Читать книгу Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9) - Жорж Санд - Страница 6

TOME SIXIÈME CHAPITRE SEPTIEME. (SUITE.)

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Première nuit d'insomnie et de désespoir. — La chambre déserte. — Première déception. — Liset. — Projet romanesque. — Mon trésor. — Accident arrivé à ma grand'mère. — Je renonce à mon projet. — Ma grand'mère me néglige forcément. — Leçons de Deschartres. — La botanique. — Mon dédain pour ce qu'on m'enseigne.

Ce beau projet me tourna la tête. J'en eus presque une attaque de nerfs. Je sautais par la chambre en criant et en riant aux éclats, et en même temps je pleurais. J'étais comme ivre. Ma pauvre mère était certainement de bonne foi et croyait à sa résolution, sans cela elle n'eût point à la légère empoisonné l'insouciance ou la résignation de mes jeunes années par un rêve trompeur; car il est certain que ce rêve s'empara de moi et me créa pour longtemps des agitations et des tourmens sans rapport naturel avec mon âge.

Je mis alors autant de zèle à faire partir ma mère que j'en avais mis à l'en empêcher. Je l'aidais à faire ses paquets, j'étais gaie, j'étais heureuse; il me semblait qu'elle reviendrait me chercher au bout de huit jours. Mon enjouement, ma pétulance étonnèrent ma bonne maman pendant le dîner, d'autant plus que j'avais tant pleuré que j'avais les paupières presque en sang, et que ce contraste était inexplicable. Ma mère me dit quelques mots à l'oreille pour m'engager à m'observer et à ne pas donner de soupçons. Je m'observai si bien, je fus si discrète, que jamais personne ne se douta de mon projet, bien que je l'aie porté quatre ans dans mon cœur avec toutes les émotions de la crainte et de l'espérance; je ne le confiai jamais, pas même à Ursule.

Pourtant, à mesure que la nuit approchait (ma mère devait partir à la première aube), j'étais inquiète, épouvantée. Il me semblait que ma mère ne me regardait pas de l'air d'intelligence et de sécurité qu'il aurait fallu pour me consoler. Elle devenait triste et préoccupée. Pourquoi était-elle triste, puisqu'elle devait sitôt revenir, puisqu'elle allait travailler à notre réunion, à notre bonheur? Les enfans ne doutent pas par eux-mêmes et ne tiennent pas compte des obstacles, mais quand ils voient douter ceux en qui leur foi repose, ils tombent dans une détresse de l'âme qui les fait ployer et trembler comme de pauvres brins d'herbe.

On m'envoya coucher à neuf heures, comme à l'ordinaire. Ma mère m'avait bien promis de ne pas se coucher elle-même sans entrer dans ma chambre pour me dire encore adieu et me renouveler ses engagemens; mais je craignis qu'elle ne voulût m'éveiller si elle me supposait endormie, et je ne me couchai pas; c'est-à-dire que je me relevai aussitôt que Rose fut partie, car lorsqu'elle m'avait mise au lit, elle redescendait attendre auprès de Julie le coucher de ma grand'mère. Ce coucher était fort long. Ma grand'mère mangeait un peu et très lentement; et puis, pendant qu'on lui apprêtait et lui arrangeait, sur la tête et sur les épaules, une douzaine de petits bonnets et de petits fichus de toile, de soie, de laine et d'ouate, elle écoutait le rapport de Julie sur les choses intimes de la famille, et celui de Rose sur les détails du ménage. Cela durait jusqu'à deux heures du matin, et c'est alors seulement que Rose venait se coucher dans le cabinet contigu à ma chambrette.

Cette chambrette donnait sur un long corridor presque en face de la porte du cabinet de toilette de ma mère, par lequel elle passait ordinairement pour rentrer chez elle, et je ne pouvais manquer de la saisir au passage et de m'entretenir encore avec elle avant que Rose vînt nous interrompre. Mais nous pouvions être surveillées par exception cette nuit-là, et, dans ma terreur de ne pouvoir plus m'épancher avec l'objet de mon amour, je voulus lui écrire une longue lettre. Je fis des prodiges d'adresse et de patience pour rallumer ma bougie, sans allumettes, à mon feu presque éteint; j'en vins à bout, et j'écrivis sur des feuilles arrachées à mon cahier de verbes latins.

