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II L'ART MYSTIQUE ET LA CRITIQUE CONTEMPORAINE

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Table des matières

Après les actes, les phrases; après les œuvres, les commentaires.

Quand on n'a plus rien à dire, on ergote. La critique est la fin d'une littérature; la théorie, la fin d'un art; et l'esthétique, la fin de tous.

Tant qu'on peut créer, on a mieux à faire qu'à analyser les chefs-d'œuvre: on en fait d'autres. Mais quand le cœur est bas, l'esprit spirituel, l'âme niée, l'inspiration s'envole, le procédé seul demeure, et l'anecdote, le genre et la nature morte règnent.

Le premier mot de l'art est toujours un acte de foi.

A Égine comme à Memphis, à Byzance comme à Sienne, à Florence comme à Bruges. Le dernier mot est un blasphème; que le sectaire Kranach joue avec le chapeau du cardinal, Tiepolo avec le nimbe du saint, ou Courbet avec la soutane du prêtre.

Quand, au lieu d'être un enthousiasme, l'art fait le portrait des maisons avec Canaletto, celui des tulipes avec Van Huysum, qu'il copie le crépi des vieux murs avec M. Manet, les halles avec M. Carrier Belleuse,—il a cessé d'être.

Alors les théoriciens s'avancent. Longin fit son traité du sublime quand il n'y eut plus d'éloquence grecque, et M. Chevreul apporte son traité des couleurs sur le tombeau de la peinture française.

Des chaires s'élèvent, où l'on explique pourquoi Léonard est l'intelligence, Titien la couleur, Rubens la santé, Raphaël l'harmonie, Holbein la physiognomonie, Corrège la grâce, Van Dyck la distinction, Gérard Dow le calme, et Delacroix la fièvre. On date chaque tableau, on pèse chaque génie. On cherche combien il rentre de Verrochio dans Léonard, et combien de Léonard dans Corrège; ce que Raphaël a pris au Pérugin et au Frate, et ce que Jules Romain et Garofalo doivent à Raphaël; ce qui est à Otto Venius dans Rubens, à Ghirlandajo dans Michel-Ange et à Lastman et Pinas dans Rembrandt. Vasari, Lanzi, tous les historiens sont compulsés, les archives fouillées, et les monographies s'entassent. A côté des érudits bardés de documents, arrivent les esthéticiens. Ce sont des romanciers qui n'écrivent pas de romans, des poètes qui ne font pas de vers; ils mettent le roman dans la vie de l'artiste, et la poésie dans son œuvre. Ils l'enguirlandent de tout le lyrisme qui est en eux. Sous leur plume, la composition devient une ode, la couleur une symphonie, la ligne une pensée; ils font un poème en prose sur la Dispute du Saint-Sacrement, la Vierge de Saint-Sixte ou la Châsse de Sainte-Ursule. Ce sont des variations enthousiastes sur un thème immortel, et ils ajoutent leur âme à celle du peintre, doublant ainsi le prisme qui idéalise l'œuvre.

Aujourd'hui, les critiques d'art sont les vrais peintres. MM. Charles Blanc et Georges Lafenestre donnent la sensation du tableau bien autrement que les copies de l'École des Beaux-Arts et les portraits qu'ils font des maîtres sont mieux peints que ceux de MM. Dubois et Jalabert.

Bénévole à tous, la critique contemporaine n'a qu'une crainte, celle d'être exclusive ou partiale, et qu'une prétention, celle de tout comprendre, comme pour excuser l'époque de ne plus rien produire. Des diableries de Callot et de Goya à l'académisme des Carrache, de l'ivrogne de Steen à la Vision d'Ézéchiel, de la Kermesse à l'Apothéose d'Homère, de Raphaël à Diaz et de Landseer à Chenavard, elle admet tout, sans parti pris ni préjugé, témoignant du plus large éclectisme. Cette compréhension de toutes les écoles s'arrête toutefois devant celles de Sienne et d'Ombrie, cette intelligence de tous les maîtres ne s'étend pas à ceux du quatorzième siècle, moins encore au trecentisti. Avant Masaccio, l'art italien est un problème qu'elle ne peut résoudre et qui la dépayse, en dépit de ses efforts.

