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III
ОглавлениеAu coup de six heures, deux invités arrivèrent en même temps à l’hôtel de M. Dimmer et furent introduits dans le salon. André annonça d’une voix de géant M. Florestan et M. Victor Molart.
Au fracas de cette annonce, une petite porte s’ouvrit, et M. Dimmer entra pour recevoir les deux convives et leur serrer les mains avec une affec-. tueuse brutalité. M. Florestan se posa comme un écran devant la cheminée, et mit la conversation sur ce diapason étourdissant qu’on apporte du conservatoire de la Bourse.
— Eh bien! nous avons fermé à trente-cinq de - mandé. Les consolidés sont arrivés avec une hausse d’un huitième. La hausse est sur toutes les valeurs. Tu as bien fait d’acheter. Au reste tu n’en fais jamais d’autres. Est-il heureux, ce coquin de Dimmer!
Et il accompagna cette exclamation d’un vigoureux coup de poing appliqué sur l’épaule de son riche client.
— Florestan, dit M. Dimmer, je te présente le plus jeune de mes amis, Victor Molart de la Guadeloupe.
En ce moment, André entra tenant dans ses mains deux bûches énormes qu’il plaça sur les chenets en ayant l’air de mettre beaucoup de soin, d’attention et de temps à ce rude travail.
Le jeune créole s’inclina devant l’agent de change qui s’assit en disant:
— Diable! la Guadeloupe; il fait bien chaud dans votre pays. Vous ne devez pas être à votre aise par le froid d’aujourd’hui.
— Et mon jeune ami, reprit M. Dimmer, vient pourtant se fixer à Paris.
— Pour étudier en droit? demanda brusquement l’agent de change.
— Comment donc, pour étudier en droit? Mon jeune ami a vingt-cinq ans bien sonnés: il est de l’âge dont on fait des maris et non des écoliers.
— Ah 1 monsieur se marie, dit Florestan avec un sourire de célibataire; il prend un métier qui n’a jamais été de mon goût... Ah! c’est ainsi! je dis tout ce que je pense; je suis saint Jean Bouche d’Or. Un jour j’avais un ennemi, on me conseilla de lui envoyer un cartel; moi, je ne puis pas me battre en duel, j’ai ma Bourse à faire tous les jours; je ne me bats qu’avec la rente. Savez-vous ce que je fis de cet ennemi? Je le mariai. Il en est mort.
— Florestan, reprit Dimmer, vous allez bien regretter ce que vous venez de dire!
— Moi! je n’ai jamais regretté qu’une chose, c’est d’avoir joué à la hausse quand il y a baisse.
— Ajoutez, et quand j’ai parlé mariage devant le futur gendre de mon meilleur ami.
Florestan décroisa ses jambes, dont les pointes montaient alternativement à la hauteur de l’œil, et revint prendre sa place devant la cheminée.
— Ah! monsieur se marie avec... parbleu! il fallait me dire cela tout de suite... Au reste, il y a des exceptions... mon père a été très-heureux en ménage... toi, Dimmer, tu n’as pas à te plaindre; tu es heureux comme un célibataire avec tous les agréments du mariage, n’est-ce pas?
— Certes, je ne te démentirai pas, reprit Dimmer en s’inclinant avec la modestie d’un homme heureux.
— Tu as une femme charmante qui fait toutes tes volontés?
— C’est vrai.
— Tu as une fille que tu marierais avec un ange ou avec un diable, sans qu’elle te fît la moindre observation.
— C’est encore très-vrai, Florestan.
— Eh bien! l’exception peut encore se continuer chez ton gendre.
Et se tournant du côté de Victor, il lui prit familièrement la main et lui dit:
— J’espère, monsieur, que vous ne garderez aucun fâcheux souvenir de notre première entrevue.
— Aucun, répondit Victor avec une grâce naturelle, et je n’ai aucun mérite à oublier, car je n’ai rien entendu. Je n’ai pas cessé un instant de regarder ce portrait.
— Le portrait de ma fille, s’écria Dimmer; un portrait peint par le plus fameux, par M. Dubuffe. six mille francs!
— Ces peintres font tous fortune! dit l’agent de change.
— J’en ai trouvé un qui mourait de faim hier, dit Victor.
— Un peintre en bâtiments? reprit Florestan en riant aux éclats de sa plaisanterie.
— Un peintre en chefs-d’œuvre, poursuivit le jeune créole; mais il est encore inconnu.
— Et que lui manque-t-il pour se faire connaître? demanda Florestan.
