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I LE MATÉRIALISME DANS L'ART

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Il existe un parallélisme synchronique entre les idées et les œuvres d'un siècle, ses pensées et ses actes, son art et sa philosophie, sa poésie et sa religion. Le livre, le monument, la fresque expriment par ces modes différents les mots, les lignes, les couleurs, une même chose: l'état de l'âme d'une époque. Ainsi, l'art s'élève ou déchoit, selon que les cœurs se rapprochent ou s'éloignent de Dieu.

Ouvrons l'histoire.

L'idée de Platon est plastique, comme la forme de Phidias, comme le plan d'Ictinus.

Les caractères du peuple romain: vanité, cruauté, utilitarisme, sont écrits sur les édifices qui lui sont propres: l'arc de triomphe, l'amphithéâtre, l'aqueduc.

L'art des catacombes, né sur la tombe des martyrs, est aussi distant d'Apelles ou de Zeuxis, que l'Évangile l'emporte sur les Pensées d'Épictète ou de Marc-Aurèle. Même dans les symboles que les premiers chrétiens empruntent au paganisme expirant, l'idéal est changé. Il quitte le corps pour l'âme, la terre pour le ciel, l'homme pour Dieu. La promesse du ciel ouvre toutes grandes les ailes de l'âme et les artistes, qui sont des saints, mettent leurs cœurs pleins de Dieu dans leurs œuvres gauchement sublimes.

Pendant la période byzantine, l'art est d'un hiératisme farouche, le dogme se raidit contre les chismes et les oppositions qu'il rencontre. Au dixième siècle, le christianisme s'assied, solide: c'est le roman. Au treizième, la religion triomphante joint les mains dans l'arc en tiers point; chaque travée est une orante géante et l'âme des peuples s'élance vers Dieu avec la flèche des cathédrales. Thomas à Kempis écrit l'Imitation; Jacques de Voragine, la Légende dorée; Vincent de Beauvais, le Speculum universale. L'épée sainte des croisés écrit la plus grande geste des temps modernes. C'est l'ogival.

En Italie, saint François d'Assises chante l'Amour divin. Voici les Christ du Margharitone, les vierges de Cimabué. Giotto est là, le bienheureux Frère Angélique le suit. L'art primitif s'épanouit en Dieu, quand soudain un mirage égare tous les esprits: c'est la Renaissance. On croit retrouver l'antiquité, on ne retrouve que Rome, cette caricature d'Athènes. Léonard, Michel-Ange, Raphaël écrivent les grandes odes du Cenacolo, de la Sixtine et des Chambres, mais le grand art est fini. Ce n'est plus le temps où Dante descendait aux enfers, c'est celui où Savonarole monte sur le bûcher, tandis que le duc de Valentinois s'ébat par l'Italie, comme un tigre dans sa jungle.

Derrière Ovide et les marbres de Paros, le grand Pan reparaît, et déchaîne la bête qui est dans l'homme.

Au souffle sec et court de la Réforme, l'art allemand s'éteint et descend dans la tombe d'Albert Dürer.

Les Van Eyck, Hemling, disparaissent sous le vermillon sensuel de l'école d'Anvers.

Le silence se fait autour des Carpaccio et des Bellin, tandis que Tintoret et Véronèse sonnent leur fanfare de volupté. L'Espagne, qui garde sa foi, a Murillo, Zurbaran, Ribalta, Joanès.

La France a Lesueur et Philippe de Champaigne, le janséniste; mais sa gloire est dans les verrières de ses vieilles cathédrales.

Au dix-huitième siècle, on n'a plus que de l'esprit. L'homme du siècle, Arouet, le pousse si loin, que cela ressemble à du génie.

Puis, la canaille envahit la scène de l'histoire, conduite par les avocats.

Ce coup d'œil cursif sur le passé prouve la vérité de ce mot d'Ingres: Pour faire une œuvre, il faut avoir quelque élévation en l'âme et foi en Dieu. Eh bien, aujourd'hui, on nie l'âme dans l'art! comme on nie l'âme dans l'homme. Le génie est une fonction, l'idéal une balançoire. Au matérialisme scientifique de Darwin correspond le matérialisme littéraire de M. Zola. Aux platitudes de MM. Sarcey, About, Scherrer, les croûtes de MM. Ortego, Casanova et Frappa font écho. Renan est plus lu que Lamartine et Ohnet que Balzac.

M. Taine, dont les Origines de la France contemporaine ont rendu à la critique un fort grand service, s'est chargé, bien étourdiment, de formuler l'esthétique nouvelle.