Même dans cette école vénitienne dont le paganisme flatte ses sens (car la critique d'aujourd'hui est sensuelle comme elle est libre-penseuse), il y a des maîtres qui la gênent: ce sont les Vivarini de Murano, Cima da Conegliano, Basaïti, Carpaccio, Mansuetti, Catena. Lorsqu'elle rencontre Duccio, Ambroise et Pierre di Lorenzo, Simone Memmi, elle qui prétend tout comprendre, ne comprend plus. Giotto lui paraît avoir amélioré le dessin, créé l'ordonnance, et c'est tout. Les Gaddi et Jean de Melano parlent un langage qui lui est inconnu. Orcagna seul, grâce à son humour shakespearienne, lui saute aux yeux.

Documentaires et esthéticiens s'arrêtent incompétents, parce qu'ils ne considèrent l'art que comme la reproduction de ce qui est. Ils pensent tout bas ce que Courbet disait tout haut, devant la Cuisine des anges de Murillo. «Il a peint des anges celui-là, mais où les a-t-il vus? moi, je ne peins que ce que je vois.» Eux aussi ne voient que le visible, comment comprendraient-ils les maîtres ombriens qui n'ont peint que l'invisible?

Placés au point de vue matérialiste, ils ne veulent pas reconnaître que les premières pierres qu'on ait disposées avec soin étaient celles d'un temple, et que les premiers coups de pinceau ont été le balbutiement de la main de l'homme vers Dieu. Élevés dans le paganisme universitaire, ils n'aiment et ne sentent que l'art païen, qui est parfait, mais tout en dehors, sans pensée, sans profondeur, tout de surface, et ils appliquent le même critérium à l'art chrétien. Ils restent confondus devant une prédelle de Sano di Pietro, où, malgré la perspective étrange, le dessin maladroit, il y a de la poésie sous l'ignorance même et du sublime dans l'incorrection enfantine.

Chenavard, le premier esthéticien de France, a dit, à propos de Léonard, un mot qui est toute l'esthétique parce qu'il établit la hiérarchie des conceptions: Sa grandeur est tout entière dans l'idéal conçu et non pas dans l'idéal exprimé, quelque beau qu'il soit.

D'après ce principe, Weenix, le peintre des dessertes, Kalf, celui des casseroles, Hondekoëter, celui des poules, quoique parfaits en leurs genres, sont inférieurs par leur genre au moindre peintre lyrique, parce que l'idéal d'un melon, l'idéal d'un poêlon, l'idéal d'une pintade, sont au-dessous de l'idéal qu'implique la représentation d'un homme, surtout lorsqu'il s'appelle Colomb, Newton, Leibnitz, Mesmer ou Hahneman.

En conséquence, Fra Angelico peignant le paradis, Orcagna, l'enfer et le jugement dernier, Lorenzo, Monaco ou Bicci l'extase, sont supérieurs à Véronèse qui peint des festins, Rubens, des allégories, Titien, des bacchanales, parce que ces derniers nous donnent des choses concrètes, ayant matériellement existé et dont nous retrouvons les équivalents et les semblables dans la vie; tandis que les premiers ne sortent pas de l'abstrait, et que leur pinceau réalise des scènes qui n'ont pas de réalité, que nul n'a vues et que l'esprit ascétique peut seul concevoir.

Donc, Giotto, Buffalmaco, Lorenzo, Costa, Paris Alfani peignant Jésus-Christ ou la Vierge, sont supérieurs à Franz Hals, Antonio Morio, Velasquez, Titien, parce qu'un bourgmestre, un grand d'Espagne, une infante, une courtisane, impliquent un idéal très médiocre en raison de celui que nécessite la représentation de Dieu.

