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II

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La pauvre mère avait donné à sa fille un espoir qu’elle ne partageait pas, mais, avant toute chose, elle voulait qu’Anaïs, brûlée par la fièvre, passât une nuit tranquille et calmât son agitation dans le sommeil, cet infaillible médecin de la jeunesse. En effet, le cruel mensonge de l’espoir ferma bientôt les yeux d’Anaïs et l’endormit. La mère, comme toutes les mères, oublia ses propres souffrances, pour se réjouir dans son cœur, en écoutant la douce mélodie de respiration qui s’exhalait des lèvres de sa fille dans un sommeil réparateur. C’est ainsi qu’elle veilla jusqu’au jour, comme pour garder ce précieux sommeil, de peur de l’interrompre par le plus léger mouvement.

Anaïs en se réveillant surprit sa mère dans sa position d’immobilité contemplative; elle l’embrassa en disant:

— Je vous ai donné une bien mauvaise nuit; espérons que ce sera la dernière.

— J’ai dormi de ton sommeil, ma fille, répondit la mère; cela m’a suffi. Tu es contente de ta nuit n’est-ce pas? te voilà fraîche comme une aurore d’été ; tes beaux yeux ont repris leur expression de douceur et d’énergie; le sommeil a rendu les teintes de la santé à ton visage... Eh bien, ma fille, il faut toujours être raisonnable ainsi, si tu aimes ta mère, qui n’a que toi au monde, et qui souffre tant lorsqu’elle te voit souffrir. Je n’aurais pas la force de supporter la vie plus longtemps si ta raison et ton amour filial ne pouvaient pas triompher de ton désespoir.

— Chère mère, vous serez contente de moi; je sens qu’aucun sacrifice ne me coûterait pour vous donner une vie heureuse... mais vous m’avez promis...

— Oui, oui, interrompit la mère; je ferai çe que j’ai promis.

— Et vous me promettez de réussir; le proverbe dit:

Ce que femme veut Dieu le veut.

— Oui, dit la mère en riant faux, quand un mari ne se trouve pas entre Dieu et la femme.

— Ah 1 voilà vos doutes qui recommencent!

— Non, non, ma fille... On frappe en sourdine à la porte... c’est Virginie... je vais ouvrir.

C’était, en effet, la femme de chambre. Elle entra d’un air mystérieux qui provoquait les demandes, et elle s’occupa tout de suite, avec une distraction affectée, des devoirs de son service.

Anaïs se leva, et sa mère la contemplant avec un orgueil bien naturel, murmura ces mots:

— Oh! non!.. si le ciel est juste, l’orang-outang américain restera célibataire.

Anaïs, malgré son titre d’héritière, était arrivée à l’âge de vingt ans. Tous les partis, fort nombreux comme on le pense bien, avaient été refusés par le père, qui tenait à son idée fixe, et la fille, peu soucieuse de mariage, et dont le cœur était libre, avait toujours secondé son père dans ses refus obstinés. A cet âge un peu avancé de la jeunesse, Anaïs avait acquis tout le développement que la nature donne aux femmes parfaites; la vie circulait avec exhubérance sur ce corps superbe, qui avait les formes des divinités olympiennes. La grâce s’alliait chez elle à la force et tempérait la déesse pour faire adorer plus aisément la femme. Sa figure charmante et fière à la fois, était, à cette heure du lever, encadrée par des cheveux noirs, aux boucles ondées, qui laissaient à découvert un front pur, mais dont la saillie annonçait une volonté virile, et l’acharnement obstiné dans les violentes déterminations. Pour achever de faire connaître notre heroïne, il faut dire encore qu’elle avait reçu une double éducation, celle qu’on lui avait donnée, et celle qu’elle s’était donnée; possédée du désir d’apprendre et de pénétrer dans l’inconnu de la vie des femmes, elle dévorait dans la bibliothèque paternelle tous les ouvrages qui révèlent les infirmités humaines; tous les traités spéciaux qui ne s’adressent qu’à l’homme, enfin tous les livres regardés comme profonds, sérieux, moraux, destinés à être reliés et à ne jamais être ouverts. Le propriétaire industriel achète religieusement ces chefs-d’œuvre, les emprisonne avec respect dans l’acajou, les montre avec orgueil à travers la vitre et ne les lit pas. Ce sont des livres de bibliothèque et non de lecture; ils sont connus quelquefois de leurs auteurs.

