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LE SALON DE 1882

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Table des matières

Chenavard. Ce nom est le premier à écrire quand on traite d'art contemporain. C'est celui d'un grand méconnu, d'un inconnu presque. Les initiés seuls lui rendent un culte enthousiaste. Ses tableaux de chevalet sont aussi rares que ceux de Michel-Ange: un à Montpellier, un autre au Luxembourg; c'est tout. Qu'on n'aille pas croire à une paresse de Sébastien del Piombo; avant de se retirer dans la contemplation sereine de l'art, il a prouvé sa force, il a fait une œuvre, et immortelle, les dix-huit cartons décoratifs destinés au Panthéon, les plus grandes pages de philosophie historique qui aient été écrites. De Westminster français, devenu Sainte-Geneviève, le Panthéon ne pouvait plus admettre l'Escalier de Voltaire; Luther à Wittemberg; Mirabeau répondant à Dreux Brézé. Mais il fallait conserver le carton du fond, Jésus-Christ prêchant sur la montagne; Bethléem; les Catacombes et le Pape Léon arrêtant Attila. A la place de ces chefs-d'œuvre qui sont au musée de Lyon, on a marouflé les vignettes enluminées de M. Cabanel, et les médiocrités de M. Joseph Blanc.

Quand Delacroix mourut, Chenavard sentit le devoir de pousser un grand cri d'idéal, et le Salon de 1869 vit la Divine tragédie. Dans une toile immense, tous les dieux de tous les olympes, éperdus, tombent au néant, tandis que sur sa croix sainte, Notre-Seigneur Jésus-Christ triomphe éternellement. Cette conception michelangesque, montrant le christianisme vainqueur de toutes les théogonies qui l'ont précédé, est dessinée selon Corrège, et peinte comme un camaïeu, de la couleur immatérielle, qui seule convient à la peinture de pensée. Une telle œuvre suffit à nimber un peintre. Cependant, on ne songea pas à donner un mur à ce peintre philosophe et poète. Il rentra dans son hypogée intellectuel, dont il n'est plus sorti depuis.

De l'autre côté du Rhin on a élevé une statue à un peintre d'un génie semblable au sien, mais non pas son égal, Pierre de Cornélius. L'Allemagne entière le porte aux nues, et nous qu'on accuse de chauvinisme, nous ignorons, ou à peu près, un artiste supérieur à toute l'école de Dusseldorff.

J'ai voulu, avant que d'entrer au Salon, saluer le doyen de nos maîtres et de nos critiques, car Chenavard est le premier esthéticien du monde, et depuis quarante ans, la critique d'art se fait en France avec les miettes de sa conversation.

J'ai voulu rendre un hommage de grande admiration à ce génie qui n'a pu ni remplir son mérite, ni donner sa mesure, mais dont le nom vivra toujours d'une immortalité restreinte au petit nombre des enthousiastes, mais, par là même, sûre, constante, stellaire.

