde, connu les bienfaits de l'écriture. Six mille ans environ se sont écoulés depuis que cette aurore, levée sur l'Orient, a répandu sa lumière sur les régions du Tigre, de l'Euphrate et du Nil; mais, pendant bien des siècles, ce foyer n'a brillé que pour lui-même, et le reste du monde est demeuré plongé dans les ténèbres: enfin, peu à peu, de proche en proche, la clarté s'est faite, de nos jours encore elle se répand, couvre de nouvelles régions; mais bien des siècles s'écouleront avant que, sur toute la terre, l'être humain soit complètement sorti de l'ignorance et de la barbarie.

En Asie même, en Égypte, avant que survînt la plus grande des inventions de l'homme, celle qui permit de fixer la pensée par l'écriture, que de siècles ont dû s'écouler pour que l'humanité sortît enfin, peu à peu, de la condition inférieure, animale, dans laquelle certainement elle a vécu aux origines, pour que l'être, naturellement doué de raison, se comprît lui-même, pour qu'il s'affranchît de quelques-uns de ses instincts, de ceux qui s'opposaient à son développement intellectuel et moral!

C'est alors que, parmi ces innombrables familles humaines, intervint un facteur puissant, celui des aptitudes. Toutes les hordes n'étaient point égales en vitalité physique et intellectuelle, soit que l'ambiance dans laquelle elles avaient vécu fût impropre à leur développement, soit que par atavisme elles fussent condamnées à l'infériorité.

Là survient le mystère de l'origine unique ou multiple de la race humaine, problème dont nous ne pouvons même pas entrevoir la solution. Les descendants d'Adam, dit la tradition, ont épousé les filles des hommes. Il existait donc des hommes, des êtres inférieurs, ces vieux souvenirs l'affirment et l'ethnographie semble devoir confirmer leurs dires.

Que penser de cette inégalité de culture chez les aborigènes du Nouveau-Monde, du grand développement de certains peuples au Mexique, au Pérou, et de l'infériorité de certains clans de l'Amérique du Nord, des tribus de l'Amazone ou des Guyanes, des Patagons, des Esquimaux, de tous ces êtres inférieurs que l'exemple même n'a pu tirer de leur vie de primitifs? Comment juger ces races noires qui, malgré la culture qu'elles reçoivent dans certains pays, ne fournissent qu'une bien faible proportion d'individus qui véritablement soient des hommes?

Cette inégalité des facultés cérébrales, qui existe encore chez les peuples les plus civilisés, parmi les individus, il la faut accepter aussi chez l'homme d'avant l'Histoire: comme de nos jours elle ne séparait pas seulement les êtres entre eux, mais s'appliquait aux familles humaines elles-mêmes. De là vint la naissance de foyers de développement multiples, d'intensité diverse, à des époques qu'on ne saurait fixer, car les causes mêmes de ce développement ne permettent de leur assigner ni un lieu ni un temps. Il n'existe pas, pour le progrès intellectuel, de phases comparables à celles des diverses évolutions de la vie animale.

Mais en dehors des aptitudes cérébrales plus ou moins grandes, chez les fractions diverses de la race humaine, il était une autre cause de supériorité de certains groupes sur les autres, cause certainement prédominante dans les sociétés primitives, l'aptitude au développement physique. Car, en ces temps, comme souvent encore de nos temps, la force brutale primait celle de l'intelligence. Tout comme de nos jours, plus même encore, le climat exerçait une influence prépondérante sur les groupes humains, parce que l'homme était plus près de la nature qu'il n'est aujourd'hui, et il existait sur le globe de grandes inégalités dans le climat et dans les facilités d'existence. Ce fut la cause de terribles luttes pour la possession du sol, de ces migrations, de ces mouvements dont nous retrouvons les vagues traces. Que de guerres alors! Que de massacres! L'esclavage était le sort du vaincu, dont la horde s'éteignait peu à peu, laissant, par ses femmes, quelque peu de sa vie dans les veines des descendants de ses vainqueurs; et pendant que se transformaient ainsi les races, le climat, le relief du sol lui-même se modifiaient continuellement, causant de nouveaux changements dans la nature ethnique des populations.