Un roulement de voiture se fit entendre dans la cour de l’hôtel, et Virginie, qui voulait se faire interroger, ne perdit pas cette occasion pour dire:

— Voilà monsieur qui sort.

— De si bonne heure! remarqua Mme Dimmer, en s’asseyant pour se faire coiffer.

— Je l’ai entendu, reprit Virginie, lorsqu’il disait à son valet de chambre: «Je vais chez mon agent de change, je rentrerai pour déjeuner.»

— Ah! oui, je me souviens! fit Mme Dimmer, il m’a annoncé lui-même, hier soir, qu’il ferait cette visite de bon matin.

— J’annonce de plus à madame qu’elle aura ce soir deux invités à dîner.

— Et comment savez-vous cela? demanda Mme Dimmer.

— J’ai entendu l’ordre que M. André a donné à l’office.

— Elle est plus instruite que moi! remarqua Mme Dimmer; et savez-vous aussi quels sont ces deux invités?

— J’en sais un, et l’autre je le devine: il y a d’abord M. Florestan Larmieux, l’agent de change...

— Et l’autre? demandèrent à la fois la mère et la fille.

— L’autre... c’est M. Victor Molart, l’Américain.

Anaïs, qui achevait de s’habiller s’interrompit tout à coup et se laissa tomber sur un fauteuil.

— Et qui vous a dit cela, demanda vivement Mme Dimmer.

— Mon journal du matin.

— Quel journal?

— La femme du portier.

— Voyons... -expliquez-vous... parlez vite, dit Mme Dimmer avec précipitation.

— Voici, reprit Virginie: ce matin, à huit heures, monsieur a donné un billet au concierge en lui disant: «Portez ce billet à M. Victor Molart, hôtel du Helder.» Le billet n’avait pas d’enveloppe, et il était ouvert d’un côté. Alors le concierge, selon son habitude, a plongé son œil dedans, et a vu que c’était une invitation à dîner pour aujourd’hui. Après quoi, il a tout confié à sa femme, en lui recommandant de ne rien dire. Le mari est parti pour sa commission; la femme m’a fait un signe, et m’a tout dit.

— Mais, s’écria Mme Dimmer, nous avons là un portier abominable.

— C’est un portier, madame; et moi je le trouve plus honnête qu’un autre: jamais il n’ôte la bande à un journal; il est vrai qu’il est très-occupé pour faire le sien.

— Au reste, remarqua Mme Dimmer. ses indiscrétions me rendent service en cette circonstance... et n’y a-t-il pas d’autre article?... Virginie, vous ne répondez pas?

— Pardon, madame... Cette boucle me donnait de la peine à démêler... les cheveux de madame sont si touffus, et si beaux...

— Vous ne répondez pas? interrompit vivement, Mme Dimmer.

— C’est que, madame... voyez-vous... je suis dans un grand embarras...

— Parlez, parlez, Virginie, dites tout, jé l’exige et je vous promets discrétion.

— C’est que, madame, je ne voudrais pas faire le malheur de ce concierge, qui, au fond, fait son métier, et qui, chargé de cinq enfants, est obligé de prendre de toutes mains.

— Il a donc pris un autre louis?

— Non, madame...

— Ah!

— Il en a pris trois, mais il lui en a donné pour son argent. Le jeune homme... vous savez, madame... le passant de la rue...

— Oui... oui... achevez.

—Eh bien! ce passant, aujourd’hui, est instruit de tout; il sait le nom de l’Américain; il sait qu’il loge rue du Helder; il sait qu’il doit épou...

— Assez, interrompit brusquement Mme Dimmer.

Anaïs était toujours immobile dans son fauteuil, et ne paraissait prendre aucune part à cet entretien.

Au moment où Virginie, après avoir terminé son service du matin, allait sortir de la chambre, Mme Dimmer lui remit un double louis, en disant:

— Je né me suis jamais abonnée à un journal, je commence.

