Читать книгу L'Humanité préhistorique - J. de Morgan - Страница 9

Оглавление

Nous sommes donc autorisés, par ces constatations irréfutables, à penser que les glaciers scandinaves ont parfois, à la suite de périodes humides, et par conséquent de grandes productions de neige, lancé leurs glaciers vers l'Europe centrale avec une vitesse de six à huit mille mètres par an; moins de deux siècles étaient dès lors plus que suffisants pour que des glaces parties des sommets les plus élevés de la chaîne Scandinave pussent arriver sur les lieux où s'élève aujourd'hui la ville de Bruxelles, et ces glaciers, qui avançaient ou reculaient suivant que les conditions climatériques avaient été plus ou moins favorables à la condensation de l'humidité atmosphérique quelques années auparavant, suivant qu'il se produisait dans l'écorce terrestre des oscillations plus ou moins importantes, pénétraient jusque dans les régions les plus fertiles de nos pays.

Fig. 5.—Extension maxima des glaciers pléistocènes.

Fig. 6.—L'îlot d'Erlanic (Morbihan).

Mais le mouvement d'affaissement du sol, qui fut cause de la fin des phénomènes glaciaires intenses, ne s'est pas encore arrêté de nos jours. Peut-être est-il plus lent qu'autrefois, cependant il s'est fait encore sentir en bien des occasions que la préhistoire et l'histoire même enregistrent. Dans la baie du Morbihan, à l'îlot d'Erlanic, voisin de Gavrinis, des dolmens et leurs cercles de pierres sont aujourd'hui sous les eaux et ne se montrent qu'à la marée basse (fig. 6). La formation du Zuider-Zée, celle du lac de Grandlieu, la disparition de la ville d'Ys sont des témoignages de l'affaissement graduel de nos côtes, de même que la séparation de la terre ferme des Îles Normandes, et combien d'exemples encore en pourrait-on citer.

À ces modifications du relief du sol sont venues se joindre les transformations climatériques qui, forcément, devaient en être la conséquence. Les vents et les courants maritimes ont eux-mêmes changé, et, là où s'étendait la glace, il se produisait, lors de sa fusion, un abaissement considérable dans la température. Ces modifications ne sont certainement pas survenues subitement; elles ont été graduelles, entrecoupées de périodes de stagnation, et, durant ces siècles, l'homme et les animaux ont fui devant les glaces ou se sont adaptés insensiblement aux nouvelles conditions de leur vie. C'est ainsi que les grands pachydermes dont on retrouve les corps dans les glaces de la Sibérie, et que ceux mêmes de nos pays, si nous en jugeons par leurs représentations contemporaines, s'étaient peu à peu revêtus d'épaisses toisons. La flore avait changé et le mammouth se nourrissait de bourgeons de mélèze. L'homme se protégea peut-être, lui aussi, contre les rigueurs du climat: car on voit, sur les gravures magdaléniennes le représentant, des hachures qui semblent figurer de longs poils. Chassé des pays envahis par les mers de glace, il se retira vers le sud, à la recherche d'un climat plus doux et de conditions d'existence plus favorables; puis il colonisa de nouveau ses anciens domaines, quand ils furent abandonnés par les glaciers, se retira encore, obéissant toujours aux glaces; enfin, lors du grand dégel, occupa l'aire que nous habitons aujourd'hui, et d'autres terres, dont assurément nous ne soupçonnons pas même l'antique existence.

Des seuils existaient bien certainement alors dans la mer Méditerranée, et peut-être que, par l'Atlantide, ou quelque autre terre disparue, le Nouveau Monde correspondait avec notre Europe. Il ne manque pas, sur notre globe, de régions que des affinités zoologiques avec d'autres terres nous invitent à rejoindre par la pensée entre elles ou à des continents engloutis en des temps peu éloignés. Bien que le voile de l'ignorance nous cache encore la plupart des transformations de la surface terrestre contemporaines de l'existence de l'homme, nous n'en percevons pas moins l'énorme influence qu'ont eu ces grands phénomènes naturels sur les destinées de l'humanité.

