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PROLOGUE

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Table des matières

Pendant l'été de 1866, peu après la signature du traité de paix qui termina la guerre de Sécession, j'habitais New-York, de retour d'une expédition de chasse et de pêche en Nouvelle-Écosse, attendant le paquebot qui devait me ramener à Liverpool.

J'avais alors trente ans à peine, j'étais robuste, bien portant; encore avais-je une taille qui pouvait passer pour avantageuse: près de six pieds! Mon esprit aventureux et ma curiosité à l'endroit de ce qui m'était inconnu me poussèrent, durant mon séjour à New-York, à parcourir la cité en tous sens, explorant de préférence les plus vilains quartiers de la capitale du Nouveau Monde. Au cours de mes pérégrinations je fis des études de mœurs assez curieuses; j'ai conservé soigneusement des notes qui, peut-être un jour, formeront la relation complète de mes aventures. Cependant, à titre d'essai, je détache cette page du livre de ma vie.

Un après-midi, vers cinq heures, j'étais entré à Central Park afin de m'y reposer un peu en fumant un cigare. Nous étions en pleine canicule; le soleil déclinait vers l'ouest, éclatant encore de toute sa lumineuse splendeur dans un ciel d'un bleu cru. Oisif, je regardais indifféremment les promeneurs, lorsque mon attention fut attirée vers une jeune femme assise sur le banc près duquel je flânais; elle était absorbée dans la lecture d'un livre qui paraissait l'intéresser vivement. Elle pouvait avoir vingt-cinq ans; son visage, d'un ovale régulier, était charmant, et de sa physionomie se dégageait un caractère de douceur infinie. Ses cheveux châtain clair—suivant la mode de la coiffure féminine à cette époque—étaient relevés sur sa tête en un lourd chignon. Sa robe, très simple, quoique de coupe élégante, ses fines bottines et son maintien sérieux, tout en cette jeune femme indiquait une personne du meilleur monde. Je la regardais d'abord à la dérobée; puis la fixais obstinément, comme si j'eusse voulu exercer sur cette belle étrangère un regard fascinateur. Un instant après, en effet, elle eut intuitivement conscience de cette force magnétique; car, levant enfin les yeux, elle m'examina des pieds à la tête; satisfaite sans doute d'une petite perquisition qui paraissait n'avoir rien de désobligeant pour moi, elle me sourit aimablement et me fit un signe discret. C'était évidemment une invitation à venir m'asseoir auprès d'elle. J'avoue que j'en fus tout d'abord on ne peut plus surpris: je ne croyais certes pas avoir affaire à une demi-mondaine.

Une conversation avec une jolie femme ne m'a jamais déplu; c'est pourquoi j'acceptai sans façon la place que m'offrait à côté d'elle la jolie lectrice dont le corsage exhalait des parfums capiteux et singulièrement troublants.

D'un petit air dégagé elle amorça la conversation. Mon inconnue parlait correctement, d'une voix très harmonieuse, à laquelle son accent américain ajoutait un charme infini.

Je la regardais encore. Elle était vraiment adorable: ses longs yeux bleus, son visage un peu pâle, le mignon retroussis de son nez et sa petite bouche joliment meublée de deux rangées de petites dents nacrées, tout cela m'attirait étrangement; elle avait une loquacité de fauvette, babillant gentiment sur toutes choses, en employant des expressions gamines qui m'amusaient fort. Je pris alors la grande résolution non seulement de la reconduire jusqu'à sa porte, mais Dieu et mon porte-monnaie aidant, de me faire offrir une hospitalité toute écossaise. Après quelques instants d'une causerie devenue plus familière, je l'invitai à dîner, ce qui parut la charmer, car elle accepta incontinent, sans se faire prier.

Nous nous installâmes dans un restaurant où je commandai un dîner au Champagne. La soirée s'acheva au théâtre et, la pièce terminée, je hélai un «hack» (voiture de place) et je reconduisis chez elle ma conquête, qui, en route, m'apprit qu'elle s'appelait Dolly.

La maison qu'habitait Dolly était d'élégante apparence; la porte nous fut ouverte par une quarteronne coquettement habillée qui nous introduisit dans un salon. Cette pièce, d'aspect honnête, était meublée avec un goût exquis; le parquet était jonché d'épais tapis d'Orient; des tentures de velours cramoisi pendaient aux portes; tout était d'un confortable parfait.

