Читать книгу Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9) - Жорж Санд - Страница 5
TOME CINQUIÈME CHAPITRE SEPTIEME
ОглавлениеLa lutte domestique s'envenime. — Je commence à connaître le chagrin. — Discussion avec ma mère. — Mes prières, ses promesses, son départ.
Ma mère vint passer un mois avec nous, et dut s'en retourner pour faire sortir Caroline de pension. Je compris alors que je la verrais désormais de moins en moins à Nohant. Ma grand'mère parlait d'y passer l'hiver, je tombai dans le plus grand chagrin que j'eusse encore ressenti de ma vie. Ma mère s'efforçait de me donner du courage, mais elle ne pouvait plus me tromper, j'étais d'âge à constater les nécessités de la position qui nous était faite à l'une et à l'autre. L'admission de Caroline dans la famille eût tout arrangé, et c'est sur quoi ma grand'mère était inflexible.
Ma mère n'était point heureuse à Nohant, elle y souffrait, elle y subissait un étouffement moral, une contrainte, une irritation comprimée de tous les instans. Mon obstination à la préférer ostensiblement à ma grand'mère (je ne savais pas feindre, quoique cela eût été dans l'intérêt de tout le monde) aigrissait de plus en plus cette dernière contre elle. Et il faut bien dire que la maladie de cette pauvre grand'mère avait beaucoup changé son caractère. Elle avait des jours d'humeur que je ne lui avais jamais vus. Sa susceptibilité devenait excessive. En de certains momens, elle me parlait si sèchement que j'en étais atterrée. Mlle Julie prenait un empire extraordinaire, déplorable, sur son esprit, recevant toutes ses confidences et envenimant tous ses déplaisirs, à bonne intention sans doute, mais sans discernement et sans justice.
Pourtant ma mère eût supporté tout cela pour moi, si elle n'eût été continuellement inquiète de son autre fille. Je le compris; je ne voulais pas que Caroline me fût sacrifiée, et pourtant Caroline commençait, de son côté, à être jalouse de moi, la pauvre enfant, à se plaindre des absences annuelles de sa mère, et à lui reprocher en sanglotant sa préférence pour moi.
Ainsi nous étions toutes malheureuses, et moi, cause innocente de toutes ces amertumes domestiques, j'en ressentais le contre-coup plus douloureusement encore que les autres.
Quand je vis ma mère faire ses paquets, je fus saisie de terreur. Comme elle était, ce jour-là, fort irritée des propos de Julie et disait qu'il n'y avait plus moyen de subir l'autorité d'une femme de chambre devenue plus maîtresse dans la maison que la maîtresse elle-même, je crus que ma mère s'en allait pour ne plus revenir; je devinai, du moins, qu'elle ne reviendrait plus que de loin en loin, et je me jetai dans ses bras, à ses pieds; je me roulai par terre, la suppliant de m'emmener, et lui disant que si elle ne le faisait pas, je me sauverais et que j'irais de Nohant à Paris, seule et à pied, pour la rejoindre.
Elle me prit sur ses genoux et tâcha de me faire comprendre sa situation. «Ta grand'mère, me dit-elle, peut me réduire à quinze cents francs si je t'emmène. — Quinze cents francs, m'écriai-je, mais c'est beaucoup, cela! c'est bien assez pour nous trois. — Non, me dit-elle, ce ne serait pas assez pour Caroline et moi, car la pension et l'entretien de ta sœur m'en coûtent la moitié, et avec ce qui me reste, j'ai bien de la peine à vivre et à m'habiller. Tu saurais cela si tu avais la moindre idée de ce que c'est que l'argent. Eh bien, si je t'emmène, et qu'on me retire mille francs par an, nous serons si pauvres, si pauvres, que tu ne pourras pas le supporter et que tu me redemanderas ton Nohant et tes quinze mille livres de rente. — Jamais! jamais! m'écriai-je; nous serons pauvres, mais nous serons ensemble: nous ne nous quitterons jamais, nous travaillerons, nous mangerons des haricots dans un petit grenier, comme dit Mlle Julie, où est le mal? nous serons heureuses, on ne nous empêchera plus de nous aimer!»