Les causes des migrations humaines sont multiples, complexes, plus nombreuses encore dans les temps modernes qu'à ces époques où l'être ne cherchait que des ressources pour satisfaire à ses besoins matériels. À ce mobile aujourd'hui se joint la soif de la richesse. C'est à l'attraction qu'exerce l'or sur les esprits qu'est due l'expansion de la race européenne sur toute la surface du globe, ainsi que la disparition de familles humaines de culture inférieure: mais alors que le précieux métal n'était qu'une pierre sans valeur, ce sont les climats doux, les sols fertiles, les terrains de chasse et de pêche qui guidaient les pas des envahisseurs, et les hommes du Nord, accoutumés aux luttes contre les éléments, avaient vite raison de populations rendues nonchalantes par la vie facile. Puis, peu à peu, les vainqueurs perdaient eux-mêmes leur virilité et n'étaient plus aptes à défendre leur sol contre de nouveaux envahisseurs, venant de régions moins favorisées par la nature et, par conséquent, supérieurs comme forces physiques.

Il est un fait constant, démontré par l'histoire et par la répartition des diverses familles humaines qui peuplent notre globe, fait très rationnel d'ailleurs: c'est que tout peuple vaincu se réfugie dans les lieux où il espère pouvoir conserver son indépendance, chaînes de montagnes, îles ou presqu'îles, contrées désertiques. Les Celtes se sont retirés dans la presqu'île bretonne et dans celles des Cornouailles et du pays de Galles, les Basques habitent les Pyrénées; les Kurdes, jadis maîtres de tout le nord du plateau iranien, sont aujourd'hui cantonnés dans les grandes chaînes bordières de la Perse, et chaque vallée du Caucase est occupée par des tribus de langage différent, etc. De tout temps il en a été de même. Aussi ne doit-on pas déduire de découvertes faites en des pays d'un accès difficile, ce qu'était la culture des populations des régions voisines plus ouvertes.

Innombrables sont les invasions dans les temps historiques, et elles se continuent jusqu'à nos jours, comme les destructions de peuples sans défense, depuis les temps où les Sémites, absorbant les anciens éléments de la population chaldéenne, ont marché vers le Nord, fondé El Assar et Ninive, repaires d'où chaque année ils partaient pour écraser des peuples moins habiles qu'eux dans le maniement des armes. Six mille ans d'histoire sont là pour nous édifier quant à cet instinct des hommes de se détruire entre eux. Que dire de ces flots successifs qui, du fond de l'Asie, sont venus battre les murailles du monde romain, de ces conquêtes coloniales de l'Espagne, de l'Angleterre, de la France, de cet envahissement, au nom de la civilisation, de pays qu'habitaient jadis des hommes vivant heureux de leurs libertés, des indigènes que nous dépossédons chaque jour, parce qu'ils sont les plus faibles, parce que les richesses naturelles de leur sol nous attirent!

C'est du nord et du centre de l'Asie que semblent être parties toutes les invasions des régions occidentales, durant la période historique, alors que le monde présentait à peu de choses près le relief qu'il offre encore de nos jours; mais nous ne pouvons pas savoir ce qu'il en a été au cours de la préhistoire. Bien des auteurs se sont lancés dans des hypothèses relativement au berceau des divers groupes humains. On a donné aux gens de langue aryenne l'Altaï comme lieu de naissance, puis la Transcaucasie, puis les plaines de la Russie et de la Sibérie; on a fait venir d'Arabie les hommes au parler sémitique; bref toutes les suppositions ont été émises, mais beaucoup d'entre elles sont absolument gratuites, parce que l'histoire de la répartition des hommes sur le globe est en dépendance d'une foule d'éléments mal connus. La préhistoire est encore entourée de trop de mystères pour que nous soyons en droit d'aborder scientifiquement les grands problèmes concernant les foyers originels de notre espèces. D'ailleurs les expressions d'usage pour désigner cette partie de l'histoire humaine, pour laquelle les documents écrits font défaut sont, elles-mêmes, bien vagues et bien imprécises.

«L'Archéologie préhistorique, dit-on, est la science des antiquités antérieures aux documents historiques les plus anciens[51].» Cette définition, généralement adoptée, n'est cependant pas complète, car elle ne s'applique qu'aux pays qui, depuis des siècles, possèdent la documentation écrite et ne vise aucunement les peuplades barbares qui, jusqu'à nos jours, ont vécu en dehors de l'Histoire. Elle semble ne comprendre que la très haute antiquité.

