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L’ACADÉMIE DE 1666.

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Table des matières

Lorsqu’en 1666 Colbert, heureusement inspiré par Perrault, proposa à Louis XIV la création de l’Académie des sciences, il prétendait former une compagnie compétente, aussi bien sur les questions d’érudition, d’histoire, de littérature et de goût, que sur les problèmes de science pure. Un académicien devait, suivant lui, ne fermer les yeux à aucune lumière et cultiver plus spécialement une des branches des connaissances humaines, sans donner pour cela l’exclusion à toutes les autres.

L’Académie des sciences réunit donc d’abord, pour bien peu de temps il est vrai, aux géomètres et aux physiciens, des érudits et des hommes de lettres. Pour ne pas cependant partager les esprits entre des pensées trop contraires, on assigna des jours différents à la réunion des différents groupes de la compagnie. Les géomètres et les physiciens s’assemblaient séparément le samedi, puis tous ensemble le mercredi; les historiens tenaient séance le lundi et le jeudi; et les littérateurs enfin étaient réunis le mardi et le vendredi. Toutes les sections cependant composaient un même corps qui, le premier jeudi de chaque mois dans une réunion de tous ses membres, entendait et discutait, s’il y avait lieu, le compte rendu des travaux particuliers. L’organisation, on le voit, était à peu près celle de notre Institut. L’Académie française et l’Académie des inscriptions, représentées dans la compagnie nouvelle par une partie seulement de leurs membres, s’émurent d’une séparation qui, en donnant aux uns une double part de priviléges et de largesses, ne pouvait manquer d’amoindrir les autres. Colbert obtint, à leur prière, que le roi réduisît les occupations de l’Académie des sciences aux études et aux recherches scientifiques. Devenue ainsi la sœur et non la rivale de ses deux aînées, l’Académie des sciences resta composée de seize membres, presque tous choisis par Colbert avec un rare discernement. Dans la section de mathématiques se trouvaient en effet:

Christian Huyghens, un des plus grands hommes de son temps, rare et admirable génie qui, pendant plus de quinze ans, brilla dans l’Académie et fut le plus illustre de ses membres.

Roberval, que Pascal estimait assez pour écrire: «Si le père jésuite connaît M. Roberval, il n’est pas nécessaire que j’accompagne son nom des éloges qui lui sont dus, et s’il ne le connaît pas, il doit s’abstenir de parler de ces matières, puisque c’est une preuve indubitable qu’il n’a aucune entrée aux hautes connaissances ni de la physique, ni de la géométrie.»

Picard et Auzout, célèbres tous deux à des degrés et à des titres inégaux, dans l’histoire de l’astronomie. Frenicle, dont Descartes et Fermat ont loué la pénétration et qui, presque exclusivement appliqué à la théorie des nombres, avait lutté sans désavantage contre ces deux grands hommes, lorsqu’ils n’avaient pas dédaigné de le suivre, quelquefois même de le provoquer sur son terrain.

Buot, qui, d’abord simple ouvrier armurier, s’était instruit seul et qu’on s’étonnait de voir si savant sans entendre un mot de latin.

Carcavy enfin, ami de Pascal, et qui sans avoir produit d’invention originale était alors un savant instruit et considérable.

Les physiciens qui complétaient l’Académie sont restés moins célèbres. Outre Pecquet, dont le nom est attaché à une découverte importante, l’Académie comptait:

Delachambre, médecin ordinaire du roi et auteur d’un ouvrage intitulé: Nouvelles conjectures sur la cause de la lumière, sur les débordements du Nil et sur l’amour d’inclination. Cet ouvrage a reçu de grandes louanges; les mérites, il faut le croire, en étaient aussi variés que le sujet, car il ouvrit à son auteur les portes de l’Académie française comme celles de l’Académie des sciences.

Claude Perrault, le futur architecte du Louvre, médecin en même temps, comme Boileau ne l’a laissé ignorer à personne, et de plus naturaliste habile.

Quoique Duclos, Bourdelin, Gayant et Marchand, qui complétaient la section, n’aient pas laissé de grands noms dans la science, leur mérite passait alors pour fort au-dessus du commun.

Duhamel, homme très-docte et d’un esprit ferme et droit, fut nommé secrétaire. Il joignait à une grande érudition philosophique la politesse et l’élégance de style, en même temps qu’une excellente latinité dont la réputation décida, dit-on, le choix de Colbert.

Cinq jeunes gens enfin, Couplet, Richer, Niquet, Pivert et Delannoy, furent adjoints aux académiciens pour les aider dans leurs travaux.

Le roi assurait par des pensions l’existence des membres de la compagnie nouvelle, en mettant de plus à leur disposition les fonds nécessaires pour exécuter les expériences et construire les machines jugées utiles.

L’Académie se réunissait deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. Quoique tous les membres fussent convoqués, la séance du mercredi était spécialement consacrée aux travaux mathématiques, et celle du samedi aux expériences de physique, comprenant, d’après le langage du temps, les manipulations de chimie et les travaux d’histoire naturelle. Les réunions ressemblaient fort peu à celles d’aujourd’hui. L’Académie, inconnue au public et peu soucieuse de se répandre au dehors, ne recevait des savants étrangers que de rares et insignifiantes communications; une ou deux fois par an, tout au plus, un inventeur, patronné par quelque grand personnage, était admis à lui soumettre un moyen de dessaler l’eau de mer, une solution nouvelle du problème des longitudes ou quelque combinaison chimérique pour produire de la force sans en consommer... Mais les seize académiciens, accoutumés à ne compter que sur eux-mêmes, remplissaient le plus souvent les séances par leurs propres travaux. Les expériences, choisies et discutées à l’avance, devaient être exécutées en commun, dans le laboratoire annexé à la bibliothèque royale, où se tenaient alors les assemblées.

Duclos, dans le programme des travaux de chimie, étale tout d’abord la confiance d’un ignorant qui ne doute de rien. La chimie, il ne faut pas l’oublier, est de création toute récente, et les transformations des corps n’avaient jamais été rattachées, avant Stahl qui vint quarante ans plus tard, à une théorie réellement scientifique. Duclos cependant n’y aperçoit pas de secrets; il déclare le nombre des éléments, en assigne la nature et le rôle et, sans marquer aucun embarras, émet et propose comme indubitables les principes les plus absolus et les plus faux. Le soufre, le mercure et le sel ne sont pas, suivant lui, des corps simples, et par la résolution des mixtes naturels, il ne reste jamais que de l’eau. C’est elle qui, altérée par un efficient impalpable et spirituel, produit le mercure, le soufre et le sel. Les esprits parfaits et qui ont quelque participation de la vie contiennent un troisième principe, nommé archée, en sorte qu’il existe en tout trois principes: le corps matériel qui est l’eau, l’esprit altératif et l’âme vivifiante ou archée. Les chimistes, on le voit, avaient beaucoup à désapprendre.

Le plan d’études tracé par Perrault pour l’anatomie et la botanique fait paraître au contraire beaucoup de savoir et de sens. Les recherches anatomiques doivent comprendre, suivant lui, en même temps que la description des organes, la recherche de leur usage et le mécanisme de leur action. Quelques organes bien connus remplissent des fonctions encore très-cachées et des effets véritables et manifestes, tels par exemple que la génération du lait, dépendent de quelque organe qu’on n’a pas pu découvrir. Un anatomiste doit donc employer à la fois les yeux et la raison, en conservant toutefois quelque avantage aux yeux sur la raison même.