L'Histoire n'est faite que de ces luttes des hommes entre eux, que d'invasions, de conquêtes, de l'asservissement, de la disparition de peuples entiers, de la fusion des vaincus avec les vainqueurs. Que sont devenus les Phrygiens, les Cappadociens, les Hétéens, les Elamites, les Ourartiens, les Ibères, les Étrusques, et tant d'autres nations dont nous connaissons l'existence par d'irréfutables preuves, mais dont nous ne retrouvons plus que très rarement des traces ethniques fugitives? Elles se sont fondues pour devenir éléments constitutifs d'autres nations qui souvent elles-mêmes ont disparu. Quel dédale de complications ethniques dans ces quelques millénaires dont nous possédons l'Histoire, et quelle idée devons-nous nous faire des luttes qui ont ravagé la terre durant les temps préhistoriques! Ne prenons pas pour la lumière complète les renseignements que nous fournissent nos découvertes d'industries oubliées, d'arts ignorés ou de squelettes humains. Ce ne sont là que de faibles lueurs, capables seulement de jeter un jour pâle sur l'existence de nos précurseurs en ce monde.

Bien que ce ne soit pas ici la place d'étudier l'homme au point de vue de sa constitution physique, ni à celui des langues dont la connaissance est parvenue jusqu'à nous, il est utile cependant de montrer en quelques mots combien ces branches de la science sont décevantes pour celui qui songerait à s'appuyer sur elles pour la recherche de la préhistoire humaine.

Nous ne possédons aucune indication, même des plus vagues, sur la nature des idiomes qui se parlaient dans le monde, aux siècles qui, de quelques millénaires, ont précédé l'invention de l'écriture. Les plus anciennes inscriptions parvenues à notre connaissance, celles de la Chaldée, de l'Élam et de l'Égypte, nous montrent déjà des langages parfaitement organisés, possédant des grammaires savantes, littéraires même, et il en est ainsi pour les textes archaïques qu'on découvre chaque année dans les divers pays.

Le jour où nous saurons interpréter les textes hétéens, minoens, étrusques, ibères, mexicains etc., nous nous trouverons certainement en face de parlers déjà fort évolués, quel que soit le groupe auquel ils appartiennent. Est-il plus belle chose que ces études comparatives sur les langues de souche aryenne, par exemple, qui, s'appuyant sur des rameaux détachés depuis des milliers d'années du tronc, permettent de retrouver un grand nombre de racines originelles, et de pénétrer dans la pensée déjà si développée de sociétés dont nous ne pouvons pas nous permettre de mesurer l'antiquité?

Ces sortes de recherches ont permis de reconnaître l'existence de quelques groupes, de familles; cependant il est encore certains dialectes antiques et modernes qui, résistant à l'analyse, ne rentrent pas dans les grandes divisions tant au point de vue grammatical qu'à celui des racines, et semblent être les survivances de quelques-unes des langues qui se parlaient, avant la venue dans nos régions de ces hordes humaines que les linguistes désignent sous les noms de Sémites, d'Aryens et de Touraniens. Parmi ces langues, dont quelques-unes paraissent remonter à des origines très anciennes, citons le Basque, l'Ibérien, l'Etrusque, le Susien, l'Ourartien et les parlers du Caucase dits Karthwéliens (Géorgien, Mingrélien, Laze, etc.), idiomes qui ne présentent pas de relations avec les vieilles langues et qu'on ne parvint à réunir à aucun autre groupe; on ne peut pas dire cependant, avec la moindre apparence de raison, qu'ils appartiennent à des langues qui se parlaient aux temps quaternaires.

En ce qui regarde les découvertes anthropologiques, qui, en se multipliant, parviendront à jeter beaucoup de lumière sur les questions d'ethnographie antique locale, nous sommes portés à un certain scepticisme quant aux conclusions d'ordre général qu'on s'efforce d'en tirer; car si nous en jugeons par les mélanges d'éléments ethniques qui ont eu lieu dans tous les pays durant la période si courte de l'Histoire, nous sommes amenés à penser que, pendant les phases préhistoriques, les fusions entre groupes humains divers n'ont pas été moins importantes. À peine pouvons-nous présenter un classement ethnographique rationnel des races actuelles, classement pour lequel nous disposons cependant de matériaux sans nombre; que penser dès lors des conclusions résultant de l'étude de quelques rares squelettes découverts de-ci de-là, alors que nous ne savons pas si ces hommes étaient réellement les auteurs des industries au milieu desquelles on trouve leurs restes, ou s'ils ne vivaient pas là soit comme anciens habitants vaincus, soit comme esclaves importés de régions peut-être très lointaines? Ce n'est pas parce qu'on trouverait dans des couches caractérisées par des restes de la culture romaine le squelette d'un nègre du Soudan qu'on serait autorisé à conclure que Romulus et Rémus avaient la peau noire et les cheveux crépus. Les incertitudes dépendent de tant de facteurs dont nous ne soupçonnons même pas l'essence, qu'il importe de se tenir dans une extrême réserve quant à la nature des populations qui nous ont devancés sur notre sol.