Puvis de Chavannes triomphe. Sa gloire commence enfin, et la médaille du Salon qui lui sera décernée d'une commune voix sanctionnera d'une façon officielle le titre de grand maître que lui ont donné depuis longtemps tous ceux qui savent l'art et qui l'aiment. Cependant, il s'en faut qu'il soit universellement accepté. Ces jours derniers, on a osé écrire: qu'il peignait à la toise, escamotant les difficultés, et qu'il n'était en somme que le Grévin de la peinture allégorique. Mais qu'importent les cris des Thersites? Je n'ai que le regret d'être venu trop tard pour avoir quelque mérite à admirer ce grand artiste, ce vrai poète; j'aurais voulu le saluer maître à son premier tableau. C'est à mon retour d'Italie, les yeux encore éblouis par les fresques les plus admirables du monde, que je vis au Palais de Longchamp ces deux pages d'un art si personnel, qu'on lui cherche vainement une filiation antérieure; Massilia, colonie grecque et Marseille porte de l'Orient. Les terribles comparaisons que suscitaient mes souvenirs de la veille n'ôtaient rien à ces fresques si dissemblables de toutes les autres. Et chaque fois que j'ai pu contempler une œuvre nouvelle, mon admiration s'est accrue, surtout à Poitiers, devant son Karle Martel vainqueur et Sainte Radegonde donnant asile aux poètes. Puvis de Chavannes a eu besoin d'une grande conviction pour persévérer dans sa voie. Son Enfant prodigue déconcerta même ses amis, et à peine osa-t-on défendre le Pauvre pêcheur de l'an dernier, un chef-d'œuvre d'impression vraie et d'intense sentiment. Ses cheveux durs en désordre, le regard fixe, les bras mornement croisés, le Pauvre pêcheur, droit dans son bachot, considère son filet vide. Sur la lande sauvage, son jeune enfant dort, et sa femme, maigre et agenouillée, cueille des genêts. Au loin, l'eau calme et grise s'étend. Quoi qu'en aient dit les gens d'esprit, il n'est pas de tableau qui donne plus l'impression de la misère d'en bas, de la misère absolue.

Cette année, l'envoi du maître est tout à fait de premier ordre. Pro patria ludus est le pendant de l'Ave picardia nutrix du musée d'Amiens. Dans un calme et robuste paysage aux lointains fuyants, de jeunes hommes s'exercent à lancer la javeline sous l'œil fier et attendri des mères et des fiancées. De belles jeunes filles interrompent les soins domestiques pour jouer avec des enfants et écouter un vieillard qui tient une flûte. Cela est simple et grandiose comme le poème de la vie patriarcale aux temps héroïques. Doux pays, qui appartient à M. Bonnat, est aussi un poème, celui du bonheur antique. De jeunes femmes cueillent des fruits; d'autres, couchées sous des arbres, regardent les bateaux de pêche de leurs époux sillonner une mer bleue et calme. Théocrite n'a pas écrit, Anacréon n'a pas chanté un plus beau rêve de félicité rustique. Comme Chenavard, avec qui il a plus d'un rapport, Puvis de Chavannes est un poète; mais, tandis que le maître lyonnais se complaît dans une poésie d'idées qui dépasse la peinture et exige la forme littéraire qui est la forme suprême, Puvis, poète de sentiments simples, s'exprime en fresque mieux même qu'en écrivant.

Au reste, il a créé son dessin, sa couleur, tout son procédé, ce qui est la marque géniale la plus indéniable. Celui qui trouve, quel que soit son art, tout un ensemble de moyens expressifs personnels, celui-ci est toujours un maître; et à première vue, ne reconnaît-on pas toujours du Chavannes, sans pouvoir jamais le confondre avec qui que ce soit? Les deux dessins qu'il fit sur le rempart, en montant sa garde pendant le siège de Paris, ne sont-ils pas d'une originalité aussi absolue que ses grandes œuvres.