Perrault distingue également de l’histoire et de la description des plantes l’étude plus philosophique de leur naissance et de leur accroissement. Beaucoup d’auteurs anciens ont écrit sur ce sujet; leurs assertions sont douteuses, il serait utile de les vérifier. Est-il vrai, par exemple, qu’une plante puisse se reproduire par les sels tirés de sa cendre? La terre qui nourrit la plante peut-elle la produire par sa propre fécondité sans avoir reçu de semence? Existe-t-il dans la plante, comme dans les animaux, une partie principale qui donne l’âme et le mouvement à toutes les autres, et cette partie n’est-elle pas la racine? Que faut-il penser enfin de ce qu’on a nommé les sympathies et les antipathies des plantes? Si le sapin est considéré comme l’ami des autres arbres, cela ne tient-il pas seulement à ce que sa racine, droite et plongeante, ne gêne en rien les plantes placées dans son voisinage? Si l’olivier passe pour un arbre peu sociable, n’est-ce pas pour une raison contraire?

Chaque académien était invité à proposer son programme, et il en résulta une grande variété de projets. Un membre de la Compagnie, dont le procès-verbal ne donne pas le nom et qui, pour cette raison, est peut-être Duhamel qui l’a rédigé, propose de «choisir un étang pour faire tourner l’eau en son milieu, laquelle communiquera le mouvement au reste de l’eau par différents degrés de vitesse, pour y examiner le mouvement des divers corps flottants en divers endroits et inégalement éloignés du milieu, pour faire quelque comparaison des planètes dans le monde.»

Auzout, mieux inspiré, demandait que quelques-uns de la Compagnie eussent commission de voir les ouvriers, leurs outils et leurs instruments, la manière de les employer, savoir ce qui leur manque et apprendre leurs secrets et leurs sophisteries. Couplet fut chargé de suivre cette idée, qui devait produire la belle collection des Arts et métiers publiée un siècle plus tard par l’Académie.

Huyghens aussi remit son projet, et M. Boutron en possède l’autographe original avec des notes approbatives écrites sans doute de la main de Colbert.

Bon.Faire les expériences du vuide par la machine et autrement et déterminer la pesanteur de l’air.

Bon.Examiner la force de la poudre à canon en l’enfermant en petite quantité dans une boite de fer ou de cuivre fort espaisse.

Bon.Examiner de même façon la force de l’eau raréfiée par le feu.

Bon.Examiner la force et la vitesse du vent et l’usage qu’on en tire à la navigation et aux machines.

Bon.Examiner la force de la percussion ou la communication du mouvement dans la rencontre des corps, dont je crois avoir donné le premier les véritables règles.

Pour l’Assemblée de Physique.

La principale occupation de cette Assemblée et la plus utile doibt estre, à mon avis, de travailler à l’histoire naturelle à peu près suivant le dessein de Verulamius. Cette histoire consiste en expériences et en remarques et est l’unique moyen pour parvenir à la connoissance des causes de tout ce qu’on voit dans la nature. Comme pour sçavoir ce que c’est que la pesanteur, le chaud, le froid, l’attraction de l’aimant, la lumière, les couleurs, de quelles parties est composé l’air, l’eau, le feu et tous les autres corps, à quoy sert la respiration des animaux, de quelle façon croissent les metaux, les pierres et les herbes, de toutes lesquelles choses on ne sçait encore rien ou très peu, n’y ayant pourtant rien au monde dont la connoissance seroit tant à souhaiter et plus utile.

Bon.L’on devroit, suivant les diverses matières dont j’en viens de nommer quelques-unes, distinguer les chapitres de cette histoire et y amasser toutes les remarques et expériences qui regardent chacune en particulier, et de ne se pas tant mettre en peine d’y rapporter des expériences rares et difficiles à faire, que celles qui paroissent essentielles pour la découverte de ce que l’on cherche, quand bien même elles seroient fort communes.

L’utilité d’une telle histoire faite avec fidélité s’estend à tout le genre humain et dans tous les siècles à venir, parce qu’outre le profit qu’on peut tirer des expériences particulières pour divers usages, l’assemblage de toutes est toujours un fondement assuré pour bastir une philosophie naturelle, dans laquelle il faut nécessairement procéder de la connoissance des effets à celle des causes.

La chimie et la dissection des animaux sont assurément nécessaires à ce dessein, mais il faudroit que les opérations de l’une ou de l’autre tendissent toujours à augmenter cette histoire de quelque article important et qui regardast la découverte de quelque chose qu’on se propose, sans perdre de temps à plusieurs mesmes remarques de quelques circonstances dont la connoissance ne peut avoir de la suite; pour ne pas encourir le reproche que faisoit Seneque aux philosophes anciens: Invenissent forsitan necessaria nisi et superflua quœsissent.

Il faudroit commencer par les matières que l’on jugera les plus belles et utiles, dont on pourra distribuer plusieurs à la fois à autant de personnes de ceux qui composent l’assemblée qui toutes les semaines y feront le rapport et lecture de ce qu’ils auront recueilli, et ce sera ainsi une occupation réglée, dont le fruit sera indubitablement très grand.

HUYGHENS.

Cette note date de 1666, époque à laquelle Colbert proposa à Louis XIV la fondation de l’Académie des sciences. C’est cette même année que Huyghens, appelé par le grand ministre et doté d’une pension considérable, vint se fixer à Paris.

Picard commença immédiatement avec Auzout et Huyghens une série d’observations astronomiques, et, en proposant de construire pour les planètes des tables plus complètes que celles de Kepler, il disait ses motifs d’espérer ses succès.

«On a, dit-il, quantité de nouvelles observations qui ont été faites très-exactement en divers lieux, lesquelles, jointes et comparées à celles des années précédentes, donnent une connaissance de l’astronomie bien plus particulière que celle qu’on a eue par le passé. La géométrie n’avait pas encore été poussée au point où elle est présentement; on a pour observer des instruments beaucoup meilleurs que ceux dont se sont servis les anciens. A peine avait-on, du temps de Kepler, de grandes lunettes de six ou sept pieds. On en fait aujourd’hui de soixante pieds. La méthode dont lui et ceux qui l’ont précédé se sont servis pour mesurer le temps est fort incertaine, et très-éloignée de la précision que nous donnent les horloges à pendule, qui marquent les minutes et même les secondes avec beaucoup plus d’exactitude que les horloges communes ne marquaient les heures et les demi-heures, et elles sont d’une si grande utilité que l’on peut, par leur moyen, non-seulement rectifier les heures des étoiles fixes sans aucun instrument, mais encore faire plusieurs observations qui sans cela seraient impossibles. Que si, à tous ces avantages, on ajoute les secours qu’il plaît à Sa Majesté de promettre à cette science si nécessaire dans l’usage de la vie, et par laquelle on puisse espérer de bons et grands instruments avec un lieu propre et tel qu’on le souhaite pour observer, on aura tout lieu de se promettre de bons résultats.»

Le ciel sembla favoriser la compagnie naissante: deux éclipses, aussi rapprochées qu’elles puissent l’être, se succédèrent à quinze jours d’intervalle. La première surtout présenta un spectacle curieux et une instruction importante. Quand la lune s’éclipsa à l’horizon, le soleil lui-même n’était pas encore caché. Ce singulier phénomène avait été observé déjà par Pline et par Moestlin, le maître de Kepler. Les académiciens, qui ne l’ignoraient pas, y prirent cependant un grand intérêt; en voyant en effet la lune s’obscurcir lorsque rien en apparence n’intercepte pour elle les rayons du soleil, on demeure assuré, sans recourir à aucune autre preuve, que les astres relevés par la réfraction ne sont pas où ils semblent être. L’Académie, plaçant au nombre de ses travaux astronomiques l’étude immédiate de la réfraction, résolut d’approfondir une théorie aussi indispensable à l’exactitude de toutes les autres. Huyghens proposa plusieurs méthodes qui furent suivies et perfectionnées, et l’Académie contribua à faire disparaître une erreur grave presque universellement admise jusqu’alors. La réfraction, qui diminue avec l’élévation de l’astre observé, ne devient nulle qu’au zénith; les observateurs, qui l’avaient négligée pour les hauteurs plus grandes que 45°, s’étaient trompés par là de plus d’une minute sur la latitude de Paris, base nécessaire de tous les travaux de l’Observatoire.

