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V

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Mais notre émail de hannetons bleus fut tout à coup traversé et bouleversé par la course effrénée d'Amyntas. Il poursuivait quelque chose avec une sorte de rage désespérée. Il disparut dans les rochers, dans les précipices; il reparut dans les buissons, dans les halliers. Il volait avec son papillon sur les fougères. Il avait les yeux hors de la tête.

Moreau, effrayé, crut à un accès de fièvre chaude, et se mit à le poursuivre comme un chien de Terre-Neuve pour sauver son maître.

Le sage Chrysalidor suivait des yeux cette course ardente, ne songeant pas à notre ami qui risquait ses os dans les abîmes, ou tout au moins sa peau dans les trous épineux, et ne s'occupant que du papillon en fuite, le papillon merveilleux dont il croyait reconnaître l'allure et le ton. Deux fois il pâlit en le voyant échapper au filet de gaze, et s'envoler plus haut, toujours plus haut!

Enfin Amyntas poussa, de la cime du mont, un cri de triomphe, et revint, d'un trait, vers nous avec sa capture.

– Je crois que c'est elle! s'écria-t-il tout essoufflé. Oui, ce doit être elle! Voyez!

Le naturaliste et l'amateur, aussi passionnés l'un que l'autre, se regardèrent, l'un tremblant, l'autre stupéfait, et cette exclamation sortit simultanément de leurs lèvres:

– Algira!

Je ne suis pas de ceux qui se moquent des candides et saintes joies de la science. Je répétai avec l'intonation d'un profond respect: «Algira!» mais sans savoir le moins du monde en quoi consistait l'importance de la découverte, et sans voir autre chose qu'un joli lépidoptère à la robe noire et rayée de gris blanchâtre, de médiocre dimension, et très-frais pour une capture au filet.

Il me fut expliqué alors qu'algira était originaire d'Alger, où elle est fort commune; qu'on la trouve aussi en Italie et dans certaines régions abritées de la France méridionale, où sa chenille pullule sur le grenadier; mais que la rencontre sur les buis, au centre de la France, était un fait inouï, renversant toutes les notions acquises jusqu'à ce jour et donnant un démenti formel aux meilleurs catalogues.

Nous étions à peine revenus de cette surprise, qu'une nouvelle capture poussa jusqu'à l'enthousiasme l'émotion de nos lépidoptéristes.

Cette fois, Chrysalidor faillit sortir de son caractère, et ses lèvres frémissantes invoquèrent le nom de l'Éternel sous la forme d'un jurement énergique à demi articulé; mais il s'interrompit en souriant, demanda pardon de sa vivacité, et, reprenant son air doux et modeste:

– J'en étais bien sûr, dit-il, que nous trouverions ici des choses étonnantes! C'est gordius, mes amis, c'est gordius! le polyommate des régions méridionales! Faites donc des catalogues après cela, et comprenez donc quelque chose aux arcanes de la nature!

Au fait, il y a là un mystère. Les papillons ne sont pas voyageurs. Ils ne franchissent pas les terres et les mers comme les oiseaux de passage. Ils s'accouplent, pondent et meurent là où ils sont élevés, une première fois à l'état de chenille, une seconde fois à l'état d'insecte parfait. Ceux-ci n'avaient donc pas traversé la France; ils étaient originaires de ce coin de rochers, où un accident fortuit de configuration et d'insolation leur procure, dans un très-petit espace, le climat nécessaire à leur existence.

Je dis dans un très-petit espace et crois pouvoir le dire, parce que, dans une promenade ultérieure, en suivant, pendant cinq lieues environ, cette même dentelure de la Creuse, nos amateurs ne virent voler ces lépidoptères méridionaux qu'en un certain coude, remarquablement abrité, où la chaleur était véritablement accablante.

Mais que le rayon habité par ces hôtes étrangers ait un ou plusieurs kilomètres d'étendue, le fait de leur existence au centre de la France n'en est pas moins fort curieux. C'est un peu comme si on rencontrait des gazelles ou des antilopes dans la forêt des Ardennes, par la seule raison, je suppose, qu'une des vallées de cette forêt serait assez exposée au soleil pour leur avoir permis d'y rester depuis les âges primitifs, où l'on sait qu'ils y vivaient dans d'autres conditions atmosphériques que celles d'aujourd'hui.