On doit entendre le mot préhistorique en lui accordant toute sa valeur dans le temps comme dans l'espace, l'étendre à tous les peuples, à toutes les questions relatives à l'existence de l'homme pour lesquelles des documents écrits émanant des peuples eux-mêmes ne nous renseignent pas, aussi bien pour les époques les plus anciennes que pour celles qui sont presque nos contemporaines; car il est impossible de séparer l'ethnographie, c'est-à-dire l'étude des peuplades modernes, de celle des peuples dont nous parlent les auteurs de l'antiquité, et de l'étude des hommes que nous ne connaissons que par l'examen des vestiges qu'ils ont laissés et dont le nom même s'est perdu. Il serait plus juste de dire que l'archéologie préhistorique est l'étude de tous les peuples qui ne nous ont pas eux-mêmes légué leurs annales. Les Germains que décrit Tacite, les Gaulois dont parle César, les Huns sur lesquels Ammien Marcellin nous fournit tant de détails, les Silures et autres insulaires dont Hérodien nous entretient, les Kamtchadales de Pallas, les Tahitiens de Cook et de Bougainville, sont des peuples préhistoriques, quoique appartenant à des temps dans lesquels d'autres nations écrivaient déjà leur histoire. On peut dire que l'ethnographie se confond avec l'archéologie préhistorique, car elle débute au cours de l'histoire elle-même: il n'est pas, en effet, de pages des annales assyriennes, égyptiennes, grecques ou romaines qui ne parlent de peuplades barbares, et les traditions légendaires par lesquelles débute l'histoire positive de tous les peuples, appartiennent à la phase préhistorique de l'évolution humaine. C'est de l'ensemble des documents archéologiques et ethnographiques anciens et modernes que nous tirons aujourd'hui nos connaissances sur les premiers habitants de notre globe.

L'archéologie préhistorique est restée cantonnée dans l'ethnographie jusqu'au jour où, la géologie aidant, on s'aperçut que les traces laissées par l'homme dans les alluvions et dans les cavernes, dans le sol, un peu partout, apportaient à l'étude des origines des matériaux de grande importance; dès lors les études ethnographiques s'étendirent à ces vestiges, en prenant un autre nom, plutôt nuisible qu'utile d'ailleurs, car il a la prétention de fixer les esprits, alors qu'il n'apporte que des confusions, qu'on s'est encore empressé d'accroître en forgeant le mot de proto-histoire. Ainsi l'usage a consacré les termes de préhistoire, proto-histoire et ethnographie pour indiquer les divers chapitres d'un ensemble d'études demeuré lui-même sans nom; et malgré ces complications, la terminologie n'est pas encore complète.

La branche préhistorique des études ethnographiques est une science essentiellement française; c'est à notre pays que revient l'honneur des premières découvertes et de leur interprétation. Dès les premières années du xviiie siècle, on avait reconnu et signalé la juxtaposition des vestiges industriels et des restes d'animaux fossiles dans les remplissages des cavernes. Toutefois la plupart des savants, à l'exemple de Cuvier, expliquaient ces associations par l'hypothèse d'un remaniement moderne des couches ossifères; c'était prendre l'exception pour la règle générale. Cependant les faits se multipliaient, grâce aux recherches de Boué, Tournal, Christol, Joly, Schmerling et autres[52].

En 1828, ce sont les découvertes de Tournal et de Christol dans le Languedoc, en 1833-34 celles de Schmerling à Liège, en 1837 celles d'Édouard Lartet et celles de Marcel de Serres en 1838, qui viennent affirmer l'existence dans nos pays de l'homme quaternaire. Le monde savant se montrait encore incrédule quand, quelques années plus tard, vers 1850, Boucher de Perthes démontra péremptoirement que, dans les alluvions des environs d'Abbeville, on rencontrait simultanément des ossements de grands mammifères éteints, mammouths, hippopotames, rhinocéros, etc., et les indiscutables produits de l'industrie humaine. Boucher de Perthes rencontra tout d'abord une très vive opposition de la part des savants aussi bien en France qu'à l'étranger; mais il défendit son opinion avec une inlassable énergie, accumula les preuves à l'appui de ses affirmations et, peu à peu, convertit les géologues et zoologistes les plus éminents de l'époque, tant français qu'anglais: Falconer, sir Joseph Prestwich, sir John Evans, Lyell, Quatrefages, Albert Gaudry, Rigollot[53], etc., devinrent les plus ardents défenseurs des théories nouvelles. Quand Boucher de Perthes mourut en 1868, il avait eu la satisfaction de voir son nom immortalisé par l'une des plus grandes découvertes archéologiques des temps modernes.