Les mathématiciens eux-mêmes entreprirent une œuvre collective. Un traité de mécanique, composé par eux, devait être l’une des premières productions de l’Académie. Chaque géomètre, à tour de rôle, composait un chapitre et, comme on disait alors, était député pour penser à une question. Plusieurs séances étaient consacrées ensuite à lire son travail et à le discuter. Descartes, que le plus grand nombre des académiciens reconnaissaient pour leur maître, avait dit cependant: «On voit souvent qu’il n’y a pas autant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces et faits de la main de plusieurs maîtres qu’en ceux auxquels un seul a travaillé.» Le nouveau traité ne démentit pas ce jugement, et si le temps qu’on y a consacré lui donne une place dans l’histoire de l’Académie, il n’en occupe aucune dans celle des progrès de la science.

L’Académie, qui devait composer en même temps et qui composa en effet un traité sur l’histoire des animaux, en amassait confusément les matériaux, en suivant, sans ordre régulier et sans dessein prémédité, le seul hasard des occasions: un renard, un blaireau, une fouine, une civette, un putois, une belette, plusieurs salamandres, un caméléon, une gazelle, un sapajou, un ours, un hérisson, une cigogne, une tigresse, un dromadaire, une chouette, un esturgeon et une oie vivante dont on examina les organes respiratoires, se succédèrent dans les séances du samedi sur la table de dissection. Mais la plus éclatante et la plus mémorable de toutes les dissections fut celle d’un éléphant de la ménagerie de Versailles. Le roi y assista; l’opération eut lieu à Versailles. Elle était commencée depuis quelque temps, lorsque le roi, sans s’être fait annoncer, entra tout à coup dans la salle et demanda où était l’anatomiste qu’il ne voyait point. Duverney, le scalpel à la main, s’éleva alors des flancs de l’animal où il était englouti et fit devant lui l’histoire des principaux organes, en y mêlant sans doute quelque ingénieuse flatterie. L’œil, apporté à Paris, fut étudié avec grand soin; la trompe occupa deux séances; la chair, le cerveau, l’ivoire et la liqueur du péricarde furent analysés par les chimistes, c’est-à-dire successivement soumis à une distillation qui détruit les principes sans en révéler la nature.

Le corps d’une femme suppliciée fut livré un jour à l’Académie; le procès-verbal des opérations est rédigé cette fois avec des développements inusités. On rapporte l’épreuve proposée par chacun et presque toujours exécutée. Les académiciens, attentifs à profiter d’une occasion très-rare alors, tiennent séance extraordinaire plusieurs jours de suite et quand on cessa les travaux, il était impossible de les continuer.

Colbert, dans son zèle pour la compagnie qu’il avait fondée, avait autorisé les académiciens à examiner, pour leur instruction, les malades désespérés de l’Hôtel-Dieu. Maître alors de l’administration, il disposait de tout dans l’État. Cette fois cependant, il ne fut pas obéi. Les religieuses, avec une invincible fermeté, refusèrent l’entrée de l’hôpital, et la Commission académique revint, comme dit son rapporteur Pecquet, sans avoir rien fait.

L’Académie, qui publia sur l’histoire des animaux deux volumes de grand intérêt et riches d’observations originales, ne produisit sur la botanique qu’un long et inutile travail. Guidée par une fausse imagination, elle demandait à la distillation des plantes tout le secret de leurs principes divers, et pendant plusieurs années, elle employa la plus grande partie de son temps à distiller avec une persévérance obstinée toutes les espèces connues, sans remarquer l’inconvénient grave d’une telle pratique et la stérilité de la méthode. Les principes immédiats réellement caractéristiques sont décomposés en effet dans l’opération, et les végétaux les plus dissemblables, tels que la ciguë, le pavot ou le blé, donnent exactement le même produit. Les différences restent donc cachées et tout aboutit à confondre les problèmes sans les éclaircir.

Les exemples d’analyse par distillation sont nombreux dans l’histoire de l’Académie. Un jour, la compagnie étant assemblée, on procède à la distillation d’un melon tout entier dont on avait seulement ôté les graines et dont le poids était de cinq livres. La liqueur distillée fut fractionnée en neuf parties qui se trouvèrent toutes, à l’exception de la première, médiocrement acides. La neuvième et dernière avait beaucoup de sel volatil, et il resta quatre grains de sel lixiviel.

Un autre exemple confirmera la trompeuse facilité de ce que l’on nommait analyse chimique à la fin du XVIIe siècle. «La compagnie étant assemblée le 14 juillet 1667, M. Bourdelin a fait voir l’analyse de quarante crapauds tout vivants. Il y en avait qui étaient gardés depuis dix-huit jours dans un panier, et ceux-là sentaient fort mal; ils pesaient deux livres, onze onces et plus. On en a tiré trente-cinq onces, trois gros de liqueur; les cinq premières onces ont été tirées au bain vaporeux: la première, claire et limpide, d’une saveur piquante, a blanchi l’eau de sublimé; la seconde a rendu laiteuse l’eau de sublimé; la troisième a légèrement précipité l’eau de sublimé et troublé l’eau de vitriol; la quatrième a plus précipité l’eau de sublimé; la cinquième a fait ces effets encore plus fortement. Il en reste dix onces fort sèches.» Tels sont les résultats visiblement informes et sans portée dont l’Académie, pendant près de trente ans, chargea patiemment ses registres.

Les macérations quelquefois venaient en aide à la distillation. «Je suis d’avis, disait Dodart à l’Académie, un jour où elle tenait conseil pour déterminer et arranger l’ordre de ses travaux, je suis d’avis que l’on continue cette année à macérer des plantes. Nous ne sommes pas assurés que cette préparation confonde ou altère les principes, il est probable qu’elle les démêle; et supposé qu’elle les altère, il est bon de savoir quelle altération elle cause, et comme il n’y a guère d’apparence que les analyses nous fassent voir dans les produits ce qu’ils sont et ce qu’ils peuvent faire, il faut au moins qu’elles nous fassent voir ce qu’on peut y faire par quelque voie que ce soit; or la macération est une de ces voies et des principales.»

Au lieu de promener son attention sur des communications trop nombreuses et trop rapides pour la captiver, l’Académie avait pour coutume de consacrer une séance tout entière à l’étude d’une question qui restait à l’ordre du jour pendant plusieurs semaines, quelquefois même pendant plusieurs mois de suite; elle s’arrêtait sur chaque difficulté, discutait tous les points de vue, jugeait les opinions opposées et dans les cas demeurés douteux faisait immédiatement appel à l’expérience. De telles conférences, souvent pleines d’intérêt et de vie, si elles n’accroissaient pas toujours la science, exerçaient au moins les plus habiles et servaient à l’instruction de tous.

Une des questions les plus longuement étudiées fut celle de la coagulation qui, pendant l’année 1669, occupa vingt semaines de suite toutes les séances du samedi. Des animaux vivants, un agneau et un cheval entre autres, furent amenés au laboratoire et livrés au scalpel. L’illustre Huyghens, dont l’esprit vif et étendu embrassait toutes les questions, proposa à cette occasion sur la nature des liquides une opinion longuement motivée et remarquable à beaucoup d’égards.

