Читать книгу Paysages et coins de rues - Jean 1849-1926 Richepin - Страница 5

Оглавление

Baiser du Matin

Table des matières


RBLEU! qui vous dit que son baiser ne soit pas voluptueux, et suave, et grisant, à cette fille d’amour, et qui vous reproche de vous intoxiquer à ses lèvres? A coup sur ce baiser est un nid de saveurs fortes et douces, quand vous le cueillez sur sa bouche le soir, au dessert, dans l’enivrement de la fête. Alors il est tout parfumé par les vins à l’âme odorante, par les épices et les truffes, par les fruits gonflés de soleil et de suc, par les légers encensoirs du tabac d’Orient, par la mousse du champagne, par le poivre des liqueurs, par le bagout ravigotant d’une blague endiablée, même endiablotinée, où voltigent toutes les cantharides du désir.

Et c’est cela que vous humez tout ensemble dans ce baiser de la fille rieuse, haute en couleur, dégrafée, dont la chair étincelle au gaz.

Mais pensez au premier baiser du réveil, quand la peau meurtrie et talée sera moite dans l’ombre étouffante de l’alcôve, quand les lourdes paupières se bouffiront d’un sommeil mauvais, quand la bouche s’ouvrira lentement et toute pâteuse de l’ivresse à demi cuvée; pensez à celui-là, qui est peut-être le seul vrai, si le poète turc a eu raison de dire:

«C’est dans le premier baiser du matin que la femme aimée met tout son cœur.»

Et vous qui adorez Paris comme une maîtresse, venez un peu respirer le premier baiser de Paris.

Les balayeurs ont fini leur besogne nocturne. L’air est gris de la poussière qu’ils ont soulevée; une poussière fade qui ne sent pas même la terre, mais bien la crasse.

Le long des trottoirs, les tas d’ordures sont amoncelés, pleins de détritus sans nom, trognons, raclures, relavures, débris de mangeailles, qui déjà fermentent et accouplent tous leurs relents dans un rut de puanteurs.

Les tombereaux s’emplissent peu à peu de ces cadavres végétaux, et promènent par les rues une procession de pourritures.


Comme tout est encore tranquille, l’air n’est pas agité par la marche des rares passants, et, de chaque regard d’égout, une fumée pestilente s’exhale et s’étale silencieusement en vapeurs tièdes.

Cependant, les boutiques s’ouvrent une à une, faisant couler au dehors l’odeur de renfermé qu’elles ont accumulée pendant la nuit. Des plus propres sort une bouffée de remugle qui semble fluer lourdement de la devanture.

Les mastroquets sentent la vinasse écœurante et la rinçure des alcools frelatés qui ont mordu le zinc du comptoir. Le sable du parquet y est devenu mol, mouillé, boueux, une espèce de mortier où s’amalgament les crachats, les culots de pipe et les vomissures d’ivrognes.

Les cafés désempilent leurs tables poisseuses, battent leurs banquettes imprégnées de fumée âcre, vident leurs recoins semés de mégots et de bouts de cigare. Cela fleure le tabac éteint et humide, le marc de mazagran dix fois rebouilli, les cartes grasses, la bière aigre et le fond de culotte.

Et voici, pour corser tous ces parfums et leur donner la note aiguë, voici passer au galop le corbillard de loucherbem, l’immonde voiture qui vient ramasser dans les boucheries la viande gâtée. Verte, quasi liquide, bientôt grouillante d’asticots, la chair corrompue tressaute dans la grande caisse noire, qui laisse derrière elle par les rues une traînée d’amphithéâtre ambulant et d’abominable charogne.

Ainsi, Paris qui s’éveille pousse d’abord un soupir qui pue, et son haleine du matin est l’haleine la plus forte que la terre envoie au ciel.

Mais la fille qui s’étire dans l’ombre étouffante de l’alcôve, les paupières bouffies d’un sommeil mauvais, la bouche pâteuse de l’ivresse à demi cuvée, cette fille a néanmoins un homme qui l’aime, un homme que son premier baiser ne dégoûte point.

Et de même Paris a ses adorateurs, qui ont respiré plus d’une fois son haleine du matin, qui savent combien elle est terrible, qui en ont eu la gorge serrée et le ventre à retourne-boyaux, et qui cependant ne peuvent se passer de cette gouge à la bouche de peste.


Montaigne l’aimait jusque dans ses verrues. Mais qu’est-ce que c’est que ça, des verrues, à côté de ce premier baiser du réveil? Pour ne pas mourir de vomissement à ce premier baiser, il faut être ce que nous sommes, nous tous qui aimons cette gueuse de ville, il faut être des dépravés innocents, amants de cœur d’une vieille gouine.


Paysages et coins de rues

Подняться наверх