Donc, quelle que soit la pauvreté de l'exécution, les peintres mystiques sont les plus grands des peintres, parce que tout idéal est en deçà de l'idéal mystique.

Le mysticisme, phénomène moral qui spiritualise l'homme au plus haut point, le fait planer bien au-dessus de la matière et du réel et le fibule à Dieu. La manifestation de cet état de l'âme est l'extase. Et les peintres mystiques sont des extatiques qui ont peint.

Vital ne put jamais se résoudre à figurer le Christ en croix, tellement la seule pensée des douleurs du Calvaire le faisait sanglotter; et Lippo Dalmasio, le peintre de la Vierge, tant admiré par Guido Reni, ne prenait jamais ses pinceaux sans avoir jeûné la veille et communié le matin. Et maintenant, étonnez-vous qu'il n'y ait plus de peinture religieuse en France, quand c'est M. Bouguereau qui fabrique le plus de tableaux d'église.

Celui qui ne tient pas sainte Thérèse pour le plus grand poète d'Espagne, bien au-dessus de Lope et de Caldéron, qui n'a jamais fait d'oraison mentale ou égrené un rosaire, celui-là, fût-il un critique d'art égal à Cavascacelle, peut passer outre, devant Simone Memmi; une bonne femme qui croit bonnement en sait plus que lui.

Lorsqu'on entre au Louvre, dans la petite salle des primitifs, toujours déserte, on éprouve un sentiment pénible à voir ces œuvres de prière, où le savant ne reconnaît qu'un document, laisser indifférents et distraits ceux qui passent, car bien peu s'arrêtent. C'est que la place de ces tryptiques, de ces ancônes, est dans les chapelles, où ils ont fait naître tant d'élans de piété, où ils ont entendu tant d'oraisons et vu plier tant de genoux. Un sentiment plus pénible encore, c'est de voir les catholiques ignorer et laisser dans l'ombre ces artistes qui sont des saints, et ces œuvres qui sont des hymnes.

N'est-il pas honteux que ce soit de la protestante Allemagne que nous viennent les seules images de piété qui puissent être regardées? Il serait si simple à M. Bouasse-Lebel de faire reproduire les merveilles d'art et de foi qui illustrent les rétables d'Italie, de Sienne, d'Assises, et les miniatures adorables du bréviaire Grimani, au lieu de ces affreuses lithographies dont le monde religieux s'infeste. Je souhaiterais que ces lignes, trop brèves pour effleurer même un tel sujet, donnassent à quelqu'un l'idée d'étudier pour les aimer, les reproduire et les répandre, ces fleurs mystiques, les plus gracieuses de l'inspiration catholique.

Voyez, lecteurs chrétiens, ces peintres qui ne savent pas peindre, qui tiennent gauchement un pinceau trempé dans de mauvaises couleurs. Regardez, ils barbouillent comme des enfants. Pourquoi ce crucifiement, presque risible, vous fait-il pleurer? Parce que, en attachant à la croix ce Dieu aux membres grêles, c'étaient leurs larmes qui délayaient leurs couleurs, et que les saintes émotions de leurs âmes se sont incorporées à la pâte du vélin et au grain du panneau. Ce qu'ils ignoraient, quatre mille peintres le savent aujourd'hui, à Paris. Ce qu'ils savaient nul ne le sait plus.

Faire un chef-d'œuvre de poésie sans la prosodie, est-ce possible? Eh bien! les mystiques ont fait des chefs-d'œuvre de peinture sans couleur et sans dessin, parce qu'ils croyaient.

On nie les miracles, mais, dans l'ordre esthétique, peut-on admirer un miracle plus grand que celui-ci: une œuvre d'art qui coudoie Raphaël, et qui, techniquement, est au-dessous d'une image d'Épinal.

L'art ochlocratique: Salons de 1882 & de 1883

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