Je vois encore ma lettre et l'écriture ronde et enfantine que j'avais dans ce temps-là; mais qu'y avait-il dans cette lettre? Je ne m'en souviens plus. Je sais que je l'écrivis dans la fièvre de l'enthousiasme, que mon cœur y coulait à flots pour ainsi dire, et que ma mère l'a gardée longtemps comme une relique; mais je ne l'ai pas retrouvée dans les papiers qu'elle m'a laissés. Mon impression est que jamais passion plus profonde et plus pure ne fut plus naïvement exprimée, car mes larmes l'arrosèrent littéralement, et à chaque instant j'étais forcée de retracer les lettres effacées par mes pleurs.

Mais comment remettre cette lettre à ma mère si elle était accompagnée, en montant l'escalier, par Deschartres? J'imaginai, pendant que j'en avais le temps encore, de pénétrer dans la chambre de ma mère sur la pointe du pied. Il fallait ouvrir et fermer des portes, précisément au-dessus de la chambre de Mlle Julie. La maison est d'une sonorité effrayante, grâce à une immense cage d'escalier où vibre le moindre souffle. J'en vins à bout cependant, et je plaçai ma lettre derrière un petit portrait de mon grand'père qui était comme caché derrière une porte. C'était un dessin au crayon où il était représenté, non pas jeune, mince et coquet, comme dans le grand pastel du salon, avec une veste de chambre en taffetas feuille-morte à boutons de diamant et les cheveux relevés avec un peigne, une palette à la main, et vis-à-vis d'un paysage ébauché couleur de rose et bleu turquoise; mais vieux, cassé, en grand habit carré, en bourse et ailes de pigeon, gros, flasque et courbé sur une table de travail, comme il devait être peu de temps avant de mourir. J'avais mis sur l'adresse de ma lettre: «Place ta réponse derrière ce même portrait du vieux Dupin. Je la trouverai demain quand tu seras partie.» Il ne me restait plus qu'à trouver un moyen d'avertir ma mère d'avoir à chercher derrière ce portrait; j'y accrochai son bonnet de nuit: et, dans le bonnet de nuit, je mis un mot au crayon: «Secoue le portrait.»

Toutes mes précautions prises, je revins me coucher, sans faire le moindre bruit; mais je restai assise sur mon lit, dans la crainte que la fatigue ne vainquît ma résolution. J'étais brisée par les larmes et les émotions de la journée, et je m'assoupissais à chaque instant, mais j'étais réveillée en sursaut par les battemens de mon cœur, et je croyais entendre marcher dans le corridor. Enfin minuit sonna à la pendule de Deschartres dont la chambre n'était séparée de la mienne que par la muraille. Deschartres monta le premier; j'entendis son pas lourd et régulier, et ses portes fermées avec une majestueuse lenteur. Ma mère vint un quart d'heure après, mais Rose était avec elle, elle venait l'aider à faire ses malles. Rose n'avait pas l'intention de nous contrarier, mais elle avait été souvent réprimée pour sa faiblesse dans ces sortes d'occasions, et je ne pouvais plus me fier à elle. D'ailleurs, j'avais besoin de voir ma mère sans témoin. Je me renfonçai donc sous mes couvertures, à demi vêtue encore, et je ne bougeai pas. Ma mère passa, Rose resta avec elle une demi-heure, puis vint se coucher. J'attendis encore une demi-heure qu'elle fût endormie, puis bravant tout, j'ouvris tout doucement ma porte, et m'en allai trouver ma mère.