Ce qu'il peint n'a ni lieu ni date; c'est de partout et de toujours: une abstraction de primitif, un rêve poétique d'esprit simple, une ode de l'éternel humain; et cela rendu par les formes réelles et typiques dans une harmonie sereine et naïve: l'été, l'automne, la paix, la guerre, le repos. Sa composition est toujours d'un bonheur, d'un goût et surtout d'une aisance à servir de modèle à tous les maîtres contemporains. Je ne crois pas que dans toute son œuvre on puisse déplacer heureusement un seul personnage, et l'on n'imagine pas une ordonnance autre que la sienne. Au contraire des peintres idéalistes qui procèdent par une épuration de la ligne, la ramenant à un canon plastique, la sienne est réelle, générale, presque ordinaire. Un trait brun, épais et ressenti, chatironne le profil de ses figures dans un contour enveloppant, accusé comme celui des peintres orfèvres; le reste est plutôt indiqué qu'exécuté par un modelé très fin, et dégradé insensiblement. Le point perspectif est toujours pris de loin et surtout de très haut. Comme éclairage, la pleine lumière constante, une réverbération de jour blanc et point d'ombres. Le clair-obscur, cet artifice si exploité, même par les plus grands, il le dédaigne et l'ignore.—Il faut avoir passé beaucoup d'heures au Campo Santo de Pise pour comprendre ce qu'il y a de surprenant dans ce maître d'un temps décadent qui a retrouvé la naïveté et la simplesse sublime des primitifs. Si l'on pouvait accoter un Puvis aux Vendanges de Benozzo Gozzoli, par exemple, on découvrirait non seulement leur parenté, mais que c'est Puvis qui semble, des deux, le primitif. Arrivons au grand blâme. Puvis n'a pas de couleur. Mais le coloris consiste-t-il en beaucoup de couleur ou en telles couleurs? Faut-il empâter et presser beaucoup de vessies bleu de prusse et vermillon? La couleur de Charles Ier est-elle inférieure à celle des Noces de Cana?—Non, la couleur n'étant qu'une vibration de la lumière, qui n'est elle-même qu'un rayon calorique, le coloriste est celui qui a de la lumière et de la chaleur au bout de son pinceau. Aussi, au Panthéon, la Vocation de Sainte-Geneviève est-elle éteinte par les chromos de M. Cabanel, et au Salon, Doux pays n'éteint-il pas tous les coloris violents et saturés d'alentour. Sur sa palette, il n'y a que des tons neutres, rien que des gris: gris blancs, gris bleus, gris verts. Avec des tons froids et des non-couleurs, obtenir l'effet le plus chaud et le plus lumineux, c'est là, ce semble, la manifestation d'un grand coloriste. Ce qui est sans conteste, c'est le caractère décoratif et monumental de ces fresques qui, semblables à des tapisseries, font corps avec les murs qu'elles décorent, y mettant une vision idéale plutôt qu'une peinture. Je ne voudrais au Panthéon que du Chenavard, du Puvis et du G. Moreau. L'Hôtel de Ville va être fini, eh bien! qu'on le livre à Puvis et à G. Moreau, en réservant deux salles, l'une à Paul Baudry, l'autre à Hébert.

Hébert aussi est un poète, d'un esprit chercheur, d'une intention complexe, d'une suprême élégance. Le premier, il a ouvert cette voie du sentiment moderne raffiné, où Gustave Moreau a noblement marché. La Malaria, cette page poignante de mélancolie, a eu beaucoup d'influence sur l'école française. On dit encore l'art malariesque. Ses toppatelles sont les muses de l'Italie. Ses Ophélies dignes de Shakespeare, à l'art religieux il a donné une Vierge si célèbre, qu'on l'appelle la Vierge d'Hébert. Longtemps directeur de l'école de Rome, il a fait d'excellents élèves. Ce n'est pas à lui qu'on pourrait faire les chicanes que l'on fait à Puvis de Chavannes, il a pris à cette Italie, où il a vécu dans le commerce des chefs-d'œuvre, son procédé magistral et impeccable. Dans l'ambre de la couleur transalpine il a enchâssé la larme idéale des Mignons. L'an dernier, sa Sainte Agnès semblait une page de cette série où Zurbaran a peint les infantes du martyrologe, la grandesse du paradis. Mais aussi mystique dans la pensée, Hébert est loin d'avoir le pinceau brutal. Sur un fond d'or mat, tenant de sa main fluette un lys, la sainte svelte et blanche en est un elle-même. Un long voile gris blanc met la chasteté de ses plis délicats autour de la sainte, dont le corps, par un adorable sentiment de pureté, est à peine peint, sans modelé, tandis que la tête aux grands yeux pleins de foi et les mains pures sont accusées et vivantes.