J'étais si convaincue, si ardente, si désespérée, que ma mère fut ébranlée. «C'est peut-être vrai, ce que tu dis là, répondit-elle avec la simplicité d'un enfant, et d'un généreux enfant qu'elle était. Il y a longtemps que je sais que l'argent ne fait pas le bonheur, et il est certain que si je t'avais avec moi à Paris, je serais beaucoup plus heureuse dans ma pauvreté que je ne le suis ici, où je ne manque de rien et où je suis abreuvée de dégoûts. Mais ce n'est pas à moi que je pense, c'est à toi, et je crains que tu ne me reproches un jour de t'avoir privée d'une belle éducation, d'un beau mariage et d'une belle fortune.
— Oui, oui, m'écriai-je, une belle éducation, où l'on veut faire de moi une poupée de bois; un beau mariage! avec un monsieur qui rougira de ma mère et la mettra à la porte de chez moi; une belle fortune, qui m'aura coûté tout mon bonheur et qui me forcera à être une mauvaise fille! Non, j'aime mieux mourir que d'avoir toutes ces belles choses-là. Je veux bien aimer ma grand'mère, je veux bien venir la soigner et faire sa partie de grabuge et de loto quand elle s'ennuiera; mais je ne veux pas demeurer avec elle. Je ne veux pas de son château et de son argent; je n'en ai pas besoin, qu'elle les donne à Hippolyte, ou à Ursule, ou à Julie, puisqu'elle aime tant Julie: moi, je veux être pauvre avec toi, et on n'est pas heureuse sans sa mère.»
Je ne sais pas tout ce que j'ajoutai, je fus éloquente à ma manière, puisque ma mère se trouva réellement influencée. «Ecoute, me dit-elle, tu ne sais pas ce que c'est que la misère pour de jeunes filles! moi, je le sais, et je ne veux pas que Caroline et toi passiez par où j'ai passé quand je me suis trouvée orpheline et sans pain à quatorze ans; je n'aurais qu'à mourir et à vous laisser comme cela! Ta grand'mère te reprendrait peut-être, mais elle ne prendra jamais ta sœur, et que deviendrait-elle? Mais il y a un moyen d'arranger tout. On peut toujours être assez riche en travaillant, et je ne sais pas pourquoi, moi qui sais travailler, je ne fais plus rien, et pourquoi je vis de mes rentes comme une belle dame. Ecoute-moi bien; je vais essayer de monter un magasin de modes. Tu sais que j'ai été déjà modiste et que je fais les chapeaux et les coiffures mieux que les perruches qui coiffent ta bonne maman tout de travers, et qui font payer leurs vilains chiffons les yeux de la tête. Je ne m'établirai pas à Paris, il faudrait trop d'argent; mais, en faisant des économies pendant quelques mois, et en empruntant une petite somme que ma sœur ou Pierret me feront bien trouver, j'ouvrirai une boutique à Orléans, où j'ai déjà travaillé. Ta sœur est adroite, tu l'es aussi, et tu auras plus vite appris ce métier-là que le grec et le latin de M. Deschartres. A nous trois, nous suffirons au travail; je sais qu'on vend bien à Orléans et que la vie n'est pas très chère. Nous ne sommes pas des princesses, nous vivrons de peu, comme du temps de la rue Grange-Batelière; nous prendrons plus tard Ursule avec nous. Et puis nous ferons des économies, et, dans quelques années, si je peux vous donner à chacune huit ou dix mille francs, ce sera de quoi vous marier avec d'honnêtes ouvriers qui vous rendront plus heureuses que des marquis et des comtes. Au fait, tu ne seras jamais à ta place dans ce monde-là. On ne t'y pardonnera pas d'être ma fille et d'avoir eu un grand-père marchand d'oiseaux. On t'y fera rougir à chaque instant, et si tu avais le malheur de prendre leurs grands airs, tu ne te pardonnerais plus à toi-même de n'être qu'à moitié noble. C'est donc résolu. Garde bien ce secret-là. Je vais partir, et je m'arrêterai un jour ou deux à Orléans pour m'informer et voir des boutiques à louer. Puis je préparerai tout à Paris, je t'écrirai en cachette par Ursule ou par Catherine, quand tout sera arrangé, et je viendrai te prendre ici. J'annoncerai ma résolution à ma belle-mère: je suis ta mère, et personne ne peut m'ôter mes droits sur toi. Elle se fâchera, elle me retirera le surplus de pension qu'elle me donne, je m'en moquerai: nous partirons d'ici pour prendre possession de notre petite boutique, et quand elle passera dans son carrosse par la grande rue d'Orléans, elle verra en lettres longues comme le bras: «Madame veuve Dupin, marchande de modes.»
FIN DU TOME CINQUIÈME