Elle lisait ma lettre, elle pleurait. Elle m'étreignit sur son cœur: mais elle était retombée de la hauteur de notre projet romanesque dans une hésitation désespérante. Elle comptait que je m'habituerais à ma grand'mère, elle se reprochait de m'avoir monté la tête, elle m'engageait à l'oublier. C'était comme des coups de poignard froids comme la mort dans mon pauvre cœur. Je lui fis de tendres reproches, et j'y mis tant de véhémence qu'elle s'engagea de nouveau à revenir me chercher dans trois mois au plus tard, si ma bonne maman ne me conduisait pas à Paris à l'hiver, et si je persistais dans ma résolution. Mais ce n'était pas assez pour me rassurer, je voulais qu'elle répondît par écrit à l'ardente supplication de ma lettre. Je demandais une lettre d'elle à trouver, après son départ, derrière le portrait, une lettre que je pourrais relire tous les jours en secret pour me donner du courage et entretenir mon espérance. Elle ne put m'envoyer coucher qu'à ce prix, et j'allai essayer de réchauffer mon pauvre corps glacé dans mon lit encore plus froid. Je me sentais malade: j'aurais voulu dormir comme elle le désirait pour oublier un instant mon angoisse: mais cela me fut impossible. J'avais le doute, c'est-à-dire le désespoir dans l'âme: c'est tout un pour les enfans, puisqu'ils ne vivent que de songes, et de confiance en leurs songes. Je pleurai si amèrement que j'avais le cerveau brisé, et quand le jour parut pâle et triste, c'était la première aube que je voyais paraître après une nuit de douleur et d'insomnie. Combien d'autres depuis, que je ne saurais compter!

J'entendis rouvrir les portes, descendre les paquets: Rose se leva, je n'osai lui montrer que je ne dormais pas; elle en eût été attendrie cependant; mais mon amour, à force d'être exalté, devenait romanesque, il avait besoin de mystère. Pourtant lorsque la voiture roula dans la cour, lorsque j'entendis les pas de ma mère dans le corridor, je n'y pus tenir, je m'élançai pieds nus sur le carreau, je me précipitai dans ses bras, et perdant la tête, je la suppliai de m'emmener. Elle me reprocha de lui faire du mal lorsqu'elle souffrait déjà tant de me quitter. Je me soumis, je retournai à mon lit; mais lorsque j'entendis le dernier roulement de la voiture qui l'emportait, je ne pus retenir des cris de désespoir, et Rose elle-même, malgré la sévérité dont elle commençait à s'armer, ne put retenir ses larmes en me retrouvant dans cet état pitoyable, trop violent pour mon âge et qui aurait dû me rendre folle, si Dieu, me destinant à souffrir, ne m'eût douée d'une force extraordinaire.

Je reposai cependant quelques heures: mais à peine fus-je éveillée que je retrouvai mon chagrin, et que mon cœur se brisa à l'idée que ma mère était partie, peut-être pour toujours. Aussitôt habillée, je courus à sa chambre, je me jetai sur son lit défait, je baisai mille fois l'oreiller qui portait encore l'empreinte de sa tête. Puis, je m'approchai du portrait où je devais trouver une lettre, mais Rose entra, et je dus renfermer ma douleur: non pas que cette fille, dont le cœur était bon, m'en eût fait un crime, mais j'éprouvais une sorte d'amère douceur à cacher ma souffrance. Elle se mit à faire la chambre, à enlever les draps, à relever les matelas, à fermer les persiennes.

Assise dans un coin, je la regardais faire, j'étais comme hébétée. Il me semblait que ma mère était morte, et qu'on rendait au silence et à l'obscurité cette chambre où elle ne rentrerait plus.

Ce ne fut que dans la journée que je pus trouver le moyen d'y rentrer sans être observée, et je courus au portrait, le cœur palpitant d'espérance; mais j'eus beau secouer et retourner l'image du vieux Francueil, on ne lui avait rien confié pour moi; ma mère, ne voulant pas entretenir dans mon esprit une chimère qu'elle regrettait déjà sans doute d'y avoir fait naître, avait cru ne pas devoir me répondre. Ce fut pour moi le dernier coup. Je restai tout le temps de ma récréation immobile et abrutie dans cette chambre devenue si froide, si mystérieuse et si morne. Je ne pleurais plus, je n'avais plus de larmes, et je commençais à souffrir d'un mal plus profond et plus déchirant que l'absence. Je me disais que ma mère ne m'aimait pas autant qu'elle était aimée de moi; j'étais injuste en cette circonstance; mais, au fond, c'était la révélation d'une vérité que chaque jour devait confirmer. Ma mère avait pour moi, comme pour tous les êtres qu'elle avait aimés, plus de passion que de tendresse. Il se faisait dans son âme comme de grandes lacunes dont elle ne pouvait se rendre compte. A côté de trésors d'amour, elle avait des abîmes d'oubli ou de lassitude. Elle avait trop souffert, elle avait besoin souvent de ne plus souffrir: et moi j'étais comme avide de souffrance, tant j'avais encore de force à dépenser sous ce rapport-là.