Dolly m'invita à m'asseoir dans un large fauteuil, et, me priant de l'excuser, se retira dans la pièce voisine qui, ainsi que je fus à même de le savoir plus tard, était sa chambre à coucher. Elle revint au bout d'un instant drapée d'un grand peignoir blanc orné de rubans bleus. Elle était chaussée de jolies sandales; maintenant ses cheveux flottaient sur ses épaules et tombaient jusqu'aux reins.

Elle ne portait sous son peignoir—ainsi que je le vis ensuite—qu'une fine chemise garnie de dentelles et des bas de soie rose, attachés très haut au-dessus du genou par une jarretière de satin rouge. Sous ce vêtement d'intérieur, ma conquête était, au surplus, d'une esthétique qui eût fait rêver Michel-Ange lui-même: sa taille aux courbes accentuées s'élançait hardiment des hanches copieuses et souples et sa peau douce comme un velours, fine comme un satin, frissonnait au moindre baiser de l'air.

Le cerveau troublé par cette apparition, en proie à une fièvre inconnue dont je n'avais encore jamais ressenti les atteintes, fou d'amour, je me précipitai dans sa chambre…

Le lendemain matin, je m'éveillai vers huit heures et demie; ma compagne dormait; ses cheveux épars sur l'oreiller semblaient la nimber de vapeurs. Elle me parut encore plus belle, plus ravissante que la veille; sous la clarté des lumières elle était ainsi adorable. Sa peau gardait une matité incomparable qui semblait lui donner le sommeil; ses seins fermes et blancs comme des dômes neigeux s'agitaient doucement sous l'action de la respiration tranquille.

Cependant elle se réveilla. Ce fut pour moi une joie, comme ce me fut un embarras. Ébloui, je ne savais que lui dire et comme le sujet de la guerre était encore à l'état d'actualité, je lui demandai banalement qui, des Nordistes ou des Sudistes, avaient ses sympathies.

Elle vit mon trouble et ma gaucherie, et répondit:

—Je suis Nordiste, toutes mes sympathies vont donc à mes compatriotes et je suis profondément heureuse que les Sudistes aient été battus, l'esclavage aboli. C'était une atrocité et une honte pour notre pays.

—Mais, lui dis-je, si je m'en rapporte à ce que j'ai entendu dire, il est infiniment probable que les nègres étaient plus heureux avant la guerre, quoique esclaves, qu'ils ne le sont maintenant en tant que citoyens libres.

—Oui, mais ils sont libres, et c'est là un grand point. Peu à peu, les choses s'arrangeront.

—On m'a affirmé que les esclaves étaient généralement bien traités par leurs maîtres.

—Cela peut être exact, mais ils ne jouissaient d'aucune sécurité; du jour au lendemain, vendus à des maîtres étrangers, le mari était séparé de la femme, la mère de l'enfant; de plus, beaucoup de propriétaires traitaient ces malheureux avec la plus grande brutalité, les accablant de travail, les nourrissant plus mal que des chiens. Les filles et les femmes, mistis ou quarteronnes, ne pouvaient rester vertueuses, obligées qu'elles étaient de se plier au désir du maître, et si, par hasard, elles avaient la force de résister, elles étaient fouettées jusqu'au sang.

—Vous m'étonnez… J'avais bien entendu dire que ces pratiques barbares s'exerçaient contre des hommes, mais à l'égard des femmes…

—… Je ne me trompe pas, croyez-moi. Je connais à fond ce sujet; j'ai vécu longtemps moi-même dans un État esclavagiste avant la guerre; aussi ai-je pu étudier la question de très près.

—Les femmes étaient-elles souvent fouettées?

—Je ne pense pas qu'il y ait eu une seule plantation où elles ne fussent punies de cette façon. Naturellement il y avait des maîtres plus mauvais que d'autres, mais ce qui, en tout cas, rendait la punition plus pénible, c'est qu'elle était toujours infligée par des hommes, et souvent devant une réunion d'hommes.

—Sur quelles parties du corps fouettait-on les femmes, demandais-je vivement intéressé, et avec quel instrument était infligé ce châtiment?

—C'était presque toujours le derrière qui avait à supporter les coups. Quant aux instruments affectés à cet usage, les plus répandus étaient la baguette de noisetier, la courroie et la batte.