Pour l'ethnologie des peuples depuis les débuts des temps historiques jusqu'a nos jours, nous ne pouvons suivre que deux guides: la linguistique et l'anthropologie; or, dans la plupart des cas, ces deux moyens d'investigation en arrivent à des conclusions absolument opposées. Quelques exemples suffiront pour le montrer.

Dans le centre de la grande chaîne caucasienne habitent les Ostèthes, peuple qui s'exprime dans un dialecte iranien très archaïque, bien que depuis des siècles et des siècles, plus de deux mille ans, il soit entouré de toutes parts de gens de parler karthwélien; mais, par suite de mélanges du sang, il a pris chez ses voisins son type physique. L'anthropologie en fait donc des Caucasiens, la linguistique les déclare Aryens-iraniens.

En Élam, dans les tribus nomades, on rencontre des individus du type susien le plus pur, tel que nous le montrent les bas-reliefs vieux de trois ou quatre mille ans; or ces gens, de culture sémitique, sont musulmans et parlent arabe. Le langage de leurs pères s'est perdu, mais leur type physique a survécu.

Nous avons vu que Cappadociens, Phrygiens, Hétéens, Étrusques, etc., ont disparu en tant que nations et ont perdu leur langage: mais, en se fondant avec d'autres peuples, ils ont certainement apporté à leurs vainqueurs certains de leurs caractères physiques; et il en est de même pour tous les peuples, dans tous les pays.

Sans nul doute il s'est opéré de tous temps une sélection dans les races humaines, les êtres inférieurs disparaissant devant des groupes plus forts, mieux doués par la nature. Cette sélection se produit encore de nos jours en Amérique, en Océanie, dans notre vieille Europe elle-même; pourquoi n'aurait-elle pas régi les destinées de l'humanité, en des temps où les instincts du plus fort n'étaient pas contenus par des conceptions philosophiques ou par des lois?

De telles considérations ne sont-elles pas de nature à rendre sceptique quant aux résultats des observations anthropologiques?

Nos seuls guides vraiment scientifiques, dans l'étude des peuples oubliés, sont donc dans les traces laissées par ces hommes eux-mêmes de leur passage sur le globe, dans ces restes de leur vie de chaque jour, accumulés dans les cavernes qu'ils habitaient, dans les ruines de leurs demeures artificielles, dans les lieux de leurs campements et, pour les périodes les plus anciennes, souvent dans les alluvions produites par des courants qui, après avoir lavé la surface de la terre, l'ont recouverte de matières qu'ils entraînaient dans leur course. Nos observations à cet égard sont forcément localisées et chaque station préhistorique doit faire l'objet d'une étude spéciale. Puis, les observations se multipliant, les mêmes phénomènes se montrant sur un grand nombre de points, on est amené à donner aux conclusions une portée plus étendue, à les appliquer à des districts entiers, et l'étude stratigraphique des couches, dans lesquelles on rencontre les restes des industries humaines est, pour nous, le seul moyen d'établir une chronologie relative des faits qui ont pris place dans une même région.

Mais la stratigraphie, dont les données sont souvent discutables, en ce qui concerne les assises géologiques marines, alors que la succession présente des lacunes, devient plus incertaine encore dans le cas des alluvions pleistocènes et récentes, de telle sorte que, suivant les contrées sur lesquelles ils ont porté leurs observations, les géologues ne sont pas toujours d'accord, tant s'en faut. C'est ainsi qu'ils diffèrent d'opinion sur le nombre des oscillations glaciaires, aussi bien que sur leur importance. Certains en admettent trois[33] et d'autres[34] jusqu'à six. On ne s'entend même pas au sujet de la période glaciaire dans laquelle apparaissent pour la première fois les produits de l'industrie humaine, le type Chelléen, M. Obermaier, par exemple, après une étude approfondie de la région pyrénéenne, est amené à rajeunir considérablement cette époque et, par suite, l'antiquité de l'homme sur la terre[35].

Ces divergences dans les opinions sont dues à l'extrême complexité des bases sur lesquelles s'appuient les déductions: ici ce sont des alluvions caillouteuses, là des moraines avec leurs variétés latérales et frontales, plus loin des tourbières, et les divers témoins de l'action glaciaire sont, le plus souvent, indépendants et fort éloignés les uns des autres.