Donc, gordius, algira et plusieurs coléoptères non moins étranges, qui furent trouvés ensuite au même lieu, sont bien originaires de ce coin de rochers et s'y reproduisent depuis que le monde a produit leur race, avant l'homme, aux jours d'enfantement de la création.

Cela ne prouve qu'une chose, c'est qu'aussitôt que les conditions d'existence des différents êtres ont été établies sur le globe, les êtres capables de peupler ce milieu s'y sont développés et fixés, quelle que fût la latitude. Mais le problème, c'est de découvrir en quoi consistent toutes ces conditions d'existence, et principalement les conditions d'alimentation de ces bestioles, si obstinément attachées, pour la plupart, à se nourrir chacune d'une certaine plante, qu'il est souvent impossible d'élever des chenilles transportées d'un lieu à un autre.

C'est toute une science pratique que l'élevage des chenilles, et certaines éducations font le désespoir des entomologistes. Pourtant, ici, si le climat se rapproche de celui de l'Afrique et de la Provence, la flore en diffère à beaucoup d'égards. Par exemple, pour algira, je ne vois pas dans ces régions, et je cherche en vain dans la Flore centrale de Boireau (l'ouvrage le plus complet et le plus consciencieux possible) le moindre analogue avec le grenadier.

Ces êtres non domesticables, que l'on croit invariablement soumis aux lois générales et inflexibles de l'instinct, sont donc susceptibles de modifier le premier de tous les instincts, celui de l'alimentation, en raison des ressources que leur offre le milieu où ils se trouvent. Gordius doit vivre sur les bruyères, et pourtant il n'y a pas de bruyères dans la région où nous l'avons rencontré.

Que mangent donc ici les chenilles d'algira et de gordius? Grande question de nos entomologistes; question qui fait rire au premier abord, mais qui se rattache à une question fondamentale en histoire naturelle et même en philosophie: à savoir si certains animaux obéissent aveuglément à des nécessités fatales, ou s'ils ont, dans la mesure de leurs besoins, le discernement raisonné qu'on leur refuse. Moi, je penche pour la dernière hypothèse.

Et, puisque nous sommes en Creuse, demandons-nous pourquoi le saumon quitte les eaux salées pour venir déposer sa progéniture dans les eaux douces. Lui qui est un grand voyageur, fait-il deux ou trois cents lieues contre le courant, dans les méandres et dans les obstacles des fleuves et des rivières torrentueuses, sans savoir où il va, sans avoir un projet, un but, une volonté, par conséquent une idée? Allons donc! Raconte-nous, ô algira! l'histoire de la petite tribu oubliée dans les grandes crises de l'atmosphère terrestre, sur le petit rocher où te voici. Dis-nous quelle myrtacée a fleuri autour du berceau de tes ancêtres; si là, dans quelque roche inaccessible, végète encore la plante nourricière, aussi peu soupçonnée des statisticiens de la flore centrale, que tu l'étais toi-même de ceux de la faune entomologique il n'y a qu'un instant!

Je crains de trop m'éloigner de mon village. Mais il s'agit de description, et je ne peux pas tout à fait isoler le tableau de son cadre.

Qu'on prenne donc note de ceci, que mon village est situé dans une région aussi chaude que les rives de la Méditerranée, et qu'il pourrait devenir, si quelqu'un daignait découvrir son existence et faire l'étude attentive et scientifique de sa température, aussi achalandé de malades que Nice, Pise, Hyères ou la Spezzia.

Cela arrivera, je le parie, car tout se découvre et s'exploite au temps où nous vivons; on fera des routes dans les escaliers de rochers; deux lieues de chemin de fer pour embrancher mon village à Argenton: ce n'est qu'une plaisanterie quand on le voudra. Ce voyage sera plus économique de temps et d'argent que celui d'Italie. On bâtira des villas à la place des chaumières. Quelque ingénieux docteur, frappé de la beauté des dents indigènes, et informé des cas fréquents de longévité, découvrira, dans la qualité de ces eaux courantes qui jaillissent de toutes parts, et dans la pureté de cette atmosphère qui refuse la mousse aux arbres et le lierre aux rochers, des conditions essentielles de guérison pour les victimes des brouillards de Paris; et voilà un pays transformé en un clin d'oeil!