J'avais pour compagnon de mes jeux un petit paysan plus jeune que moi de deux années, à qui ma mère enseignait à lire et à écrire. Il était alors fort gentil et fort intelligent. Je me fis non-seulement un plaisir, mais comme une religion, de continuer l'éducation commencée par ma mère, et j'obtins de ma grand'mère qu'il viendrait prendre sa leçon tous les matins à huit heures. Je le trouvais installé dans la salle à manger, ayant déjà barbouillé une grande page de lettres. On peut croire que je ne le soumettais pas à la méthode de M. Lubin, aussi avait-il une jolie écriture, fort lisible. Je corrigeais ses fautes, je le faisais épeler, et j'exigeais qu'il se rendît compte du sens des mots. Car je me souvenais d'avoir su lire longtemps avant de comprendre ce que je lisais. Cela amenait beaucoup de questions de sa part et d'explications de la mienne. Je lui donnais donc des notions d'histoire, de géographie, etc., ou plutôt de raisonnement sur ces choses qui étaient toutes fraîches dans ma tête et qui passaient facilement dans la sienne.

Le jour du départ de ma mère, je trouvai Liset (diminutif berrichon de Louis) tout en larmes. Il ne voulut pas me dire devant Rose la cause de son chagrin, mais, quand nous fûmes seuls, il me dit qu'il pleurait madame Maurice. Je me mis à pleurer avec lui, et, de ce moment, je le pris en amitié véritable. Quand sa leçon était finie, il allait aux champs, et il revenait à l'heure de ma récréation. Il n'était ni gai ni bruyant. Il aimait à causer avec moi, et quand j'étais triste il gardait le silence et marchait derrière moi comme un confident de tragédie. Le railleur Hippolyte, qui regrettait bien aussi ma mère, mais qui n'était pas capable d'engendrer une longue mélancolie, l'appelait mon fidèle Achate.

Je ne lui confiais pourtant rien du tout: je sentais la gravité du secret que ma mère m'avait confié dans un moment d'entraînement, et je ne voulais pas encore me persuader que ce secret n'était qu'un leurre.

Pourtant les jours succédèrent aux jours, les semaines aux semaines, et ma mère ne m'envoya aucun avis particulier; elle ne me fit pas entendre, par le moindre mot à double sens dans ses lettres, qu'elle songeât à notre projet. Ma grand'mère s'installa à Nohant pour tout l'hiver. Je dus me résigner, mais ce ne fut pas sans de grands déchiremens intérieurs. J'avais, pour me consoler de temps en temps, une fantaisie en rapport avec ma préoccupation dominante. C'était de me figurer que, quand je souffrirais trop, je pourrais exécuter la tendre menace que j'avais faite à ma mère de quitter Nohant seule et à pied pour aller la trouver à Paris. Il y avait des momens où ce projet me paraissait très réalisable, et je me promettais d'en faire part à Liset, le jour où j'aurais définitivement résolu de me mettre en route. Je comptais qu'il m'accompagnerait.

Ce n'était ni la longueur du chemin, ni la souffrance du froid, ni aucun danger qui me faisait hésiter, mais je ne pouvais me résoudre à demander l'aumône en chemin, et il me fallait un peu d'argent. Voici ce que j'imaginai pour m'en procurer au besoin. Mon père avait rapporté d'Italie, à ma mère, un très beau collier d'ambre jaune mat qui n'avait guère d'autre valeur que le souvenir, et qu'elle m'avait donné. J'avais ouï dire à ma mère qu'il l'avait payé fort cher, deux louis! cela me paraissait très considérable. En outre j'avais un petit peigne en corail, un brillant gros comme une tête d'épingle monté en bague, une bonbonnière d'écaille blonde garnie d'un petit cercle d'or qui valait trois francs, et quelques débris de bijoux sans aucune valeur, que ma mère et ma grand'mère m'avaient donnés pour en orner ma poupée. Je rassemblai toutes ces richesses dans une petite encoignure de la chambre de ma mère, où personne n'entrait que moi, à la dérobée, en de certains jours: et, en moi-même, j'appelai cela mon trésor. Je songeai d'abord à le confier à Liset ou à Ursule, pour qu'ils le vendissent à la Châtre. Mais on eût pu les soupçonner d'avoir volé ces bijoux, du moment qu'ils en voudraient faire de l'argent, et je m'avisai d'un meilleur moyen tout à fait conforme à celui usité par les princesses errantes de mes contes de fées: c'était d'emporter mon trésor dans ma poche, et, chaque fois que j'aurais faim en voyage, d'offrir en paiement une perle de mon collier, ou une petite brisure de mes vieux ors. Chemin faisant, je trouverais bien un orfèvre à qui je pourrais vendre ma bonbonnière, mon peigne ou ma bague, et je me figurais que j'aurais encore de quoi dédommager ma mère, en arrivant, de la dépense que j'allais lui occasionner.