D'ailleurs, il est à penser que, sur toute la surface du globe, les mêmes phénomènes n'ont pas pris place en même temps. Les oscillations glaciaires correspondent, sans nul doute, à des mouvements de l'écorce terrestre; toutefois, beaucoup d'entre eux n'ont pas affecté la totalité des massifs où se déposaient les neiges. L'affaissement général de l'inlandsis Scandinave, il est vrai, a marqué la fin de la période glaciaire et le commencement des temps modernes; mais cet effondrement des continents septentrionaux n'a certainement pas affecté les massifs du Nord tout entiers.

Cependant les incertitudes qui planent sur les temps glaciaires n'ont pas rebuté les partisans de la très haute antiquité de l'homme sur la terre; et des esprits très pondérés, des hommes fort instruits des choses de la géologie, se sont laissé entraîner à chercher une évaluation en millénaires d'années des périodes de l'enfance humaine. Tout d'abord ils commettaient la grande faute d'accepter le synchronisme des diverses phases des industries, en prenant pour base les découvertes faites dans l'occident de l'Europe: ensuite leurs évaluations, ne reposant sur aucun fondement scientifique, ont inévitablement donné libre cours à la fantaisie.

Goldschmidt, d'après Haeckel, ne compte pas moins de un milliard quatre cent millions d'années depuis l'apparition sur la terre des êtres organisés jusqu'à nos jours; alors que nous savons que la faune cambrienne, la plus ancienne connue, a été précédée par d'autres dont il est impossible de mesurer l'importance et par suite la durée. Credner[36] estime les temps géologiques à cent millions d'années, dont trois millions pour le tertiaire et cinq cent mille pour l'anthropozoïque ou quaternaire.

Gabriel de Mortillet[37] accorde deux cent trente à deux cent quarante mille ans à la durée des temps quaternaires depuis l'apparition de l'homme (Chelléen), dont deux cent mille sont consacrés à l'époque glaciaire et à ses oscillations, trente ou quarante mille ans au post-glaciaire.

Pour Lyell[38], Croll[39] et J. Lubbock[40], l'homme chelléen serait vieux de trois cent mille ans. Lyell[41] admet que la formation des tourbières danoises a exigé seize mille ans, alors que Stennstrup[42] réduit ce nombre à quatre mille.

Tous les moyens d'estimation ont été mis en œuvre pour arriver à l'évaluation des temps, observations astronomiques, étude des glaciers, des tourbières, de la formation de la terre de bruyère, des alluvions des fleuves, du creusement des vallées, transformation de l'uranium en hélium[43], etc., etc., mais, dans toutes les données du problème, il est beaucoup d'éléments qui font défaut et la meilleure preuve en est que les nombres proposés ne concordent pas entre eux[44]. L'une des plus curieuses méprises est celle de Broca. Après avoir constaté qu'entre la grotte de Moustier et celle de la Madelaine, dans la vallée de la Vézère, il y a une différence de 27 mètres, Broca écrivait: «Ce creusement de 27 mètres, dû à l'action des eaux, s'est effectué sous les yeux de nos troglodytes et, depuis lors, pendant toute la durée de l'époque moderne, c'est-à-dire pendant des centaines de siècles, il n'a fait que très peu de progrès. Jugez, d'après cela, combien de générations humaines ont dû s'écouler entre l'époque de Moustier et celle de la Madelaine[45]!» Or, d'une part, il y a seulement eu, depuis l'époque des plus hautes cavernes, déblaiement d'une vallée occupée par des dépôts meubles, et, d'autre part, s'il ne s'est rien fait depuis ce déblaiement achevé, c'est que la rivière avait conquis sa pente d'équilibre[46].

Est-il besoin de s'étendre plus longuement sur un pareil sujet? nous ne le pensons pas. La diversité des appréciations suffit à prouver qu'il ne faut pas se lancer dans des spéculations de cet ordre. D'ailleurs, même dans les cas où nous connaissons la valeur chronologique des diverses couches, dans les Tells de la Chaldée et de l'Égypte, les évaluations ne peuvent être que spéciales à chacun des dépôts envisagés, car la formation de ces dépôts, sur des points différents, est essentiellement variable. La ville de Suse dont la durée a été, pensons-nous, de six mille à six mille cinq cents ans, depuis l'époque de sa fondation jusqu'à l'abandon de son site par les Arabes, vers le XVe siècle de notre ère, a laissé un monticule de 30 mètres de hauteur dans ses parties les plus hautes, alors qu'à Memphis le sol de l'ancien empire égyptien, vieux d'environ cinq mille ans, est à 9 mètres de profondeur au-dessous du sommet des buttes, et que, près du vieux Caire, on voit des monticules, entièrement créés par les Arabes du moyen âge, atteindre 12 à 15 mètres de hauteur. En toutes circonstances, les données fournies par la superposition des détritus résultant de l'habitation doivent être envisagées avec une prudence extrême.