—La batte?

—Oui, c'est un instrument de bois rond et plat, attaché à un long manche. On l'emploie toujours pour frapper sur le derrière. Chaque coup froisse les chairs, boursoufle la peau d'une large ampoule, mais le sang ne coule pas. La baguette au contraire cingle comme une cravache et, pour peu qu'elle soit appliquée rudement, elle incise la peau et le sang jaillit. Il y avait encore un terrible instrument, qu'on appelait communément la peau-de-vache, mais on ne l'employait que sur les hommes.

—Vous êtes, en vérité, très au courant des différents supplices; mais par quel hasard vous trouviez-vous dans un état esclavagiste?

—J'aidais à tenir une station souterraine; mais savez-vous ce que l'on entendait par là?

Et comme je répondais négativement elle reprit:

—Une station souterraine était une maison dans laquelle les abolitionistes hospitalisaient les nègres marrons. Il y avait plusieurs de ces établissements dans le Sud et les déserteurs étaient envoyés d'une station à l'autre jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus dans un État libre. C'était très dangereux, car l'aide donnée à un nègre marron était considérée comme une grave infraction aux lois des pays du Sud. Tout homme ou femme surpris dans l'accomplissement de cette œuvre d'affranchissement était certain d'avoir à subir une très longue période d'incarcération dans les prisons de l'État, avec, en surcroît, les travaux forcés. De plus, la majeure partie du public s'élevait contre les abolitionistes, non seulement les propriétaires d'esclaves, mais, chose incroyable, les blancs qui ne possédaient pas un seul nègre se déclaraient esclavagistes. Il arrivait souvent que les anti-esclavagistes étaient pris et lynchés. On leur faisait subir mille tortures. Il y en eut que l'on enduisit de goudron et de plumes, d'autres que l'on mit tout nus à cheval sur un rail suspendu…

—Avez-vous eu à subir de pareilles épreuves dans votre station?

—Certes, j'ai eu beaucoup à souffrir, et ce qui m'est arrivé là-bas a changé entièrement le cours de ma vie; mon séjour dans le Sud a fait de moi ce que je suis… une prostituée, ajouta-t-elle tristement. Oh! les Sudistes, comme je les hais! les bêtes féroces! reprit-elle avec une colère rageuse.

Cette exclamation, qui me parut être l'expression de douleurs morales longtemps accumulées, me fit comprendre que ma petite amie devait être l'héroïne d'une histoire intéressante. Ma curiosité se trouvait piquée au vif.

Je repris:

—Je serais bien heureux d'apprendre ce qui vous est arrivé dans le Sud, ma belle amie.

Après un moment d'hésitation, elle se décida à me répondre:

—Je n'ai jamais raconté mon histoire à personne; vous me paraissez cependant d'un naturel affectueux. Je consentirai à vous narrer les épisodes de ma vie extraordinaire, si vous voulez bien me faire le plaisir de dîner ce soir avec moi, sans cérémonie aucune.

J'acceptai cette invitation avec un empressement d'autant plus vif que, très amoureux encore, j'entrevoyais avec chagrin la fin probable de mon aventure galante.

En ce moment on frappa à la porte, et la quarteronne entra, très proprement et presque élégamment vêtue. Elle apportait du thé et des tartines grillées qu'elle plaça à côté du lit.

—Mary, lui dit Dolly, donnez-moi un peignoir. Puis, se tournant vers moi, elle me dit:

—Mary a été esclave pendant vingt-cinq ans, et si cela vous intéresse, vous pouvez la questionner sur sa vie passée, elle vous répondra franchement; d'ailleurs elle n'est pas timide… N'est-ce pas, Mary?

La quarteronne, une grosse bonne femme, sourit largement, montrant une rangée de dents à rendre jalouse une jeune pouliche.

—Non, Miss Dolly, répondit-elle, mo pas timide.

J'étais également tout disposé à questionner Mary.

Je lui demandai.

—Dites-moi, quel âge avez-vous, et de quel État venez-vous?

—Mo qu'avé tente années—me répondit-elle dans un charabia nègre presque incompréhensible,—et mo qu'a été élevée su plantation à vieux Massa Bascombes dans État Alabama. Là s'y trouvait avec mo 150 mouns; dans maison là, mais gagné douze servantes. Mo-même femme de chambre, ajouta-t-elle avec orgueil.