Dès lors, les recherches furent poussées avec une extrême ardeur par une foule d'archéologues, en France comme à l'étranger. Édouard Lartet continua ses fouilles si fructueuses dans les grottes de là vallée de la Vézère, et l'Anglais Christy se joignit à lui. En Belgique, dès 1864, E. Dupont explorait les cavernes des environs de Dinant.

Édouard Lartet fut le premier à jeter les bases d'une classification des assises quaternaires en France. Le musée de Saint-Germain fut alors créé par Napoléon III, et son conservateur adjoint, Gabriel de Mortillet, devint, par ses remarquables travaux[54], le maître incontesté de l'archéologie préhistorique pendant un demi-siècle. Puis ce furent en France Ed. Piette, L. Capitan, M. Boule, l'abbé Breuil, d'Ault du Mesnil, le marquis de Vibraye, Adrien de Mortillet et une innombrable pléiade d'archéologues qui, chaque jour, apportèrent de nouvelles contributions à l'étude de l'homme préhistorique.

En Danemark, Christian Thomsen avait, dès 1836[55], classé dans les galeries du musée de Copenhague les séries mésolithiques et néolithiques de ce pays, classification à laquelle Worsae donnait quelques années après une méthode scientifique. Rapidement l'archéologie préhistorique gagna toute l'Europe, la Russie et l'Atlantique.

En Égypte, longtemps avant mes propres découvertes, les égyptologues les plus éminents niaient l'existence d'un âge de la pierre dans la vallée du Nil, et cette opinion était si solidement ancrée dans les esprits que Maspéro classait les vases peints (énéolithiques) au moyen Empire et que Flinders Petrie[56] expliquait par l'intervention d'une new race dans la vallée du Nil, aux temps historiques, la présence de silex taillés qu'il rencontrait dans ses fouilles. En cette même année 1896 je publiais mon premier volume sur les origines de l'Égypte, réduisant à néant ces théories et immédiatement j'ai été suivi par Flinders Petrie lui-même. L'année suivante, poursuivant mes recherches, je découvrais à Négadah même, la sépulture énéolithique du premier roi de la première dynastie, Mènes[57].

En Élam, dès 1891, j'avais reconnu l'existence du néolithique (ou énéolithique) et constaté que le plateau iranien, couvert de neige durant la période glaciaire, n'avait été habité que fort tard.

En Syrie, le R. P. Zumhofen et quelques autres archéologues ont, avec grand succès, exploré les cavernes; aux Indes, l'Archeological Survey a signalé l'existence de l'industrie paléolithique; dans le nord de l'Afrique, les études à cet égard ont également été très concluantes.

Bref, en un demi-siècle tout au plus, cette science, née en France, a fait le tour du monde, et s'est répandue sur tous les continents.

Dans les parties du monde autre que l'Europe, en Amérique, en Océanie, en Afrique centrale et méridionale, la préhistoire se confond avec l'ethnographie; car, pour la plupart, les peuples de ces régions en étaient encore à la culture primitive, quand les navigateurs européens se sont présentés. Chez beaucoup d'entre eux l'industrie de la pierre polie était florissante et chez d'autres celle de la pierre éclatée. La persistance de l'usage de la pierre, l'ignorance de l'écriture chez un grand nombre de peuplades, font que la préhistoire s'étend jusqu'à nos jours. On ne pourrait donc assigner de dates pour les diverses industries qu'en les envisageant au point de vue local; car il ne peut exister aucun lien chronologique entre les événements qui ont pris place dans nos pays, et ceux dont l'Australie, par exemple, a été témoin. Les diverses industries, extrêmement variées, comme on le verra par la suite, possèdent donc chacune leur époque et leur aire géographique.