Cette année, le maître expose Warum (Pourquoi)? Une jeune fille, qui semble une sainte Cécile rêveuse, joue mollement d'une harpe verte qui s'harmonise avec un fond de tenture émeraude. Les cordes vibrantes mettent une ombre remuée, un voile d'harmonie sur son visage de Muse inspirée. C'est là une admirable page de poésie et de couleur: les mains sont des merveilles de rendu aristocratique. Mais, l'incomparable chef-d'œuvre d'Hébert est dans la salle des arts décoratifs. C'est le carton de la coupole du Panthéon qui doit être exécutée en mosaïque. Sur le fond or du Bas-Empire, Jésus-Christ, majestueux et divinement impassible, montre les destinées de la France à Jeanne d'Arc agenouillée que la Vierge Marie présente à son fils, tandis que sainte Geneviève se prosterne, appuyée d'une main sur sa houlette, de l'autre tenant contre sa poitrine la nef de Lutèce. Je ne connais pas d'effort archaïque plus heureux, et n'était la perfection des lignes et des teintes, ce chef-d'œuvre de pur byzantin semblerait même à San Marco de Venise une mosaïque du quatorzième siècle.

Baudry expose une esquisse, la Vérité, qui sera un digne pendant à la belle Fortune du Luxembourg. Ce maître peintre, qui a fait à Venise les plus brillantes études, sous Véronèse, plein d'originalité et de saveur, est un décorateur de théâtre seulement. Seul il pouvait faire le foyer de l'Opéra, mais il serait incapable de fresquer une église. Sa Glorification de la loi de l'an dernier manquait de tenue et de dignité. Ses colorations toujours heureuses sont brillantes et douces à la fois. Il compose ses gammes et ses valeurs d'après les tapis de l'Orient.

Doré, illustrateur, sculpteur et peintre, présente deux paysages alpestres d'une belle impression, mais faits de souvenir. Il est peut-être la plus belle imagination du crayon. De Don Quichotte à Dante, de Rabelais à Balzac, son dessin a commenté tous les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. L'illustrateur a toujours suivi le poète d'un dessin inégal. Cependant, c'est presque du génie d'avoir pu transposer en art la plus haute littérature.

Carolus Duran, un peintre de cour. Il met de la noblesse dans le luxe, et son pinceau brillant donne grand air à tout, même à l'accessoire qu'il sait faire très significatif. Mais qu'il peigne des grandes dames et des futurs doges, et qu'il ne touche pas à la peinture religieuse. Son Ensevelissement, c'est du Vénitien de Bologne. Il n'y a pas même d'émotion dans ses têtes sans accent mystique, et la vibrance de l'exécution jure avec un si douloureux sujet.

Bonnat veut faire un pendant au Panthéon en médailles de David d'Angers. Après MM. Thiers, de Lesseps, Hugo, Cogniet, voici Puvis de Chavannes, peut-être le moins mauvais de ses portraits. Il manque de style et abuse des noirs, il rappelle souvent la mauvaise manière du Guide sous ce rapport. Les fonds sans air poussent les têtes en avant. Son éclairage est d'un funèbre glacial. Qu'il emploie du bitume au lieu de noir d'ivoire pour ses ombres, c'est bien simple.

Henner, élève de Giorgion comme Courbet. Seulement, il a transposé en ivoire ce que Barberilli écrivait en or. Sa trouvaille, c'est une pâte de camélias blancs dans laquelle il modèle des nus sur des fonds bleu-marine. Celui-là sait l'emploi du bitume et exécute tout son modelé dans les dessous. Son Joseph Barra, qu'on pourrait prendre pour un Abel ou un Narcisse, n'était la baguette noire qu'il tient dans sa main crispée, est peint mêmement que ses sources et son ridicule Saint Jérôme de l'an passé. Ce n'est qu'un peintre, mais d'une saveur exquise dans son procédé ne varietur.

Lefebvre. Ses Italiennes semblent des miss d'Ossian à côté des signoras vivantes d'Hébert. Il compose mal. C'est le peintre d'une seule figure. Sa Fiammetta du dernier Salon visait au caractère et l'atteignait. La Fiancée de celui-ci est une chose très distinguée, trop distinguée, mais excellente en soi, et à opposer au débordement des vulgarités.