M. Taine est un élève de Stendhal et l'on sait que ce dernier hésitait entre le Pâris de Casanova et le Moïse de Michel-Ange. Les deux volumes du voyage en Italie du grand historien navrent de positivisme.

A Milan, devant la scène de Sainte-Marie-des-Grâces, il trouve que Léonard n'a eu d'autre but que «de représenter autour d'une table des Italiens vigoureux.»

Au palais Pitti, la Vierge à la Chaise lui semble «une sultane sans pensée ayant un geste d'animal sauvage.» Au Campo Santo, il ne trouve pas «la riche vitalité de la chair ferme.»

A la Sixtine, il s'étonne qu'on n'efface pas les fresques de Signorelli, Botticelli, Ghirlandajo, quand Michel-Ange est là qui apprend «ce que valent les membres, la charpente humaine et l'assiette de ses poutres.»

Pour lui, Raphaël «sent le corps animal comme les anciens et tout ce qui dans l'homme constitue le coureur et l'athlète.»

Enfin, il se résume ainsi: «il n'y a que la forme extérieure qui existe, et il faut suivre la lettre de la nature», «il ne faut chercher que le corps bien portant.»

Faites de l'histoire, M. Taine, et laissez là l'esthétique; ou bien dites-moi si c'est la forme extérieure qui seule existe dans le Fiesole? Avouez que les statues de la chapelle Médicis ont deux têtes de plus que ne le veut la lettre de la nature et retenez que l'Apollon du Belvédère est poitrinaire d'après le docteur Fort.

Ce fatras se réduit à la réédition du poncif vieillot traîné dans tous les livres: l'art est l'imitation de la nature. En ce cas, il n'y a rien au-dessus du moulage et de la photographie polychrome. Le vrai drame sera la sténographie de cour d'assises.

Non, la nature n'est pas le but de l'art, elle n'en est que le moyen; elle est l'ensemble des formes expressives, voilà tout!

Toute œuvre est une fugue, la nature fournit le motif, l'âme de l'artiste fait le reste. Mais le reste ne s'apprend pas rue Bonaparte, aux leçons de M. Cabanel; le reste, c'est ce qui manque à M. Taine.

Si tout le peintre est dans le pinceau, tout le sculpteur dans l'ébauchoir, tout l'architecte dans le compas, comment se fait-il que nous n'ayons de maître que M. Puvis de Chavannes. Car, pour habiles, les artistes de nos jours le sont; tout ce qui s'apprend, ils le savent.

Une eau forte imaginaire vous donnera la différence du métier et de l'art.

Le sujet n'est point compliqué; une porte entr'ouverte, contre le mur un balai. Faites cela vrai, rendu, c'est le métier. Mais emplissez de noir l'entrebâillement de la porte, ébouriffez d'une certaine façon les barbes du balai; jetez quelques traînées d'ombre, et voilà un drame; l'assassinat de Fualdès; un cauchemar de Poë. C'est l'art.

Interrogeons les faits; ils parlent plus haut que les théories. Quant après trois siècles l'art allemand est ressuscité, il est ressuscité catholique avec Overbeck, Cornelius, Kaulbach et l'école de Dusseldorff.

La Belgique a eu pour premier maître contemporain Henri Leys, un croyant qui fit du Dürer.

En France, Ingres, Flandrin, Orsel, Chenavard, Périn, Tymbal, Ziégler, Chasseriau, Mottez, Scheffer sont des peintres catholiques; Delacroix, Decamps et Guignet ne sont pas des matérialistes, je suppose?

Il est deux propositions irréfragables:

1º Les chefs-d'œuvre de l'art sont tous religieux, même chez les incroyants;

2º Depuis dix-neuf siècles les chefs-d'œuvre de l'art sont tous catholiques, même chez les protestants. Exemples: la Vierge au donataire, d'Holbein, et le Lazare, de Rembrandt. Le chef-d'œuvre du voluptueux Titien, c'est l'Assomption, celui de Rubens, la Descente de Croix; ainsi de tous. Que reste-t-il donc au matérialisme, le tromper l'œil de M. Degoffe; les poissons de M. Monginot.

Les rapins diront que Giotto est un barbouilleur et le Sanzio et le Buonarotti des littérateurs et non des peintres.

Oui, ils sont des poètes et c'est là ce qui leur donne une si haute place. Pour eux la ligne et la couleur ne sont que l'enveloppe de leur pensée. Mais la pensée, c'était bon dans l'ancienne... école, ils ont changé tout cela. Une nouvelle ère va s'ouvrir, celle de l'art laïque... et obligatoirement sans pensée!

L'art ochlocratique: Salons de 1882 & de 1883

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