En attendant que la mode étende son sceptre sur ces agrestes solitudes, je me garde bien de nommer le village en question: je l'appelle sans façon mon village, comme on dit ma trouvaille ou mon rêve. Il me semble qu'il ne sera plus mien dès que j'aurai trahi son nom. Il le faudra pourtant, mais à la fin de mon récit, et quand je l'aurai fait aimer un peu, si j'en viens à bout.

Tant il y a qu'en y revenant, le long de la Creuse, à travers des éblouissements de paysages délicieux embrasés de soleil rouge et coupés de verdures splendides, je songeais en égoïste à cette découverte d'algira et de gordius. La présence de ces beaux petits frileux (gordius est tout en or chaud teinté de bronze florentin) me faisait faire ce raisonnement bien simple: la vigne gèle en Toscane au 1er mai. En avril, des humains gèlent, faute de feu, de bois et de cheminées, à Frascati et à Tivoli. La moindre chaumière de *** (mon village) est mieux chauffée que la plupart des palais d'Italie. Majorque (latitude de la Calabre) est l'endroit de la terre, à moi connu, où j'ai eu le plus froid et où j'ai vu les pluies les plus intarissables en hiver. Et, là, beaucoup moins de cheminées qu'en Italie! Les vitres aux fenêtres sont objets de luxe.

Pour fuir l'hiver, il est donc souvent fort inutile de faire beaucoup de chemin, de s'embarquer et de perdre quinze jours en déplacements et en déceptions, surtout quand on a sous la main des oasis où, avec très-peu de temps, de dépense et d'industrie, on pourrait, à tout instant, trouver un nid propre et tranquille, des promenades charmantes, se réchauffer et se refaire, se forcer soi-même à prendre un exercice vivifiant sans rompre avec ses habitudes de travail et ses devoirs de famille, enfin sans cesser de vivre à un certain point de vue prohibé en Italie et en Espagne; et notez bien qu'il n'est guère de localités civilisées en France qui n'aient leur petit Éden sauvage, leur Suisse en miniature, voire leur coin d'Italie et d'Espagne, aussi beau et mieux exposé que ne le sont les trois quarts de ces péninsules fameuses.

Pourtant ces heureux et riches accidents de terrain sont souvent déserts. Aucun voyageur ne daigne y porter ses pas; et ce sont, la plupart du temps, des Anglais qui les découvrent.

– J'y songeais aussi précisément, me dit Amyntas, à qui je communiquais ces réflexions en rentrant au village, et je me suis rappelé notre conversation dans le ravin de Marino. Depuis cette promenade autour de Frascati, nous avons vu ensemble de bien belles choses, plus grandes, plus bizarres que celles d'ici; je suis bien content de les avoir vues, mais je n'éprouve pas le besoin de les revoir; tandis que la facilité de venir ici me donne le plus grand désir d'y revenir souvent. On dit qu'il faut payer la jouissance des voyages par d'inévitables fatigues et de nombreuses contrariétés. Eh bien, s'il en est ainsi, si c'est une loi générale d'acheter cher le plaisir de l'admiration, ce pays-ci est vraiment trop beau pour être si près, si facile à aborder, si hospitalier et si rempli de bien-être.

C'était aussi l'avis de notre naturaliste. Il regrettait d'être forcé de partir le lendemain. Il n'avait jamais rencontré un pays si suave et si sympathique. Il rêvait d'y revenir avec nous l'année prochaine.

Nous rêvions, nous autres qui ne sommes pas forcés de vivre à Paris, de nous arranger un pied-à-terre au village. La maisonnette où nous avions dormi était à vendre pour ce prix modeste de cinq cents à mille francs dont on nous avait parlé. Amyntas la voulait pour lui. Moi, j'avais envie de la maisonnette renaissance.

Tout se passa en projets ce jour-là.

Promenades autour d'un village

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