— Il lui manque la vie, dit Victor.
André entra, et annonça pompeusement que monsieur était servi.
Notre, créole venait de faire une vive impression sur M. Dimmer, qui avait assez d’esprit naturel pour apprécier un jeune homme à sa juste valeur. Dans cette courte discussion, Victor avait montré l’aplomb de l’âge mûr. Ce personnage important de notre histoire mérite d’être peint le mieux possible à son entrée en scène. Ainsi qu’on le sait déjà, sa figure n’avait pas le beau côté du type créole; l’intelligence ne s’y révélait que dans l’ovale exquis du front et la douceur vive des yeux, d’un noir limpide. Ses cheveux rares faisaient déjà pressentir une calvitie précoce. Sa taille était au-dessous de la moyenne, et la pâleur de son teint, l’exiguïté de son torse, la faiblesse de sa respiration annonçaient chez ce jeune homme une de ces santés souffreteuses, qui, sous les tropiques, font expier aux enfants les intempérances paternelles. Une toilette irréprochable et de la meilleure confection corrigeait artificiellement les défauts de la nature, en changeant le créole malingre en miniature de dandy parisien. Victor avait d’ailleurs sur sa petite personne une distinction native qui n’empruntait rien aux fausses élégances de la mode, et aux conventions du petit grand monde; la sobriété de ses gestes s’accordait admirablement avec le laconisme de sa parole, et formait, tout à son avantage, un piquant contraste avec la sonore turbulence de ses deux interlocuteurs.
A l’annonce du domestique, le frileux créole courut à l’antichambre pour quitter son paletot, et Dimmer profita de cette courte absence, pour dire à l’oreille de Florestan;
— Eh bien! comment le trouves-tu?
— Charmant; mais bien laid.
— Ah!
— Il a failli ne pas avoir de nez; mais, en revanche, si ses oreilles n’eussent pas arrêté sa bouche, il était décapité en naissant.
— Bah! reprit Dimmer, un homme n’est pas obligé d’être beau.
Les trois hommes entrèrent dans la salle au moment où Mme Dimmer entrait par une autre porte; elle était en toilette de gala, et sa figure n’exprimait ni tristesse ni gaieté.
Après les préliminaires d’usage, on se mit à table, et Dimmer, remarquant alors un vide, dit à sa femme;
— Et Anaïs n’est pas descendue avec toi?
Mme Dimmer toussa légèrement, pour se faire une voix non suspecte, et répondit sur un ton naturel:
— Le docteur est venu, et il n’a pas conseillé à Anaïs de descendre par ce froid. Le rhume est toujours très-violent. Anaïs prie ces messieurs de l’excuser; je suis son interprète.
Un éclair de colère brilla dans les yeux de M. Dimmer, qui ne vit qu’une rébellion dans ce rhume violent; mais il n’osa faire un esclandre, et parut accepter l’excuse aussi naïvement que ses deux convives.
Un silence général se prolongea pendant le premier service; on n’entendait que ce cliquetis d’argenteries et de porcelaines qui devient intolérable lorsqu’il n’est pas accompagné par la conversation.
En sa qualité de chef de maison, M. Dimmer pensa qu’il était de son devoir de donner une certaine animation à ce dîner de muets, et s’efforçant de sourire, il dit à Victor:
— On nous a interrompus tout à l’heure au bon moment... Vous disiez donc, mon jeune créole, que vous avez fait quelques emplettes dans les ateliers?
— Oh! des emplettes bien modestes, dit Victor: deux paysages et une marine.
— Sur vos économies? reprit Dimmer.
— Oui, car je ne veux jamais toucher au capital.
—Très-bien, Victor... et moi, qui suis votre tuteur en attendant mieux, je veux vous faire acheter tout un cabinet de tableaux, sans entamer votre capital, qui est dans mon portefeuille.
—Vous me direz votre secret? demanda Victor en souriant.
— Un secret bien simple, vous allez voir... Je vous ai réunis tous deux à ma table, Florestan et vous, pour débattre en famille vos petits intérêts.
— Ah! voyons ça, dit Florestan.
— A la Guadeloupe, reprit Dimmer, vous n’avez aucune idée de nos opérations. Mon jeune ami, chez vous, avec quoi faites-vous de l’or?
— Avec des cannes à sucre, répondit le jeune créole.
— Eh bien chez nous on fait de l’or avec rien.