Elle s’assit à côté de sa fille, prit ses mains, et lui dit:

— Chère enfant, il ne faut pas t’inquiéter de tous ces commérages de porte. Ma résolution ne change pas. Je parlerai à M. Dimmer, comme une mère seule peut parler, et nous réussirons.

— Et ce dîner! ce dîner! murmura la jeune fille avec l’accent du désespoir.

— Mon Dieu! reprit la mère; ne t’inquiète pas de ce dîner; tu ne descendras pas. Je me charge d’expliquer ton absence par un de ces prétextes qui sont de saison à la fin de février... une courbature... un rhume violent... la grippe...

— Oh! mon père ne sera pas dupe du prétexte; interrompit Anaïs.

— Eh bien! alors l’occasion sera bonne pour commencer l’attaque, si nous sommes seuls, sans témoins étrangers, et si les domestiques sont à l’office.

— Vous êtes la meilleure des mères, dit Anaïs; vous devinez mes pensées; vous allez au-devant de tous mes désirs. Quel malheur pour moi, si vous étiez du parti de mon père!

— Je ne serais pas ta mère alors, interrompit Mme Dimmer. Aujourd’hui les hommes ne rêvent que mariages d’intérêt; les femmes n’ont pas chargé depuis Ève; elles ne rêvent que mariages d’affection.

A ce moment, le coupé du maître rentrait dans la cour de l’hôtel.

Mme Dimmer se leva vivement, et dit:

— Je ne veux pas avoir l’air de l’éviter: pour faire excuser ton absence, ma chère Anaïs, il faut au moins que je sois toujours présente, moi. Je te tiendrai au courant de ce qui se passera. Prie Dieu d’attendrir le cœur de ton père.

La mère embrassa tendrement sa fille et sortit.

Onze heures sonnèrent bientôt. M. et Mme Dimmer entrèrent en même temps dans la salle à manger. L’habitude conduisit froidement les lèvres du mari sur le front de la femme, et le tête-à-tête du déjeuner commença.

Comme dans toutes les grandes maisons, il y avait toujours un ou deux domestiques debout auprès de la table, pour empêcher leurs maîtres de parler ou pour tyranniser leur conversation par un espionnage grave et muet qui ressemble au respect.

— J’ai fait ma visite à Florestan, dit le mari en avalant la première huître; nous avons causé une bonne heure... La rente se tient ferme.... les chemins sont demandés..... Et Anaïs? elle ne descend pas?

— Je la quitte à l’instant, dit la femme sur un ton calme et amical; elle a souffert toute la nuit d’un rhume de la saison. A cause des bals, tout Paris-femme est enrhumé.

— Mais au moins elle descendra ce soir pour dîner? demanda le mari avec empressement.

— C’est justement pour descendre ce soir qu’elle se ménage ce matin, reprit Mme Dimmer en souriant.

— A la bonne heure! son absence ferait le plus mauvais effet... Devine les deux convives que nous avons?

— Ah! je n’ai jamais deviné une charade.

— Essaye.

— M. Florestan, d’abord.

— Bien; tu en as deviné la moitié.

— Je suis contente de mon succès, je renonce à deviner l’autre.

— Je t’avertis que l’autre est ton ennemi; mais il sera bientôt ton ami, car c’est un jeune homme charmant, et qui ne demande qu’à être connu.

Mme Dimmer regarda le plâfond, avec ce naturel que les femmes prennent si aisément, et après avoir fait le semblant de chercher dans sa mémoire, elle dit:

— Je me cherche un ennemi parmi les hommes, et je ne le trouve pas.

— Toujours coquette!

Mme Dimmer fit un signe qui voulait dire au mari — Ne parlons pas de nos affaires devant cet espion.

L’espion était un de ces valets de pied de haute futaie, qu’on trouve dans la domesticité de tous les millionnaires. Ces amoncellements de chair sculptés en beaux hommes, se posent d’abord comme candidats pour la place de tambour-major, et rejetés du concours pour cause de stupidité militaire, ils se placent pour donner des assiettes aux tables des opulentes maisons. En général, les invités ne cessent d’admirer, pendant tout le repas, ces gigantesques inutilités.