Quand je crus m'être ainsi assurée de la possibilité de ma fuite, je me sentis un peu plus calme, et dans mes accès de chagrin, je me glissais dans la chambre sombre et déserte, j'allais ouvrir l'encoignure et je me consolais en contemplant mon trésor, l'instrument de ma liberté. Je commençais à être, non plus en imagination, mais en réalité, si malheureuse que j'aurais certainement pris la clef des champs, sauf à être rattrapée et ramenée au bout d'une heure (chance que je ne voulais pas prévoir, tant je me croyais certaine d'aller vite et de me cacher habilement dans les buissons du chemin), sans un nouvel accident arrivé à ma grand'mère.

Un jour au milieu de son dîner, elle se trouva prise d'un étourdissement, elle ferma les yeux, devint pâle, et resta immobile et comme pétrifiée pendant une heure. Ce n'était pas un évanouissement, mais plutôt une sorte de catalepsie. La vie molle et sans mouvement physique qu'elle s'était obstinée à mener avait mis en elle un germe de paralysie qui devait l'emporter plus tard, et qui s'annonça dès lors par une suite d'accidens du même genre. Deschartres trouva ce symptôme très grave, et la manière dont il m'en parla changea toutes mes idées. Je retrouvais dans mon cœur une grande affection pour ma bonne maman quand je la voyais malade; j'éprouvais alors le besoin de rester auprès d'elle, de la soigner, et une crainte excessive de lui faire du mal en lui faisant de la peine. Cette sorte de catalepsie revint cinq ou six fois par an pendant deux années, et reparut ensuite aux approches de sa dernière maladie.

Je commençai donc à me reprocher mes projets insensés. Ma mère ne les encourageait pas; tout au contraire, elle semblait vouloir me les faire oublier en se faisant oublier elle-même, car elle m'écrivait assez rarement, et il me fallait lui adresser deux ou trois lettres pour en recevoir une d'elle. Elle s'apercevait, un peu tard sans doute, mais avec raison, qu'elle avait trop développé ma sensibilité, et elle m'écrivait: «Cours, joue, marche, grandis, reprend tes bonnes joues roses, ne pense à rien que de gai, porte-toi bien et deviens forte, si tu veux que je sois tranquille, et que je me console un peu d'être loin de toi.»

Je la trouvais devenue bien patiente à supporter notre séparation, mais je l'aimais quand même, et puis ma grand'mère devenait si chétive que le moindre chagrin pouvait la tuer. Je renonçai solennellement (toujours en présence de moi seule) à effectuer ma fuite. Pour n'y plus penser, comme ce maudit trésor me donnait des tentations ou des regrets, je le retirai de la chambre où sa vue et l'espèce de mystère de son existence m'impressionnaient doublement. Je le donnai à serrer à ma bonne, après avoir envoyé à Ursule tout ce qu'elle pouvait accepter sans être accusée d'indiscrétion par ses parens, très sévères et très délicats sous ce rapport.

Je ne pouvais pas me dissimuler que la maladie de ma bonne-maman et les accidens qui se renouvelaient avaient porté atteinte à sa force d'esprit et à la sérénité de son caractère. Chez elle, l'esprit proprement dit, comme on l'entend dans le monde, c'est-à-dire l'art de causer et d'écrire, n'avait pas souffert; mais le jugement et la saine appréciation des personnes et des choses avaient été ébranlés. Elle avait tenu jusqu'alors ses domestiques et même ses amis à une certaine distance du sanctuaire de sa pensée. Elle avait résisté à ses premières impressions et aux influences du préjugé. Il n'en était plus absolument de même, bien que l'apparence y fût toujours. Les domestiques avaient trop voix délibérative dans les conseils de la famille.