— Honnêtement? demanda Victor,
— Honnêtement! dites-vous... Tenez, voilà mon ami Florestan, que je vous donne pour le plus honnête homme de Paris: il est arrivé du Mans, en 1851, avec une idée, c’était tout son avoir: vous voyez que ce n’est rien. Il est entré à la Bourse, où sa fraîche et loyale figure et ses cheveux gris ont inspiré la confiance à la coulisse et au parquet. Un premier gain modeste l’a mis sur la route des grands succès en spéculation, et aujourd’hui il ne donnerait pas son avoir et son tiers d’agent de change pour quatre millions.
— Bon! dit Florestan, tu deviens mon commissaire-priseur.
— Parbleu, reprit Dimmer, je connais tes affaires comme je connais les miennes... Mais laissons cela... il s’agit maintenant de travailler pour le compte de mon jeune ami, qui m’a donné une couverture de six cent mille francs, et qui veut acheter les chefs-d’œuvre de la peinture moderne sans altérer le capital...Florestan, aide-nous de tes bons conseils et de ton coup d’œil infaillible... Quelles sont les valeurs sur lesquelles on peut opérer et qui ont des chances probables de hausse?
Florestan prit un air grave, se recueillit une minute, et dit:
— On peut acheter du Crédit mobilier, il est à 1,550 et il montera beaucoup.
— Victor, reprit Dimmer, on vous prendra du Mobilier.
— Prenez tout ce que vous voudrez, dit Victor en riant.
— Après, voyons, Florestan, cherche dans les autres valeurs: il faut avoir plusieurs cordes à son arc.
— Le Paris a Lyon est un bon chemin. On peut opérer là-dessus sans crainte; il est à 1,250, comme l’Orléans, excellente valeur aussi.
— Notre jeune client opérera sur les deux, reprit Dimmer.
— Un de mes amis, poursuivit Florestan, un homme très-bien placé, en haut lieu, m’a affirmé ce matin que le gouvernement va augmenter le nombre des actions de la Banque: elles sont à 3,500. C’est un placement superbe.
— Va pour les actions de la Banque, dit M. Dimmer... Voulez-vous vous borner là, mon jeune ami?
. — Comme vous voudrez, dit Victor.
— Oh! je reconnais bien là les créoles! ils ne reculent devant rien... Florestan, nous voilà fixés. Je laisse à vos appréciations tous les menus détails de cette affaire. Vous agirez comme pour vous-même.
— Soyez tranquilles; je me charge du résultat et je vous le promets avantageux... Mais, pardon, messieurs, il me semble que tout ce que nous disons là, depuis une heure, n’est pas très-amusant pour Mme Dimmer.
— Au contraire, dit Mme Dimmer, avec un sourire mélancolique, je me plais beaucoup à ces conversations.
— D’ailleurs ma femme, remarqua Dimmer, y est habituée, comme toutes les femmes: ces dames savent bien qu’au bout d’une spéculation heureuse, il y a toujours pour elles un souvenir du mari, une riche fantaisie de boudoir ou de toilette. Vous voyez donc que, pour les femmes, ces conversations ne sont pas sans intérêt.
— Bon! dit Florestan, Dimmer se lance dans le calembour!
— Ma parole d’honneur, reprit Dimmer, je l’ai fait sans le vouloir. Enfin, tant pis!... j’ai voulu seulement éprouver que nos femmes sont nos associées naturelles, quand nous faisons une spéculation.
Mme Dimmer avait épuisé son trésor de patience, elle allait éclater; son dernier moment de calme la conseilla mieux. Elle se leva, et dit:
— Vous me permettrez, messieurs, d’aller faire une visite de quelques instants à ma fille.
— Oui, dit M. Dimmer; mais reviens nous dire comment se porte la belle enfant... nous t’attendons à la serre, où nous allons prendre le café... Fumez vous, Victor?
— Non.
— Un créole qui ne fume pas!... On dit qu’en Amérique les sauvages fument depuis la création du monde.
— Et ils sont restés sauvages, reprit Victor.
— Il paraît donc que le tabac... paralyse... les facultés... mais vous plantez beaucoup de tabac?
— Oui, pour les autres.
— Il est plein de bon sens, ce garçon! reprit Dimmer, en donnant un léger coup sur l’épaule de Victor.
Ils entrèrent tous les trois dans la serre où le café fut servi.
— Enfin! reprit Dimmer, nous n’avons plus d’espions autour de nous. On peut causer affaires de famille... Florestan est un intime ami de la maison; il en connaît les secrets avant moi.