Mais l'étude des peuples primitifs, vivant encore de nos jours, et, par conséquent, appartenant à la préhistoire moderne, est extrêmement utile quant à la compréhension des mœurs des antiques habitants de nos pays; les mêmes causes produisant les mêmes effets, et ces causes étant simples, nécessitées par les besoins de la vie matérielle, on peut, sans crainte d'erreur, expliquer les usages anciens par ceux encore en vigueur, alors que tous deux ont fait naître des industries analogues.

Quand, au XVIIIe siècle, Pallas[58] visita tous les peuples qui vivaient alors dans les domaines des Tsars, il rencontra, vers l'extrême pointe de la Sibérie orientale, la peuplade des Wogoules qui habitait dans les cavernes et vivait uniquement de la chasse et de la pêche, ne se livrant à aucun genre de culture. En cas de disette, ces gens concassaient les os et, par la cuisson, en tiraient une sorte de bouillon.

Il vit aussi des Tchouktches, qui habitaient sous le cercle polaire, dans cette presqu'île située entre l'océan Glacial de Sibérie et la mer de Behring. Ces gens vivaient, comme d'ailleurs tous les Kamtchadales, dans des tanières souterraines et les antres des rochers, dont ils fermaient l'ouverture en tendant des peaux de renne devant l'entrée. Ils ne possédaient alors aucun instrument métallique; leurs couteaux étaient faits de pierres tranchantes, leurs poinçons d'os effilés, leur vaisselle de bois ou de cuir; comme armes ils avaient l'arc, la flèche, la pique et la fronde; piques et flèches étaient armées d'os pointus.

Les femmes tannaient les peaux des animaux tués à la chasse, les raclaient pour en ôter le poil, après quoi elles les frottaient de graisse et de frai de poisson, puis les foulaient à tour de bras. Elles se servaient pour coudre des nerfs des quadrupèdes, d'os pointus et d'aiguilles faites d'arêtes de poissons.

Non loin des Tchouktches et des autres nations kamtchadales vivaient, dans de petites îles, des populations plus sauvages encore, que Pallas désigne sous le nom d'insulaires orientaux. Ces hommes se nourrissaient de gibier à la façon de ceux du continent et leurs femmes tannaient de même les peaux et préparaient les fourrures. Ils ne possédaient aucun animal domestique, pas même le chien. Armés de lances, d'arcs, dont les flèches étaient garnies d'os pointus, ils passaient leur vie à la chasse, sans autre préoccupation que celle de leur nourriture.

Les habitations de ces gens étaient des tanières souterraines longues parfois de cent mètres et larges de six à dix, divisées en compartiments. Là s'entassaient jusqu'à trois cents personnes dans la plus abjecte malpropreté; d'autres habitaient des cavernes, des abris, qu'ils s'efforçaient de clore au moyen des troncs d'arbres que la mer venait jeter sur les plages.

On croirait, en lisant cette description, entendre parler de nos hommes quaternaires des cavernes du Périgord, avec cette différence que nos magdaléniens étaient des artistes, qu'ils ornaient de dessins les parois de leurs habitations et que bien certainement leurs goûts affinés se manifestaient dans la parure, peut-être même dans le costume; mais tout ce qui, dans leur mobilier, n'était ni os ni pierre, n'a pas survécu aux injures du temps, et nous ignorons la plus grande partie de ce qu'ils possédaient.

La description de Pallas montre la vie des primitifs sous l'un des climats les plus rudes qui soient au monde, alors que les navigateurs du XVIIe et du XVIIIe siècles nous parlent de peuplades établies sous un soleil plus clément, à peine préoccupées de leur subsistance que la nature leur fournit en abondance. Ailleurs, dans les forêts vierges de l'Asie méridionale et de l'Amérique du Sud, la lutte de l'homme pour la vie est plus âpre.