Jacquet, dont les démêlés avec Dumas fils ont fait tant de bruit, expose une France glorieuse. Par le temps de république qui court, on s'attend à une virago gesticulante. Point. La France glorieuse, c'est l'aristocratie française pleurée par Musset. Sa force est dans sa race. Elle a une belle allure avec son casque empanaché, et sous son égide palladienne circule le sang d'azur des modèles de Van Dyck. On dirait d'une allégorie du règne de Louis XIV avec plus de grâce moderne.

Leroux quitte Herculanum pour Pompéi; le peintre charmant des Vestales nous montre de jeunes Grecs pêchant à la ligne. C'est d'une archéologie suffisante et d'un charme frêle.

Duez, un chercheur qui avait trouvé, qui a cherché encore et qui s'est perdu. Son Tryptique de saint Cuthbert (au Luxembourg) était un heureux retour à l'art sévère, et cette page religieuse promettait beaucoup mieux que cette Soirée bourgeoise qu'il nous présente. Il y a effet de lumière, dit-on. J'aime mieux Honthorst et Scalken.

Laurens peint comme un sourd. Il est solide, vivant, mais vulgaire, un hoplite de l'art. Ses fresques du Panthéon ne sont pas du Carravage, et comme pensée... Ferdinand Fabre, son conseiller littéraire, a une lourde tâche. Le Maximilien du Salon, c'est du bon gros drame et de la bonne grosse peinture. En somme, un paysan du Danube, peintre, mais nullement artiste.

M. Bouguereau, l'affadissement du sel, le fabricant de la peinture religieuse qui ferait trouver Carlo Dolci viril et Sasso Ferrato austère. Sans préjugé, d'une main il prend la patère et fait une libation aurorale à la Vénus d'Amathonte; de l'autre, il balance, aux pieds de la Vierge, l'encensoir du diacre. Il s'agenouille également dans la cella romaine, et dans la basilique chrétienne, trouvant un chemin facile pour aller du Cithéron aux Catacombes. Son Crépuscule en gaze bleu criard est digne de ses clients, les marchands de porc salé de New-York. Le malheur est qu'il infeste de ses toiles nulles toutes les chapelles de la chrétienté.

M. Cabanel est un bon portraitiste, et c'est tout. Sa Scène de Shakespeare de l'an dernier était du Ducis et sa Patricienne d'aujourd'hui est du ressort des keepsakes.

M. Yvon a fait un effort louable dans sa Légende chrétienne; mais ces quatre zones bondées de petits personnages ne sont pas d'une invention heureuse. En gravure toutefois, cela ira peut-être.

M. Ribot est artiste puissant, descendant de Ribera, mais le plus souvent c'est du Spada qu'il nous donne, sans pouvoir se défaire de ses fonds noirs durs et sans air qui ne produisent pas l'effet de relief cherché.

M. Maignan avec un adorable sujet a fait une toile absurde. Les anges qui viennent achever une fresque pendant le sommeil de Fra Angelico ne sont pas même des demoiselles de bonne compagnie.

M. Chaplin, qu'on ne voyait plus au Salon, y revient avec deux portraits de fantaisie. Cet artiste a été le Boucher du second Empire. M. Van Beers continue Stevens d'une façon un peu trop parfaite, si ce mot peut s'appliquer aux sujets tout mesquins qu'il traite. Nous avons cherché vainement un Gustave Moreau.

Nous sommes allé droit aux maîtres et aux noms connus. Aujourd'hui nous voudrions bien avoir quelque génie naissant à proclamer; mais c'est vainement que nous avons interrogé les trois mille tableaux exposés. On rencontre beaucoup de peintres sachant leur métier; un niveau excellent mais un niveau.