La liquidité suivant lui ne consiste pas seulement dans le détachement des parties du corps, mais encore dans un mouvement continuel de ces parties. «Plusieurs raisons, dit-il, le rendent vraisemblable, et premièrement cette propriété des liqueurs de se faire une surface plane et horizontale, c’est-à-dire de faire descendre toute sa masse, est une chose qu’on ne conçoit pas qui se puisse faire par la seule petitesse et non-cohérence des parties, parce qu’on voit qu’un tas de blé ou de grains de moutarde ou de sable ne s’aplatit pas, mais demeure en forme de pyramide; mais quand on secoue longtemps, quoique par petit coups, le vaisseau qui les contient, ce qui cause du mouvement dans tous les grains, on voit qu’ils se mettent de niveau ainsi qu’un liquide.»

Huyghens dans un autre passage, à propos de la coagulation du lait, parle de la chaleur qui n’est, qu’une agitation plus violente des mêmes parties du lait. Cette idée, aujourd’hui presque triomphante, qui fait de la chaleur un mouvement des molécules, a été proposée plusieurs fois devant l’Académie des sciences. On lit au procès-verbal du 23 juin 1677: «Il y a beaucoup d’apparence que la chaleur vient du mouvement, la forte d’un mouvement très-vif et la faible d’un mouvement assez lent... En un mot, je ne sais quel mouvement c’est que la chaleur, mais je suppose que c’est un mouvement.» Les physiciens aujourd’hui n’en peuvent pas dire davantage. Mariotte et Perraut invités à parler sur la coagulation y employèrent chacun une séance entière sans rien dire qu’on doive rapporter.

Pendant que les séances du samedi étaient consacrées à l’étude de la coagulation, la discussion d’une machine proposée et construite par Huyghens pour mesurer la force de l’air et des liquides en mouvement, occupait celles du mercredi. La question pour des cartésiens était liée très-intimement à la cause et au mécanisme de la pesanteur. Huyghens proposa les conjectures qui devaient peu de temps après lui inspirer le petit écrit: De causu gravitatis. Elles soulevèrent des contradictions, et la compagnie fut fort partagée. Roberval trouvait la question trop difficile et trop haute. On ne doit pas, disait-il sagement, prononcer sur de tels mystères; le fond en est entièrement impénétrable, et il faudrait, pour les éclaircir, quelque sens particulier et spécial dont nous manquons. Sans s’embarrasser dans la recherche des causes, il était d’avis qu’on s’en tînt au fait. L’Académie cependant voulut rassembler ses conseils et ses forces pour juger une question qui surpasse sans doute l’intelligence humaine et qu’aucune décision ne saurait trancher. Une première commission dont le rapporteur fut Mariotte proposa des objections auxquelles Huyghens répondit aussitôt; l’Académie alors chargea Picard de prononcer définitivement. Le prudent astronome, ennemi des discussions et des incertitudes, déclina une telle responsabilité, mais Duhamel et Perraut déclarèrent longuement leurs pensées. Huyghens maintint les siennes, et la discussion qui n’eut rien que de faible se prolongea pendant plusieurs semaines sans autre effet, comme on aurait pu le prévoir, que d’affermir chacun dans son opinion.

Les travaux astronomiques étaient en même temps activement poursuivis. La construction de l’Observatoire, décidée en 1664, fut commencée en 1667. Le 21 juin, une commission d’académiciens détermina l’orientation de la façade. Rien n’est plus mal entendu que cet édifice. Perraut, malgré tout son talent, s’y montra plus curieux de l’harmonie et de la régularité des formes que des besoins véritables de la science. Des dispositions réclamées par les astronomes et dont Colbert lui-même avait reconnu l’utilité furent obstinément repoussées par lui, comme incompatibles avec la beauté de l’ensemble. L’art d’observer éprouvait d’ailleurs à ce moment une véritable révolution, et les astronomes les plus habiles n’étaient d’accord eux-mêmes ni sur la nature ni sur le choix des instruments à y installer.

Picard et Auzout auraient voulu tout disposer pour l’astronomie de précision, prendre jour par jour des mesures régulières et exactes et au catalogue minutieux des étoiles joindre les tables des mouvements planétaires et des positions de la lune; mais leur influence devait céder au crédit de Dominique Cassini. C’était Picard lui-même qui, sur l’estime qu’il avait conçue de ses talents, avait récemment attiré les bienfaits de Colbert sur ce redoutable rival. Homme d’esprit et homme de qualité, facile et agréable d’humeur, habitué à la représentation et à l’éclat extérieur, Cassini obtint aisément la faveur du roi; habile à la ménager, il excellait à charmer son imagination, à exciter sa curiosité et à la satisfaire quel qu’en fût l’objet avec une merveilleuse assurance.

Un jour, une comète parut dans le ciel. Le roi désira savoir vers quelle région elle se dirigeait. Cassini qui ne l’avait observée qu’une fois, le lui dit immédiatement. La comète suivit une autre route, mais le roi ne s’en informa pas et se souvint seulement que pour un homme aussi habile que M. Cassini les astres n’avaient pas de secrets. En découvrant deux nouveaux satellites de Saturne, Cassini put se glorifier d’avoir porté le nombre total des astres errants au beau chiffre de 14, qui avait l’honneur d’être uni au nom illustre de Louis. La flatterie eut un plein succès, et une médaille, frappée par ordre du roi, en consacra le souvenir.

Picard et Auzout, aussi simples que modestes, empressés d’ailleurs à proclamer le mérite et la science de Cassini, devaient paraître près de lui de bien petits compagnons. Cassini fut donc presque seul consulté par l’architecte de l’Observatoire. Il n’approuva pas tout, et ses mémoires posthumes donnent un libre cours aux critiques; mais il accorda publiquement de grandes louanges à Perraut, et les réclamations ne purent être bien énergiques contre un monument dont «le dessein, la grandeur et la solidité lui paraissaient admirables.» La solidité, résultat de l’épaisseur des murs, était un grand inconvénient; elle empêcha l’installation des deux instruments les plus utiles aux observateurs modernes: la lunette méridienne inventée par Roemer et le cercle mural dû à Picard. Tous deux en effet exigent dans la maçonnerie une ouverture continue allant de l’horizon au zénith. Cet inconvénient est tel que cent ans plus tard un des descendants de Cassini proposait pour y remédier de raser l’édifice au niveau du premier étage. Cassini, qui fut le premier directeur de l’Observatoire, cherchait surtout dans la science des résultats isolés et brillants et semblait peu se soucier de préparer par d’obscurs travaux les découvertes de ses successeurs. L’imperfection des instruments de précision devait donc le gêner moins qu’un autre. Mais Picard en souffrit beaucoup, et quoiqu’en restant toujours avec Cassini dans les meilleures relations, il n’obtint que lentement les secours nécessaires pour réaliser ses projets, toujours cependant utilement et largement conçus.

Les astronomes de l’Académie en attendant l’achèvement de l’œuvre de Perraut ne demeuraient pas inactifs. Louis XIV les avait chargés de mesurer la grandeur de la terre. Picard et Auzout, en exécutant ce travail, introduisirent dans leurs observations un des perfectionnements les plus importants qu’ait reçus depuis deux siècles l’astronomie de précision. Ils appliquèrent pour la première fois les lunettes à la mesure des angles. Cette idée, proposée par Huyghens dans son écrit sur le système de Saturne et perfectionnée par Picard et par Auzout, devait assurer aux observations une exactitude presque illimitée.