Fig. 1.—Coupe théorique de la vallée du Nil.

La coupe théorique de la vallée du Nil que nous donnons ci-contre (fig. 1) montre quelle est la répartition générale des témoins préhistoriques et historiques dans l'un des pays les plus vieux du monde; elle permet, mieux que toute explication, de comprendre qu'il n'est pas possible de baser une évaluation chronologique sérieuse sur l'épaisseur des alluvions ou des dépôts, de même que sur la position des sites, qui varie à l'infini. Il n'est pas jusqu'à l'épaisseur des apports annuels nilotiques qui ne change avec chacune des crues. Les inscriptions accompagnant, au temple de Karnak, les traits marqués par les prêtres, lors des inondations, ne laissent aucun doute à cet égard.

Parmi les phénomènes qui ont eu le plus d'influence sur les destinées de la race humaine, il faut citer en première ligne les modifications naturelles de la surface du globe, oscillations de la croûte terrestre qui non seulement ont été la grande cause des cataclysmes glaciaires, et ont modifié le climat des diverses régions habitées, mais aussi ont fait disparaître sous les eaux des continents entiers, rompu les voies de communication entre des terres qui, de nos jours, sont séparées entre elles par les mers.

Fig. 2.—La fosse de Cap Breton.

Les preuves de ces oscillations du sol sont indiscutables. Les vallées sous-marines, jadis creusées à l'air libre, et que nous rencontrons aujourd'hui sur toutes les côtes de l'Europe septentrionale, sont témoins d'un affaissement considérable de notre sol. La fosse dite du cap Breton prouve un abaissement du littoral gascon d'un millier de mètres environ (fig. 2)[47]. Il en est de même pour le plateau de la mer du Nord (fig. 3) et pour l'Islande (fig. 4). Sur les côtes de la Norvège, on a reconnu l'existence d'une plate-forme, aujourd'hui située vers menille mètres de profondeur, qui jadis était au littoral de la péninsule. Cette surélévation du massif scandinave, qui s'est produite à la fin de la période tertiaire, portait à 4000 mètres, pour le moins, sa hauteur maxima. Or la Scandinavie se trouve à la même latitude que le Groenland et, certainement, n'était pas, à l'époque quaternaire, réchauffée par des courants marins tels que le Gulf-Stream; elle se trouvait donc, au point de vue de la condensation de l'humidité atmosphérique, dans des conditions analogues à celles du Groenland dont l'un des pics les plus élevés, le mont Petermann, atteint une hauteur de 3 480 mètres. Mais alors que le Groenland est entouré par des mers qui absorbent ses glaces sous forme d'icebergs, le massif Scandinave, bordé au sud par les plaines de l'Europe occidentale et centrale, à l'est par celles de la Russie, trouvait le champ libre pour développer ses mers de glace, et les étendait au loin jusque dans les régions tempérées, sans rencontrer de barrière (fig. 5). C'est ainsi qu'en Nouvelle-Zélande[48] des montagnes de 3000 mètres de hauteur envoient leurs glaciers jusqu'au milieu des forêts de fougères arborescentes[49].

Fig. 3.—Le plateau sous-marin de la mer du Nord. (agrandir)

Fig. 4.—Les vallées sous-marines de l'Islande. (agrandir)

Nous ne pouvons donc mieux faire, afin d'avoir un aperçu réel de ce qu'était l'inlandsis scandinave aux temps quaternaires, que de jeter les yeux sur les phénomènes glaciaires actuels du Groenland.

Le plateau de cette péninsule, haut de 1 000 à 1 500 mètres en moyenne (c'était l'altitude des plaines Scandinaves aux temps glaciaires), renfermant des pics élevés, est un immense réservoir où se précipitent constamment les névés, même au cours de l'été. Ces neiges se transforment en glace par la pression causée par leur propre accumulation, et ces glaces descendent sur les flancs du plateau jusqu'à la mer; là elles se brisent en icebergs qui s'en vont à la dérive dans la direction de Terre-Neuve.

Bien que la pente d'écoulement de ces mers de glace ne soit que de 0°, 30' environ, la pression centrale est telle que la vitesse de ces glaciers atteint des proportions hors de pair avec celles que nous connaissons sous nos latitudes. Le glacier de Iakobhavn s'avance, en juillet, avec une vitesse de 19 mètres en vingt-quatre heures[50], celui du nord d'Upernivick parcourt 31 mètres par jour, celui de Torsukatak 10 mètres seulement.

L'Humanité préhistorique

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