J'ai voyagé et vécu pendant plusieurs mois chez les Négritos de l'intérieur de la presqu'île malaise[59], alors qu'aucun Européen n'était encore entré au cœur du domaine de ces tribus. Ces gens, peu nombreux d'ailleurs comme population, partagés en clans, parlant chacun leur dialecte particulier, vivent dans les vallées des montagnes les plus abruptes, où ils se sont retirés devant l'invasion malaise des plaines. Là, au milieu de forêts vierges sans fin, ils construisent de grandes habitations communes, longues parfois de quinze ou vingt mètres, composées d'une simple toiture en feuilles tressées de palmistes, posée à terre. Pour tout costume ils portent un pagne fait d'une écorce d'arbre assouplie par le battage; leurs armes sont la lance et la sarbacane pour les Sakayes, l'arc et la pique pour les Seumangs; flèches et lances sont terminées par un bambou acéré, enduit d'un terrible poison. Ils vivent de la chasse et de tubercules qu'ils trouvent dans la forêt; quelques-uns, ceux qui avoisinent les établissements malais, cultivent le manioc. Ils ne possèdent d'instruments métalliques que ceux qui leur parviennent par les Malais et n'ont pas de sel. De telles peuplades disparaîtront sans laisser aucune trace archéologique de leur existence.

Il ne nous est pas possible, dans nos contrées civilisées de l'Occident, de nous faire une idée exacte de ce que sont la chasse et la pêche dans les pays primitifs et peu habités, de ce qu'elles étaient chez nous-mêmes, au temps où les hommes ne disposaient pas des moyens puissants de destruction dont ils usent aujourd'hui. Le gibier, dans notre Europe, est devenu très rare et la chasse est un luxe; quant à la pêche, elle n'existe plus guère que de nom; mais quand on parcourt les pays neufs, dans lesquels les animaux sauvages sont à peine inquiétés, on se rend compte de ce que devaient être les ressources de nos régions, avant que la civilisation les eût presque réduites à néant. Tous les genres de gibier, le gros comme le petit, étaient d'une abondance extrême et d'énormes poissons habitaient nos rivières, de telle sorte qu'en quelques heures il était aisé de capturer une abondante nourriture; aussi les cavernes, comme les sites des campements préhistoriques, sont-ils remplis d'ossements brisés pour en extraire la moelle, de débris de poissons. Les conditions de la vie étaient très différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui, et les populations, clairsemées, n'avaient pas grand effort à faire pour trouver leur subsistance.

Toutefois, le climat venant à se modifier, les ressources s'épuisaient ou changeaient de nature, contraignant les gens à modifier leur outillage, tout d'abord, puis à émigrer si la vie devenait trop difficile. C'est ainsi qu'en s'asséchant peu à peu, le nord de l'Afrique et la Syrie sont devenus inhabitables sur bien des points.

À El Mekta, près du Gafsa, à Jénéyen, dans l'extrême Sud Tunisien, et sur bien d'autres points du «bled» j'ai rencontré des stations préhistoriques dans des lieux aujourd'hui désertiques et l'on voit dans le même abri des couches formées d'ossements, renfermant une industrie de gros instruments de silex, recouvertes par d'autres couches où ne se rencontrent plus que des coquilles d'hélix, en quantité prodigieuse, et une industrie de tout petits instruments de silex ressemblant beaucoup à ce qu'en France on nomme l'Aurignacien. Aux chasseurs de gibier moyen avaient succédé les mangeurs d'escargots; puis ces hommes sont partis.

Ces modifications climatériques, bien que présentant parfois une assez grande étendue géographique, n'étaient à coup sûr pas suivies partout des mêmes effets; dès lors sur les points où elles se sont produites, elles ont entraîné dans l'industrie de l'homme des modifications, qu'il serait très osé de chercher à généraliser, de même qu'il serait dangereux de synchroniser deux industries à peu près semblables, sans avoir d'autres raisons que celle de l'analogie des formes, car ces formes peuvent être voulues par des circonstances se reproduisant dans des pays divers à des époques très différentes. Nous ne devons pas perdre de vue, d'ailleurs, que nous possédons, sauf en Égypte et au Pérou, qu'une très faible partie du mobilier de ces temps, les objets en matières incorruptibles, toujours la pierre, parfois l'os et l'ivoire, mais jamais la corne, le bois, et les autres substances périssables, et que par conséquent, nous devons être très circonspects quant à l'assimilation de deux industries sur la simple vue des instruments de pierre.