Les lunettes avaient révélé dans le ciel à Galilée, à Kepler et à leurs successeurs d’importants détails invisibles à l’œil nu, mais cette représentation sans réalité, formée par les rayons lumineux après tant de déviations inégales et mal connues, ne semblait pas pouvoir indiquer même approximativement leur direction primitive. La lunette en effet montre à la fois une infinité de points différents; vers lesquels est-elle précisément dirigée?

Lorsqu’on observe avec une lunette un objet fort éloigné, une étoile par exemple, la lunette montre son image formée au foyer du verre antérieur, nommé objectif, et la position de cette image regardée à travers une loupe, nommée oculaire, varie avec celle de l’œil de l’observateur. Picard pour préciser la direction place dans la lunette, à la distance même où peut se former l’image, deux fils très-fins qui se croisent perpendiculairement; l’observateur, par le déplacement de l’instrument, doit amener le point de croisement à recevoir l’image de l’objet qu’il étudie. Mais il faut deux points pour déterminer une direction, et les deux fils, par leur croisement, n’en donnent qu’un seul. Telle fut l’objection qui, en obscurcissant l’invention de Picard, empêcha toujours le célèbre Hévélius de l’appliquer à ses instruments.

Picard, exact au fond mais confus dans ses explications, apportait cependant une preuve décisive, je veux dire l’épreuve même. L’ancienne méthode donnait des résultats d’autant plus rapprochés des siens qu’on l’appliquait avec plus d’habileté et de soin. L’ingénieux, académicien avait en effet complétement raison. Lorsque les fils convenablement disposés cachent l’image d’un point éloigné, la ligne dirigée vers l’objet est déterminée et toujours la même dans l’intérieur de la lunette dont elle est l’axe véritable; les points situés sur son prolongement ne sont pas seuls aperçus par l’observateur, mais ils sont seuls visés par l’instrument. Tous les observateurs aujourd’hui profitent de cette invention, et grâce à elle les plus médiocres surpassent Tycho en précision, autant et plus peut-être que Tycho surpassait ses prédécesseurs.

La position de plusieurs villes du royaume, déterminée astronomiquement par Picard, devait servir à la mesure du méridien. Quelques résultats très-inattendus suggérèrent à l’Académie le dessein plus vaste de les rattacher à un ensemble en construisant une nouvelle carte de France. Cette résolution approuvée par Colbert fut suivie d’un prompt effet. Picard et Lahire commencèrent les travaux sans retard, mais ralentis et interrompus souvent par la nécessité des affaires, ils n’étaient pas fort avancés à la mort de Picard. Cassini eut l’honneur de continuer ce grand ouvrage dont la célèbre carte qui porte son nom et qui fut terminée par son arrière-petit-fils devait être le dernier résultat.

Lorsqu’une étude entreprise se trouvait terminée ou abandonnée, l’Académie, toujours empressée à passer d’un travail à un autre, avisait aussitôt un but nouveau à atteindre et par des discussions parfois très-prolongées s’efforçait de tracer sa route et d’y régler sa marche à l’avance. C’est ainsi que le 3 novembre 1669, quinze sujets d’expérience et d’étude furent successivement proposés. Presque tous sont insignifiants et je citerai seulement les suivants:

Faire l’analyse du café et du thé pour savoir pourquoi ils empêchent de dormir.

Faire l’analyse de l’urine pour savoir ce qui fait sa vertu pour les goutteux et contre les vapeurs.

Chercher des purgatifs agréables au goût.

Un autre jour, l’Académie n’ayant rien de mieux à faire, on proposa d’enlever la rate à des chiens, et l’on trouva pour tout résultat qu’ils étaient plus gais et urinaient davantage.

L’Académie, toujours exacte à faire une expérience au moins dans chaque réunion du samedi, prenait souvent des chiens pour victimes. Plus d’un, piqué par une vipère, servit d’épreuve à la vertu des antidotes réputés efficaces. Ils ne mouraient pas tous, mais l’inégale gravité des morsures et la force plus ou moins grande de l’animal expliquaient suffisamment la différence des résultats. L’Académie, qui revint plus d’une fois sur ces expériences, semblait se plaire à varier le choix des victimes. Un chat fut mordu au ventre; il vivait à la fin de la séance, mais il mourut deux jours après. Une grenouille mordue par une vipère mourut la nuit suivante. Deux vipères mordues par deux autres vipères vivaient encore à la fin de la séance, et le procès-verbal ajoute en post-scriptum: «Elles se portent aujourd’hui fort bien.» Un petit serpent fut également mordu; il mourut le lendemain. Trois pigeons enfin ayant été mordus par trois vipères, les deux premiers moururent, le troisième survécut et assista à la séance suivante où l’on put constater qu’il s’était formé une croûte sur la plaie.

La question, on le voit, ne faisait pas de grands progrès. Elle fut reprise en 1737 à l’occasion d’un remède proposé par un charlatan et qui fit grand bruit. L’Académie sacrifia encore neuf pigeons, vingt-deux poulets, deux coqs, une oie, deux chats et huit chiens, sans donner de conclusion certaine.

Dans l’une des séances où périodiquement en quelque sorte, l’Académie ayant épuisé son programme avait à se demander: Qu’allons-nous entreprendre? Picard, après avoir tracé le tableau judicieux des désiderata de l’astronomie, proposa qu’en attendant l’achèvement de l’Observatoire, une commission fût envoyée à Uranibourg pour en déterminer exactement la position et rendre possible la comparaison des tables rudolphines de Tycho Brahé avec les résultats qu’on obtiendrait à Paris. La résolution fut approuvée immédiatement par Colbert, et Picard lui-même partit pour le Danemark. Il devait avant tout déterminer la hauteur du pôle à Uranibourg. En rendant compte des minutieuses précautions dont il s’est entouré, Picard fit connaître, pour la première fois, les singuliers déplacements que quinze ans d’observations lui avaient révélé dans la position de l’étoile polaire et qui l’ont fait toucher de bien près à l’une des grandes découvertes de l’astronomie moderne. Ces inégalités qui lui semblaient inexplicables n’ont plus aujourd’hui rien de mystérieux. Bradley en révélant leur cause a expliqué leur loi. Elles dépendent, en partie au moins, comme il l’a montré avec évidence, de la vitesse de la terre qui, comparable à celle de la lumière, altère inégalement aux diverses époques de l’année la direction apparente suivant laquelle nous parviennent les rayons issus d’une même étoile. Si Picard, qui ne l’a pas même soupçonné, n’a aucun droit à cette grande découverte, on en doit peut-être admirer davantage la perfection jusque-là inouïe des observations qui, en dehors de toute idée préconçue, lui ont révélé d’aussi minutieux détails.

La méridienne d’Uranibourg fut l’occasion d’un grand étonnement. La direction assignée par Tycho présentait dix-huit minutes d’erreur. Devait-on accuser l’habileté ou le soin du grand astronome ou voir dans le déplacement de la méridienne une preuve de la variation du pôle? Un trop grand nombre d’observations s’accordent à prouver le contraire, et il fallut bien admettre chez l’exact et consciencieux Tycho une erreur rendue inexplicable par son évidence même.

«Nous osons promettre à la postérité, ajoute Picard avec une légitime confiance, que si, dans la suite des temps, on trouve qu’il faille changer de plus d’une minute ce que nous avons établi sur ce sujet, ce sera pour lors que l’on pourra s’assurer de l’instabilité de la ligne méridienne.»