— C’est vrai! dit Florestan; ainsi lorsque tu.m’as parlé, avec ton exaltation ordinaire, de ton ami le planteur de la Guadeloupe et de ses deux enfants jumeaux Victor et Charles, j’ai deviné que Victor épouserait ta fille.
— Il devine tout, ce diable de Florestan! on l’a surnommé le sorcier de la Bourse... Maintenant, devine à quelle époque se fera le mariage?
— Parbleu! à l’entrée du printemps comme tous les mariages d’amour.
— Oui, reprit M. Dimmer; je l’avais décidé ainsi, du 20 au 25 mars... cela vous convient-il mon gendre?
— Fixez l’époque trop tôt, ce sera toujours trop tard, dit Victor.
— Florestan, me conseilles-tu de faire beaucoup d’invitations et de donner une grande fête?
— Non. Au mariage de ta fille, une riche héritière, si tu invites soixante amis, ils deviendront soixante jaloux le jour des noces, et soixante ennemis le lendemain.
— Il a raison, dit M. Dimmer... Qu’en penses-tu, Victor?
— Ah! je ne connais pas les mœurs de Paris, répondit le jeune homme.
— Eh bien, reste toujours dans ton ignorance, reprit Dimmer.
— Il faut célébrer le mariage à Saint-Leu, dans ta belle maison de campagne, que tu appelles un château... à cause de l’éloignement, on n’est pas tenu à de nombreuses invitations. La famille et deux ou trois amis intimes, voilà tout.
— Bien pensé, remarqua Dimmer: Victor, demain tu écriras à ton père, et tu lui annonceras que le jour de ton mariage est fixé.
Victor, ému aux larmes, prit la main de Dimmer et la serra énergiquement.
Dimmer serra son futur gendre sur son cœur, et lui dit:
— Cher fils, je te donne mon trésor le plus précieux, ma fille; je ne saurais remettre son bonheur en de meilleures mains.
— J’espère que vous ferez deux heureux, répondit Victor.
— Maintenant, reprit Dimmer, je vous laisse à votre liberté, mes amis; il est fort tard, je vais voir ma fille... je compte que nous nous verrons tous les jours.
On échangea encore quelques paroles sans importance pour cette histoire, et Florestan, suivi de Victor, prit congé de son ami.
M. Dimmer, resté seul, alluma un second cigare, et comme il se disposait à monter aux appartements, sa femme parut.
— Ah! te voilà ? dit le mari. Eh bien, nous sommes seuls, il n’y a pas d’oreilles autour de nous; tous nos gens sont à l’office; nous pouvons nous expliquer amicalement... je n’ai pas été dupe de l’excuse; il n’y a pas de rhume violent; il n’y a pas de docteur, pas la moindre indisposition: il y a une mutinerie, une bouderie, un caprice que sais-je moi! une folle obstination de jeune fille... suis-je dans le vrai, chère femme?
Mme Dimmer épuisée par l’insomnie et les souffrances de ce jour, s’assit, et dit d’une voix sourde:
— Il n’y a ni caprice ni folie; il y a résolution bien arrêtée de ne pas se marier; et vous êtes trop bon père, pour vouloir tuer votre fille.
— Ah! s’écria Dimmer, la chanson recommence, je la croyais finie; elle a trop de couplets et toujours le même refrain, cela va m’exaspérer au dernier point... Madame, rompre ce mariage est en ce moment chose plus difficile que jamais, et si vous aviez entendu tout ce qui a été dit, vous vous seriez épargné la dernière sommation irrespectueuse que vous me faites en ce moment.
— Il ne fallait pas, reprit Mme Dimmer; il ne fallait pas dire ce qui a été dit; il ne fallait pas faire ce qui a été fait. Pourquoi ce dîner de surprise? Pourquoi cette conversation insipide?...
— Trêve de pourquoi! interrompit violemment Dimmer; madame, permettez-moi d’être maître dans ma maison; permettez-moi d’être le père de ma fille. Pas un mot de plus! ce qui est dans ma volonté s’accomplira, je le jure sur les cendres de ma mère. Je ne souffrirai pas qu’un caprice de jeune fille prenne le caractère d’une rébellion. Et vous, madame, si votre bon sens et votre raison ne sont pas tout à fait perdus, préparez votre fille à se soumettre à l’immuable volonté de son père. Ne soyez pas sa complice dans la révolte. Je veux faire le bonheur de ma fille, et malgré tout, je le ferai. Je souhaite, madame, que la nuit vous donne de bons conseils.
Et il sortit avec précipitation sans attendre la réponse.
La pauvre mère resta comme foudroyée et garda l’immobilité de la mort.