La peinture religieuse est de la plus grande médiocrité. Elle demande une élévation de pensée et une culture que les peintres de nos jours n'ont pas. Le public religieux lui-même manque de goût, accueillant M. Bouguereau après M. Signol.—L'Apothéose de saint Hugues, de M. Sublet, est une bonne étoile, précisément à cause des réminiscences des maîtres qui y sont nombreuses. La composition pyramidale comprise à l'italienne, l'expression extatique du saint prise à l'Espagne, permettent, malgré les anges mondains, de placer cette toile dans une église.—Je n'en dirai pas autant de l'Annonciation de M. Monchablon qui est aussi mal composée que banalement exécutée. Le Christ à colonne de M. Ferrier, qui subit l'influence de M. Munckasy, est mal ordonné, d'un éclairage de Bologne, d'un effet dramatique nul. M. Crauk, dont l'Invocation à la Vierge n'est pas sans valeur, expose une excellente composition: Saint François de Sales présentant saint Vincent de Paul aux religieuses de son ordre et le leur donnant pour supérieur. La Madeleine de M. Muller est bien repentante et il y a de l'onction dans la Mort du moine de M. Luzeau. M. Sautai mérite une mention. Son Fra Angelico faisant le portrait du prieur a beaucoup de style. M. Séon a habillé sa Vierge tout en cobalt avec fond de même: cela est absurde. Le même artiste avait exposé l'an dernier deux allégories dans le goût de Puvis qui faisaient augurer mieux. Le Christ appelant à lui les petits enfants de M. Perrondeau et la Mort de la Vierge de M. Robiquet sont d'estimables choses. Pourquoi M. Gaillard dans son Portrait de Léon XIII a-t-il prodigué un fond de trône, une échappée de rue sur Saint-Pierre, toute une mise en scène inutile? Le Léon X et le Jules II de Raphaël sont plus simples, et le grand génie diplomate et thomiste qui occupe le trône de Pierre doit être représenté simplement. La royauté spirituelle est écrite dans son admirable tête de patricien apôtre, sans qu'il soit besoin de décor théâtral autour de lui.

La peinture dite d'histoire qui a produit Delaroche et l'inqualifiable galerie de Versailles, ne présente rien qui soit bien au-dessus de l'anecdote ou de la vignette de librairie. Le Prométhée, de M. Maillart, ferait un triste frontispice à la tétralogie d'Eschyle, et je me demande dans quel infortuné musée de province le Vauban de M. Albert Fleury ira échouer? Le Combat des Centaures et des Lapithes, de M. Hubner, quoique confus et mal peint, a une vague allure de Mantegna. M. Rochegrosse, connu seulement comme agréable vignettiste de la Vie moderne, s'annonce bien par son Vitellius traîné dans les rues de Rome. L'Alexandre à Persépolis, de M. Hincley, est vulgaire d'attitude. M. Krug n'a su donner aucun caractère pathétique à sa Symphorose et ses sept fils refusant d'abjurer devant Adrien. Je regrette d'avoir oublié le nom du peintre de Forti Dulcedo: Samson contemple le squelette de Goliath; des abeilles ont fait leur ruche dans le crâne. Comme conception et comme style cela sort tout à fait de l'ordinaire.—Cela correspondrait-il à un mouvement dans les esprits? A part la France glorieuse de Jacquet et sans compter le Massacre des otages, excellente toile de M. Motte, il y a un nombre tout à fait surprenant de scènes de chouanneries où les bleus jouent le vrai rôle: le vilain. La Révolution a fourni cette année le sujet de deux cents toiles; tant pis pour les peintres, mais tant mieux pour l'enseignement laïque et obligatoire. Les héros rouges n'ont qu'à être représentés pour inspirer aux faibles de l'horreur, aux autres, du dédain.