Si nous en croyons certains auteurs, les diverses industries de la pierre auraient eu chacune leur foyer et, peu à peu, gagnant de proche en proche, auraient couvert d'immenses régions, toute l'Europe suivant quelques-uns. On attribuait jadis cette propagation des types à des migrations et à des invasions; aujourd'hui l'on est plutôt porté à voir dans cette diffusion des influences commerciales. Il est à croire que ces trois causes sont souvent valables, mais qu'en plus les centres d'invention ont été multiples; d'ailleurs c'est sans raison plausible et sans la moindre vraisemblance qu'on a choisi dans nos pays, parce qu'ils étaient les mieux étudiés, les centres successifs de civilisation.

Qu'une découverte se soit propagée dans les pays aptes à son application, cela n'a rien qui puisse surprendre; il ne faut cependant pas accorder à cette puissance d'expansion plus de force qu'elle ne pouvait avoir, alors que les communications entre pays éloignés les uns des autres étaient si difficiles, souvent même impossibles, et que les besoins n'étaient pas en même temps semblables dans les diverses régions.

Il convient donc de ne pas accorder aux nombreuses classifications proposées une importance mondiale, mais d'en considérer les termes comme exprimant un état industriel local, d'aire variable, il est vrai, mais toujours limitée. Rien ne prouve, dans bien des cas, que les diverses industries de même type ont été partout contemporaines et, afin d'éviter toute confusion, pour ne pas faire supposer une généralisation que rien n'autorise, il est utile de joindre à la désignation du type, acheuléen, moustiérien, magdalénien, etc., un nom géographique permettant de le localiser, ce nom pouvant d'ailleurs exprimer de vastes étendues, au cas où le synchronisme serait établi par d'indiscutables preuves tirées de la stratigraphie, mais non pas de la paléontologie seulement; car, au cours des oscillations glaciaires, entre autres, les animaux ont certainement changé d'habitat, sans que forcément l'homme les ait suivis dans leurs migrations.

L'inégalité de l'état de conservation des industries primitives dans les différentes stations cause de grandes difficultés, quand il importe d'établir des comparaisons. Les alluvions ne nous livrent que les instruments de pierre, de même que les stations en plein air; mais nous ne savons pas de quoi se composait le mobilier accompagnant les types chelléen, acheuléen et moustiérien du nord de la France. On se base, pour établir leur succession, sur la position relative des couches alluviales. Or nous ne pouvons pas affirmer que ces courants successifs ont suivi le même chemin et par conséquent lavé des stations elles-mêmes successives; peut-être bien que, parcourant des districts différents avant d'en arriver à superposer leurs apports, ils ont simplement entraîné des silex taillés contemporains, mais de stations diverses, appartenant à plusieurs types industriels; les superpositions dans les alluvions de Gafsa, en Tunisie, sont probantes à cet égard[60].

Si nous avons, dans les pages qui précèdent, appelé plus spécialement l'attention sur les incertitudes très nombreuses qu'on rencontre dans la documentation sur laquelle est basée l'étude des industries préhistoriques, c'est que, ces sortes de recherches étant très répandues, il paraît sans cesse des travaux dans lesquels les auteurs se laissent entraîner à émettre une foule d'hypothèses qui souvent n'ont rien de scientifique. De réels progrès se font, il est vrai, chaque jour; mais il ne faudrait pas croire que nos connaissances sur la question puissent autoriser déjà l'établissement d'une chronologie relative analogue à celle que nous possédons en géologie. Les diverses formations de l'écorce terrestre étant successives, les difficultés géologiques résident uniquement dans la recherche des synchronismes.

Il n'en peut pas être de même en préhistoire, car l'évolution de l'humanité vers le progrès diffère suivant les lieux aussi bien que suivant les temps et suivant les facultés de l'homme. Ce n'est qu'en multipliant à l'infini les observations qu'on établira des provinces préhistoriques, répondant à chacun des stages industriels; mais, pour ce faire, il est nécessaire que tous les pays du monde soient étudiés avec autant de soin que l'ont été les régions occidentales et centrales de l'Europe, tâche immense qui exigera beaucoup de temps d'efforts. Ramasser des pierres taillées est un agréable passe-temps auquel se livrent des milliers de collectionneurs, mais relever les observations capables de nous instruire quant à la date relative des industries est l'œuvre du petit nombre, exige des connaissances multiples que ne possèdent pas la plupart des amateurs de cailloux taillés.

L'Humanité préhistorique

Подняться наверх