Le voyage d’Uranibourg donna à l’Académie une force et une gloire nouvelles. Le jeune Roemer, ramené en France par Picard et introduit dans l’Académie, fut d’abord un de ses membres les plus actifs et bientôt un des plus illustres. Roemer en effet a mesuré le premier la vitesse de la lumière, à laquelle Picard par une voie toute différente avait touché de si près. Les satellites de Jupiter, en circulant autour de la planète, traversent périodiquement le cône d’ombre projeté par elle à l’opposé du soleil. Si leur mouvement était uniforme aussi bien que celui de Jupiter, les entrées ou immersions dans le cône d’ombre se succéderaient à intervalles égaux, et il en serait de même des sorties ou émersions; si la lumière se propage instantanément, la régularité des observations reproduira fidèlement celle des phénomènes, mais si au contraire les rayons lumineux emploient un certain temps à parcourir la distance variable qui nous sépare de Jupiter, l’observation inégalement retardée accusera dans les intervalles des différences qui n’ont rien de réel et dont la loi est évidente. Lorsque la terre s’éloigne de Jupiter, nous fuyons pour ainsi dire devant les rayons qu’il nous envoie, le retard va en augmentant, et les intervalles apparents sont plus grands que les intervalles réels. L’effet est contraire lorsqu’en nous rapprochant de la planète, nous allons au-devant de ses rayons. Or un examen facile de la position des astres montre que, dans le premier cas, Jupiter cachant ses satellites au moment de l’immersion, l’émersion est seule visible de la terre; les immersions au contraire le sont seules dans le second cas. Si donc la propagation de la lumière n’est pas instantanée, l’intervalle entre deux immersions consécutives observées doit sembler plus court que celui de deux émersions, et la différence sera d’autant plus grande que la lumière marche moins vite. C’est par ces considérations ingénieuses que Roemer osa fixer à vingt-deux minutes le temps employé par la lumière à traverser le diamètre de l’orbite terrestre. Un paradoxe aussi hardi heurtait non-seulement l’opinion commune mais l’une des assertions les plus résolues et les plus tranchantes de Descartes; les savants devaient y résister.

Encore que la loi de Roemer paraisse nettement dans les moyennes, lorsqu’en approfondissant la matière on veut chercher dans le détail des observations une preuve plus précise et plus certaine, l’ordre fait place à la confusion, et de continuelles anomalies en altérant les résultats prévus semblent les convaincre d’erreur. Cassini, qui entrant dans la pensée de Roemer en avait vanté d’abord la nouveauté et la force, alléguait contre elles des objections considérables. Pendant que la terre en effet s’éloigne de Jupiter, le premier satellite s’éclipse plus de cent fois; et si, comme l’affirmait Roemer, la vue de la dernière éclipse est retardée de vingt-deux minutes par rapport à celle de la première, l’accroissement moyen de l’intervalle qui sépare deux éclipses est de treize secondes environ. De si petites différences ne sont pas écrites dans les phénomènes en caractères assez visibles, et sans parler des erreurs d’observation d’autres inégalités peuvent, on le comprend, les effacer complétement et en renverser le sens.

Roemer cependant se défendait avec vigueur et succès. On lit dans l’extrait des registres remis à Colbert en 1678: «M. Roemer a confirmé par de nouvelles observations ses sentiments touchant la vitesse de la lumière, prétendant que son mouvement ne se fait pas en un instant. Comme ce problème est un des plus beaux que l’on ait encore proposés sur ce sujet et que M. Cassini y a trouvé quelques difficultés, on l’a examiné souvent dans l’assemblée. La compagnie a trouvé que cette méthode pour trouver le temps que la lumière des astres emploie à son mouvement est la meilleure et la plus ingénieuse dont on se soit avisé jusqu’à présent.»

Mais dans l’histoire rédigée par lui des travaux astronomiques de l’Académie, Cassini tient un tout autre langage et se prononce hardiment dans un sens opposé. On a comparé, dit-il, le temps de deux émersions prochaines du premier satellite dans une des quadratures avec le temps de deux immersions prochaines dans la quadrature opposée de cette planète, et bien que la lumière d’un satellite à la fin de sa révolution dans la première quadrature fasse moins de chemin pour venir à la terre dont Jupiter s’approche qu’à la fin de sa révolution dans la seconde, quand Jupiter s’éloigne de la terre et que cette différence monte tout au moins à trois cent mille lieues de chemin dans un temps de plus que dans l’autre, on n’a pas trouvé de différence sensible entre les deux espaces de temps. «Ce n’est pas, ajoute Cassini, que l’Académie ne se soit aperçue, dans la suite de ses observations, que le temps d’un nombre considérable d’immersions d’un même satellite est sensiblement plus court que celui d’un pareil nombre d’émersions, ce qui peut en effet s’expliquer par le mouvement successif de la lumière, mais elle ne lui a pas paru suffisante pour convaincre que le mouvement est en effet successif.» La découverte de Roemer, aujourd’hui solide et inattaquable, a été confirmée par tous les progrès de la science; les objections pouvaient cependant et devaient être faites, et Cassini, en suspendant son jugement, ne fait paraître aucun esprit de dénigrement ou de jalousie.

La question vingt ans plus tard semblait encore douteuse, et Fontenelle en analysant un travail de Maraldi concluait avec lui ou bien peu s’en faut en faveur de la propagation instantanée. «Il paraît, dit-il, qu’il faut renoncer, quoique peut-être avec regret, à l’ingénieuse et séduisante hypothèse de la propagation successive de la lumière, ou du moins à l’unique preuve certaine que l’on crût en avoir; car une preuve manquée ne rend pas une chose impossible.»

Une autre expédition plus célèbre encore que celle de Picard fut celle de Richer envoyé à Cayenne pour y faire, sous un ciel et dans un climat nouveaux, d’importantes observations astronomiques. Plusieurs questions lui étaient particulièrement signalées, parmi lesquelles l’observation de la planète Mars excitait au plus haut point l’impatiente curiosité des savants. L’Académie, dit Fontenelle, attendait le retour de ses missionnaires comme l’arrêt d’un juge appelé à prononcer sur les difficultés qui divisent les astronomes. Il s’agissait en effet de déterminer la distance de Mars à la terre pour en conclure le rayon encore inconnu de l’orbite terrestre.

Les astronomes ne connaissaient que des rapports. Ils savaient très-exactement que la distance de Mars au soleil est une fois et demie celle de la terre au soleil, mais on n’avait sur la grandeur absolue de l’une d’elles que d’insignifiantes conjectures. Anaxagore, en supposant le soleil aussi grand que le Péloponèse, évaluait sa distance à la terre à mille ou douze cents lieues tout au plus. Aristarque, par des mesures ingénieuses mais fort grossières, l’avait portée à douze cents rayons terrestres; Descartes n’en supposait que sept à huit cents; Kepler au contraire avait triplé le nombre d’Aristarque. Les observations de Richer devaient sextupler celui de Kepler.

Mars alors approchait autant que possible de la terre, et l’on espérait pouvoir mesurer l’angle formé par deux rayons visuels dirigés vers lui au même instant, l’un de Paris, l’autre de Cayenne. Rien de plus facile en théorie que la détermination d’un tel angle. Les difficultés sont toutes d’exécution, mais elles sont considérables.

Devant la distance des étoiles, le diamètre de la terre disparaît en quelque sorte et s’évanouit; les rayons dirigés vers l’une d’elles par deux observateurs éloignés sont rigoureusement parallèles, et l’on peut par suite rapporter à une même direction et comparer par là l’un à l’autre deux rayons dirigés vers Mars de deux points éloignés du globe. Malheureusement la terre tourne et se déplace. Mars lui-même n’est pas immobile, et une seconde de retard dans une observation peut dévier de plus de quinze secondes le rayon dirigé vers lui; si l’on songe qu’un angle de vingt-cinq secondes fait tout le dénoûment du problème, on perd l’espoir d’obtenir, à deux mille lieues de distance, deux observations réellement simultanées. Il faut s’affranchir de cette condition, et la marche régulière de la planète, soumise à des lois bien connues, permet de calculer d’après la position observée celles qui la précèdent ou qui la suivent; on doit enfin dans une recherche aussi délicate prévoir toutes les causes d’erreur et en corriger les effets.