La santé morale était affaiblie avec la santé physique, et pourtant elle n'avait que soixante-six ans, âge qui n'est pas fatalement marqué pour les infirmités du corps et de l'âme, âge que j'ai vu atteindre et dépasser par ma mère sans amener la moindre diminution dans son énergie morale et physique.

Ma grand'mère ne pouvait plus guère supporter le bruit de l'enfance, et je me faisais volontairement, mais sans effort et sans souffrance, de plus en plus taciturne et immobile à ses côtés. Elle sentait que cela pouvait être préjudiciable à ma santé, et elle ne me gardait plus guère auprès d'elle. Elle était poursuivie par une somnolence fréquente, et comme son sommeil était fort léger, que le moindre souffle la réveillait péniblement, elle voulut, pour échapper à ce malaise continuel, régulariser son sommeil de la journée. Elle s'enfermait donc à midi pour faire sur son grand fauteuil une sieste qui durait jusqu'à trois heures. Et puis c'étaient des bains de pieds, des frictions et mille soins particuliers qui la forçaient à s'enfermer avec Mlle Julie, si bien que je ne la voyais plus guère qu'aux heures des repas et pendant la soirée, pour faire sa partie ou tenir les cartes, tandis qu'elle faisait des patiences et des réussites. Cela m'amusait médiocrement, comme on peut croire: mais je n'ai point à me reprocher d'y avoir jamais laissé paraître un instant d'humeur ou de lassitude.

Chaque jour j'étais donc livrée davantage à moi-même, et les courtes leçons qu'elle me donnait consistaient en un examen de mon cahier d'extraits, tous les deux ou trois jours, et une leçon de clavecin qui durait à peine une demi-heure. Deschartres me donnait une leçon de latin que je prenais de plus en plus mal, car cette langue morte ne me disait rien; et une leçon de versification française qui me donnait des nausées, cette forme, que j'aime et que j'admire pourtant, n'étant point la mienne, et ne me venant pas plus naturellement que l'arithmétique, pour laquelle j'ai toujours eu une incapacité notoire. J'étudiais pourtant l'arithmétique et la versification, et le latin, voire un peu de grec et un peu de botanique par-dessus le marché, et rien de tout cela ne me plaisait. Pour comprendre la botanique (qui n'est point du tout une science à la portée des demoiselles), il faut connaître le mystère de génération et la fonction des sexes; c'est même tout ce qu'il y a de curieux et d'intéressant dans l'organisme des plantes. Comme on le pense bien, Deschartres me faisait sauter à pieds joints par là-dessus, et j'étais beaucoup trop simple pour m'aviser par moi-même de la moindre observation en ce genre. La botanique se réduisait donc pour moi à des classifications purement arbitraires, puisque je n'en saisissais pas les lois cachées, et à une nomenclature grecque et latine qui n'était qu'un aride travail de mémoire. Que m'importait de savoir le nom scientifique de toutes ces jolies herbes des prés, auxquelles les paysannes et les pâtres ont donné des noms souvent plus poétiques et toujours plus significatifs: le thym de bergère, la bourse à berger, la patience, le pied de chat, le baume, la nappe, la mignonnette, la boursette, la repousse, le danse-toujours, la pâquerette, l'herbe aux gredots, etc. Cette botanique à noms barbares me semblait la fantaisie des pédans, et de même pour la versification latine et française, je me demandais, dans ma superbe ignorance, à quoi bon ces alignemens et ces règles desséchantes qui gênaient l'élan de la pensée et qui en glaçaient le développement. Je me répétais tout bas ce que j'avais entendu dire à ma naïve mère: «A quoi ça sert-il, toutes ces fadaises-là?» Elle avait le bon sens de Nicole, moi la sauvagerie instinctive d'un esprit très logique sans le savoir, et très positif par cela même qu'il était très romanesque: ceci peut sembler un paradoxe, mais j'aurai tant à y revenir, qu'on me permettra de passer outre pour le moment.

Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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