—Votre maître était-il bon pour vous? hasardai-je.

—Mon maît, assez bon Moun, baillé nous bon à manger et li pas demander tavail top gand, mais li sévé, et li fait baillé nous dans son plantation et son case, bon coup de fouets.

—Avez-vous été souvent fouettée, Mary?

Mary me regarda avec un air stupéfait, tant la question lui paraissait extraordinaire.

—Mo qu'a été fouettée bien souvent—dit-elle en gardant son air étonné—mo qu'a vieux sept ans quand mo kimbé première fessade, et mo fini quand mo kimbé vingt-cinq ans une semaine même quand Président baillé liberté à tous nègres.

—Comment avez-vous été fouettée?

—Quand mo pitit fille, mo recevée fessée, et quand mo vini grand fille li baillé mo fessade avec courroie ou baguette bois, mo aussi gagné fessade su mo derrière même tout nu, avec batté, ça qu'a fait mo beaucoup grand mal.

—Qui est-ce qui fouettait les femmes?

—Un capataz, mais, massa li aussi qu'a donné fessée à moun dans chambre même gardée pour ça, femme li qu'a fouettée attachée par terre su banc, jupon li livé et li gagné fessade su derrière même tout nu.

—Les fessées étaient-elles sévèrement données?

—Oh! fouetté la qu'a baillé nous grand mal, nous qu'a crié beaucoup fort, même chose lapin, et fouettée li qu'a duré jusqu'à sang sorti.

Dolly nous interrompit.

—Quand la peau avait été coupée par une fustigation trop vive, dit-elle, les marques ne disparaissaient jamais entièrement. Mary en porte encore les marques à l'heure qu'il est.

Et je m'assurais de visu de la véracité des dires de Dolly.

Je remarquais sur le dos et le postérieur de Mary que la peau était zébrée de longues lignes blanches, profondes, produites par la baguette.

La quarteronne semblait éprouver un certain plaisir à exposer ses charmes, et elle serait sans doute restée longtemps encore dans cette position si sa maîtresse ne l'avait invitée à laisser tomber ses jupons. Elle quitta alors la pièce en souriant, très satisfaite.

—Eh bien! me dit Dolly, vous avez vu les tatouages qui ornent la peau de ma domestique. De plus, elle a été séduite ou, pour mieux dire, prise de force par le fils aîné de son maître; elle n'avait alors que quinze ans. Elle passa ensuite par les caprices des deux plus jeunes, ce qui ne l'empêcha d'ailleurs nullement de recevoir le fouet pour la moindre peccadille. Parfois, m'a-t-elle raconté, elle était dans l'obligation de coucher avec un de ses maîtres et, encore toute saignante de coups, de se plier à toutes ses fantaisies. J'ai à mon service, comme cuisinière, une femme noire de trente-cinq ans environ. Elle vient de la Caroline du Sud. Son corps est encore plus atrocement déchiré que celui de Mary.

Dolly but une gorgée de thé et continua:

—Ne croyez-vous pas maintenant que l'abolition de l'esclavage est une bonne chose?

Je répondis affirmativement.

Nous n'échangeâmes que peu de paroles pendant la fin du déjeuner.

Je m'habillai promptement et quittai Dolly, lui rappelant notre entrevue du soir et sa promesse de me raconter les aventures de sa vie. Je passai une journée agitée, brûlant d'entendre Dolly me raconter des aventures, que je soupçonnais palpitantes et pleines d'intérêt.

L'aiguille du temps tournait trop lentement à mon gré. Enfin, elle marqua sept heures, et j'accourus, on plutôt je courus chez ma nouvelle maîtresse. Elle me reçut avec affabilité, et, après avoir soupé sommairement, tant était grande mon impatience, j'allumai un cigare et m'installai commodément et j'attendis le récit promis. Comme il devait être très long, je résolus d'exercer mes talents sténographiques. L'occasion me parut, d'ailleurs, excellente.

Donc, ce qui suit est l'exacte reproduction des paroles de Dolly. Je les ai reproduites sans y rien ajouter, sans nul commentaire. C'est, en vérité, une confession que je livre au Public. A lui d'en tirer telle instructive moralité qu'il lui plaira.


En Virginie, épisode de la guerre de sécession

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