L’événement trompa d’abord toutes les espérances. Les erreurs d’observation, en compensant fortuitement les différences de direction, assignèrent une valeur nulle à l’angle qu’on voulait mesurer; mais Cassini, en recherchant jusqu’à la source la cause possible d’un résultat aussi inacceptable, fut conduit à soupçonner un quart de minute d’erreur, en assignant à l’angle une valeur de vingt-cinq secondes que donnaient ses propres observations et qui est exacte. Cassini en effet avait résolu le problème sans employer les observations de Cayenne. Le principe de sa méthode est ingénieux; puisque la comparaison des observations n’exige pas qu’elles soient simultanées, on peut choisir pour les comparer deux observations faites à six heures de distance dans un seul et même observatoire. La terre, dans son mouvement bien connu, emporte l’observateur plus loin de sa position primitive que Paris ne l’est de Cayenne, et la différence de temps peut remplacer la distance des lieux.

C’est l’observation du pendule qui devait immortaliser surtout le nom de Richer et le souvenir de son expédition. Le pendule qui bat les secondes est plus court à l’équateur qu’à Paris, et ce fait bien observé nous montre par une conséquence très assurée que la pesanteur y est moindre. Huyghens, en évaluant la force centrifuge produite par la rotation de la terre, fit connaître une cause considérable mais non pas unique de cette diminution qui se rattache avec certitude à la forme aplatie de la terre. Mais la suite de ces déductions est accessible aux seuls géomètres, et les autres savants n’y virent pendant bien des années qu’une ingénieuse conjecture qu’ils discutaient sans s’entendre. Il restait donc beaucoup à faire pour fixer les esprits et rendre la démonstration convaincante. Cinquante ans plus tard les deux partis jugeaient nécessaire une nouvelle expédition académique qui, pour les mettre d’accord, dut chercher des preuves évidentes et irréfragables dans des mesures directes et précises.

Le roi Jacques II, dans une visite à l’Observatoire de Paris le 27 avril 1690, avait rapporté l’opinion de Newton sur l’aplatissement de la terre. Les académiciens dans leur réponse invoquent assez singulièrement les observations de Richer pour repousser une théorie dont elle fournit la preuve la plus assurée. «On répondit, dit le procès-verbal, que cette idée était venue à quelques-uns à l’occasion de quelques observations de Jupiter qui a paru quelquefois n’être pas parfaitement sphérique, mais que la partie de l’ombre de la terre qui tombe sur la lune paraissait assez circulaire pour persuader que la figure de la terre ne s’éloigne pas sensiblement de la sphérique, que cette conjecture avait été assez fortifiée par les observations de la longueur des pendules faites par les personnes envoyées par l’Académie des sciences à Cayenne, au cap Vert et aux Antilles, où le pendule à secondes s’est trouvé constamment sensiblement plus court que dans notre climat, mais que cette différence pouvait être attribuée aux températures de l’air, puisque dans un même lieu nous trouvons une petite différence entre l’été et l’hiver.» Cette explication est inacceptable, et une température de 200 degrés au moins serait nécessaire pour produire les effets observés.

Les expériences sur la transfusion du sang faisaient grand bruit en Angleterre. L’Académie prit soin de les reproduire et de les varier. Les Anglais remplaçaient hardiment le sang d’un homme par celui d’un sujet plus robuste ou mieux portant, en espérant par là changer non-seulement le tempérament mais le caractère du patient. Le sang d’un lion par exemple devait enflammer l’homme le plus timide et lui donner avec une noble fierté un courage invincible. Les savants de Londres pour guérir un fou avaient remplacé la plus grande partie de son sang par celui d’un homme sain d’esprit; mais le malade, continuant à déraisonner sur tous les points sauf sur un seul peut-être, courait les rues de Londres en se disant le martyr de la Société royale. Les académiciens français opérèrent seulement sur des chiens. Ils ne furent pas heureux. L’animal qui donnait son sang se rétablissait assez bien, l’autre languissait et mourait presque toujours. Le parlement informé de ces résultats défendit par arrêt la transfusion comme inutile et dangereuse.

La machine pneumatique, inventée à Magdebourg par Otto de Guéricke et apportée par Huyghens devant l’Académie, fut aussi pour elle un sujet d’études et l’instrument d’expériences très nombreuses. Parmi les singularités observées on peut signaler l’effet produit sur un poisson qui, placé sous le récipient dans un vaisseau plein d’eau, tomba au fond sans pouvoir remonter, même après la rentrée de l’air. Sa vessie natatoire s’était vidée d’air et ne fonctionnait plus.

C’est Huyghens également qui annonça le premier à l’Académie la force expansive de la glace, en profitant pour la rendre sensible du rude hiver de 1668.

Le phosphore de l’urine, découvert par Brandt, fut également mis sous les yeux de l’Académie et préparé par Homberg dans le laboratoire. L’Académie ces jours-là devenait une école, et l’un de ses membres transformé en professeur donnait l’enseignement à tous les autres.

Colbert pendant toute sa vie se montra favorable à la compagnie qu’il avait fondée. Plein de ménagements et de prévenances pour elle, soigneux de ses intérêts comme de sa dignité, facile à ses projets et à ses entreprises, il se plaisait à lui rendre de bons offices. Informé des travaux commencés, attentif en même temps aux recherches particulières et animant chacun dans ses propres desseins, il savait soutenir sans diriger; habile à juger les hommes et les éprouvant au besoin, il se faisait le protecteur et l’appui, non le guide de ceux qu’il avait appréciés et choisis. Sa mort fut un grand malheur pour les savants. L’impérieux Louvois, second protecteur de l’Académie, s’occupa fort peu d’elle et fort mal. L’esprit qui l’animait n’était pas celui de la science. Les intérêts du roi étaient pour lui la loi suprême, et le soin de sa grandeur la seule affaire de conséquence. Les bienfaits et la faveur dont il daignait les honorer imposaient aux académiciens l’obligation de se tenir toujours sous sa main prêts à servir ses projets en s’y appliquant tout entiers.

Le 16 février 1686 un M. de La Chapelle, délégué par Louvois et interprète de ses volontés, vint proposer à l’Académie une distinction fausse et grossière entre les recherches utiles et la science de pure curiosité, comme s’il existait deux lumières, l’une pour guider les hommes, l’autre pour charmer leurs yeux. «J’ai déjà eu l’honneur de dire à l’Académie, dit M. de la Chapelle, que Mgr de Louvois demande ce que l’on peut faire au laboratoire; il m’a ordonné d’en parler encore. Ne peut-on pas considérer ce travail ou comme une recherche curieuse ou comme une recherche utile? J’appelle recherche curieuse ce qui n’est qu’une pure curiosité ou qui est pour ainsi dire un amusement des chimistes; cette compagnie est trop illustre et a des applications trop sérieuses pour ne s’attacher ici qu’à une simple curiosité. J’entends une recherche utile celle qui peut avoir rapport au service du roi et de l’État.» Le nouveau protecteur prétendait, on le voit, retrancher les curiosités inutiles et les amusements de l’esprit; où la curiosité n’est pas admise pour elle-même, il ne faut pas espérer cependant que la science se développe et reste en honneur. Mais l’Académie, accoutumée à s’incliner au moindre signe venu de si haut, n’avait pas à discuter avec un ministre tout-puissant.