André — c’était le nom de l’espion colossal — avait, à défaut d’autre, l’intelligence de la méchanceté. Eu attendant un ordre, ou un changement d’assiette, il tenait ses yeux baissés comme s’il eût été atteint d’une attaque de somnolence invincible; mais le peu d’ouverture qu’il laissait sous ses prunelles lui permettait de tout voir, et il comprenait fort bien tout ce qu’un signe de ses maîtres pouvait avoir d’injurieux pour son amour-propre de géant.

Ce n’était pas la première fois qu’il avait saisi un de ces signes, et son irritation s’accroissait de jour en jour, et il se promettait bien, l’occasion offerte, de mériter le titre d’espion, s’il y avait avantage pour lui.

M. Dimmer, ramené à la discrétion prudente par le signe de sa femme, prit un ton de bonhomie qui n’était pas dans la gamme ordinaire de sa voix, et dit:

— Oh! ne te creuse pas la tête pour chercher un nom: je vais te le dire... c’est Victor, le fils de mon ami d’Amérique. 11 est temps que je le présente officiellement... tu sais pourquoi... je puis t’affirmer que tu seras enchantée de ce jeune homme. Je ne parle pas de son physique; un homme est toujours bien quand il n’est ni borgne, ni bossu, ni boiteux; mais c’est un garçon grave, réfléchi, spirituel, instruit et sympathique au dernier point. Avec sa fortune et à son âge, il pouvait, en arrivant à Paris, célébrer l’agonie de son célibat dans de folles équipées de petites dames et de petits soupers; au lieu de cela qu’a fait mon jeune créole? Il a suivi les cours de géologie et de physique; il a visité les musées et les ateliers des grands peintres modernes; il a toujours donné la préférence pour ses soirées de théâtre à la Comédie-Française et à l’Opéra; enfin, un sage vieillard n’aurait pas abordé Paris inconnu avec des idées plus graves. Tu verras, ma chère femme, je te le dis encore, tu seras enchantée de lui; pour connaître à fond les gens, il ne faut pas les entrevoir, il faut les voir. Si on voulait juger le soleil quand il est couvert d’un nuage, on le croirait bête comme la lune, et surtout, il ne faut jamais précipiter ses jugements et se souvenir que dans toutes les procédures il y a trois juridictions. Au nom de Victor, je te cite en appel.

André ferma tout à fait les yeux dans l’espoir d’entendre la réponse de Mme Dimmer, mais la prudente mère d’Anaïs ne jugea pas le moment opportun pour commencer l’attaque; elle écouta tranquillement le plaidoyer de son mari, et en parût même satisfaite; du moins sa pantomime semblait avoir un sens approbatif, ce qui mit le comble à la joie de M. Dimmer: son éloquence avait triomphé de deux femmes.

Mme Dimmer se leva pour aller voir sa fille, et le mari, reprenant la parole, lui dit:

— Recommande bien à cette chère Anaïs d’être belle et de bonne humeur ce soir.

Et se trouvant seul, il.se frotta les mains dans un élan de satisfaction intime, et quoique le monologue ne soit pas dans la nature, il fit celui-ci tout haut:

— Allons, ça marche! tout ira bien. Une volonté forte peut tout dompter, même une femme.

Cela dit, il entra dans une jolie rotonde, sévèrement meublée, qu’il appelait son cabinet de travail; il ouvrit un petit coffre-fort, et prenant un énorme portefeuille qu’il plaça sur ses genoux, il se mit à passer en revue une armée de chiffons industriels, appelés actions ou obligations, et les voyant si nombreux, il se réjouit dans son cœur, et répéta sur tous les tons, comme un refrain toujours varié, cette phrase enivrante:

— Il y a là quatre millions de bonnes valeurs qui sont à moi! à moi!

Ayant ainsi travaillé dans son cabinet, il remit sous clef son trésor de chiffons et sortit pour fumer un cigare sous le dôme vitré de la serre du jardin.

Un crime inconnu

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