M. de La Chapelle avait fait connaître quelques-uns des problèmes utiles dont on désirait la solution. Ne serait-il pas permis, disait-il, d’examiner les effets du mercure, de l’antimoine, du quinquina, du laudanum et du pavot selon les différentes préparations, et de faire des analyses exactes du thé, du café et du cacao dont l’usage se rend si commun, soit comme remède, soit comme aliment?

M. Bourdelin, qui naguère distillait des crapauds, se distingua par son empressement. Quelques semaines après la visite de M. de La Chapelle, il apportait à l’Académie l’analyse de trois livres d’excellent café. «Ces 3 livres ont donné, dit-il, 20 onces 7 gros de liqueur qu’on a tirée par la cornue. La première, de 4 onces un peu austère a rougi le tournesol. La seconde, avec un peu d’acidité, a fait couleur de vin de Châblis avec le vitriol. La troisième a fait couleur de minium en mettant une portion de vitriol sur sept de cette liqueur. La quatrième, d’odeur de cumin austère et amère, a rendu laiteuse la solution du sublimé. Une partie de vitriol sur deux a fait couleur de minium. La cinquième partie fort acide et mêlée de sulfuré, a précipité le sublimé. Une partie de cette liqueur avec deux de vitriol a fait couleur de minium fort foncée. La sixième de 3 onces a fait effervescence avec l’esprit de sel, et il reste 8 onces 2 gros figés. La tête morte avait plus de volume que le café.»

Une telle analyse échappe à la classification de Louvois; elle n’est ni curieuse ni utile. «Bourdelin, dit Fontenelle, aimait tant le café que sur la fin de sa vie quand les médecins le lui interdirent, il se flatta longtemps d’être désespéré pour pouvoir sans scrupule en prendre tant qu’il voudrait.» Son analyse, s’il en est ainsi, ne peut suggérer qu’une réflexion: puisque le café était excellent, il aurait mieux fait de le boire.

L’Académie reprit plus d’une fois sans succès l’étude du café. Dans un mémoire lu en 1715, on y signale des principes salins et sulfureux, en terminant par quelques indications plus pratiques. «L’expérience, dit l’auteur qui n’est autre que le premier académicien de la célèbre famille de Jussieu, a introduit quelques précautions que je ne saurais blâmer touchant la manière de prendre cette infusion. Telles sont celles de boire un verre d’eau auparavant de prendre le café, de corriger par le sucre l’amertume qui pourrait le rendre désagréable, et de le mêler de lait ou de crème pour en étendre le soufre, embarrasser les principes salins et le rendre nourrissant.» M. Purgon n’aurait pas mieux dit.

Perraut affecta plus de déférence encore aux vues de Louvois en apportant à l’Académie une invention fort bizarre pour doubler la vitesse d’un boulet de canon. Le projectile ordinaire, dans le projet de Perraut, serait remplacé par un second canon qui doit lancer le boulet pendant son trajet dans l’intérieur de la grande pièce, en lui imprimant outre sa vitesse propre celle que lui communique l’action de la poudre. Pour ne rien perdre enfin, on doit disposer à petite distance un anneau assez fort pour retenir le petit canon au passage, sans être endommagé par le choc. Malgré la juste considération qui entourait Perraut dans l’Académie, on n’ordonna pas la réalisation d’un projet dont la naïve hardiesse, en faisant sourire plus d’un homme de guerre, dut montrer à Louvois que les académiciens ne sont pas des artilleurs et que le mieux est de laisser chacun à ses travaux naturels.

Le départ d’Huyghens après la révocation de l’édit de Nantes, la mort de Picard et la retraite de Rœmer en Danemark furent pour l’Académie des pertes irréparables. Elle se trouva privée tout à coup de ses lumières les plus précieuses. Quoique pour la chimie la stérile abondance de Duclos eût été heureusement remplacée par l’activité plus fructueuse de Homberg, le zèle des autres membres s’affaiblissait; le travail en commun devenu une gêne pour tous était abandonné peu à peu, et l’on avait peine bien souvent à occuper les deux heures de la séance. Les procès-verbaux qui naguère remplissaient chaque année deux volumes, l’un pour les samedis, l’autre pour les mercredis, se réduisirent au point que les comptes rendus des années 1688 à 1691, toujours écrits par Duhamel avec la même exactitude, n’occupent plus ensemble qu’un seul volume qui les réunit sans distinction. L’activité renaît ensuite, il est vrai, mais elle se déplace; chacun veut user de son initiative et déserte les routes tracées à l’avance.

La lutte entre les deux systèmes, commencée dès les premières années de l’Académie, s’était renouvelée à plusieurs reprises et se déclarait de plus en plus. L’Académie, dans l’intention des fondateurs, devait absorber complétement en elle l’individualité de ses membres, produire l’unité des esprits dans la science et dans la doctrine et paraître seule au dehors, non-seulement pour prendre part aux découvertes de chacun et s’en glorifier, mais en se les appropriant sans citer aucun nom.

Avant de publier pour la première fois ses travaux, la Compagnie se demanda si elle devait nommer dans la préface les particuliers qui avaient fait quelques découvertes; on fut d’avis de ne les point nommer, et il fut décidé qu’on se contenterait de dire que les découvertes ont été faites dans l’Académie. Cette étrange égalité, décrétée mais non obtenue, n’était pas sans précédent, et les expériences des académiciens del Cimento à Florence sont restées leur propriété commune. L’Académie de Paris, en s’appropriant ainsi les travaux de ses membres, déniait à chacun d’eux le droit de les inscrire dans ses propres ouvrages.

On lit au procès-verbal du 18 août 1688: «La Compagnie, pour éviter que dorénavant les personnes qui la composent n’insèrent dans leurs ouvrages particuliers les observations et les nouvelles découvertes qui sont faites dans les assemblées, a statué d’un commun consentement qu’à l’avenir chacun de ceux qui voudront faire imprimer de leurs ouvrages sera obligé d’en donner avis à la Compagnie et d’y apporter son manuscrit pour y être examiné, ou par l’Académie en corps, ou par les commissions qu’elle nomme pour cet effet. A l’égard des ouvrages qui ont été imprimés par ceux qui la composent, la Compagnie a résolu de revendiquer ce qui lui appartient toutefois et quand l’occasion s’en présentera. La compagnie a prié M. de La Chapelle de savoir la volonté de Mgr de Louvois, protecteur de l’Académie, avant que d’insérer le présent règlement dans les registres.»

Ce passage est très-remarquable. On y voit clairement l’état intérieur de l’Académie et les causes d’un affaiblissement qui frappait tous les yeux. Les mathématiciens empiétaient peu à peu sur tout le reste. Cassini, l’Hôpital, Varignon, La Hire et Homberg, sans s’astreindre plus longtemps à chercher la vérité en commun, produisent isolément et sans grand éclat, d’instructifs et nombreux travaux; mais ils ont peine à remplir les séances. Les sciences d’observation n’y occupent plus qu’une très-petite place; tout semble aller à l’abandon. Le laboratoire est délaissé, l’Académie n’a plus de règle, et l’assiduité de ses membres diminue sensiblement. Un grand changement était nécessaire; l’abbé Bignon, neveu du troisième protecteur Pontchartrain, eut le mérite de le comprendre. Après s’être fait donner par son oncle la direction de l’Académie, il obtint de la renouveler par un règlement qui, en accroissant le nombre de ses membres et lui donnant le droit de se recruter elle-même, la rendit à la fois plus forte et plus libre, plus florissante et plus féconde.

L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793

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