L'allégorie n'est pas brillante cette année, sauf peut-être l'Indolence de M. Armand Gauthier. M. Lira représente le Remords par un homme aplati contre une falaise et vu de bas. L'Art de M. Bourgeois est bien décadent, M. Dubuffe fils est un mondain comme son père. Sa Muse sacrée est profane et sa Musique profane est carybantesque. Sainte Cécile semble jouer du Chopin et les anges qui écoutent sortent du cours de M. Caro. La Parabole du Mauvais riche, de M. Zier, est une mise en scène Renaissance bien comprise, mais peinte dans une tonalité qu'on voudrait plus chaude.

De M. Jules Didier et de M. Baudoin d'interminables frises agricoles qui semblent les travaux des mois, illustration obligée de tout calendrier. M. Gervex, comme les précédents, se figure faire de l'art décoratif avec ses Débardeurs de la Villette déchargeant des bateaux de charbon. L'année dernière il avait exposé le Mariage civil, quelque chose comme ces toiles de foire qui représentent les spectateurs d'un musée de cire.

La peinture militaire est un genre patriotique non esthétique. M. Protais fait le militaire sentimental. L'an dernier il exposait une image d'Épinal, cette année-ci, c'est une vignette de l'Illustration. M. Berne Bellacour est dans le même cas. M. Detaille se repose cette année, après sa détestable toilasse du Salon précédent. Ces deux artistes ont du talent, que ne changent-ils de sujets?

Nous sommes loin de cette floraison du paysage de 1830, qui conquit à l'école française l'égalité avec celle de Hollande. Plus de grands maîtres comme Millet, Diaz, Rousseau; mais toutefois d'excellents paysagistes en nombre: Rapin, Appian, Dardoize, Grandsire, Masure, Japy, Busson, Curzon, Bellel, Beauverie, Bernier... A leur tête, M. Jules Breton, le poète peintre, qui a élevé le paysage jusqu'à la peinture monumentale, par l'interprétation naïve et grandiose de la Bretagne, cette terre de Dieu et du roi. Son tableau de cette année: Le soir dans les hameaux du Finistère, est une page de haute poésie, de grand sentiment. Harpignies envoie deux bonnes toiles. Il peint en style coupé, découpé même. Son faire est trop net, le galbe de la feuille est aussi précisé que celui du tronc. Il y a du heurt et de l'imprévu dans sa touche, son paysage est choisi, composé; et les lignes s'en continuent à l'œil, hors du cadre.

En automne, de M. Hanoteau, éclairé très habilement et modelé par masse avec des jours heureux. M. Julien Dupré cherche le style, c'est le plus caractérisé des rustiques. Au pâturage est d'un animalier presque égal à Troyon, et rival de Van Marke, qui expose deux Vaches suisses.

Le Rittrato Muliebre, comme disent les catalogues italiens, est très cultivé, étant ce qui rapporte le plus. Beaucoup d'excellents rittrati, du reste, un de M. Hébert, un chef-d'œuvre; un autre du grand sculpteur Paul Dubois; puis d'Henner, avec fond bleu-marine. M. Debat-Ponson expose M. de Cassagnac et M. Émile Lévy, Barbey d'Aurevilly, un penseur qui semble un condotierri. Je ne dirai rien de M. Sain, le peintre favori des femmes sérieuses. On pourrait faire un chapitre sous cette rubrique; ce qu'il y a toujours au Salon: marines de Vernier, de Lansyer, cancalaises de Feyen-Perrin, gaulois de Luminais, académies de Benner, paysages persans de M. Laurens et crevettes de M. Bergeret. Il est un groupe de chercheurs qui, sans viser au grand, trouvent des effets délicats et nouveaux. Tel M. Buland; son Jésus chez Marthe et Marie n'est pas une œuvre mystique, mais cependant exquise de recherches et bien supérieure au même sujet traité par M. Leroy. On dirait d'un tableau japonais. Cela est peint dans un ton crème d'une douceur exquise; les deux saintes ne sont que des princesses de l'extrême Orient, mais charmantes avec leurs grands yeux rêveurs; le Christ est doux et grave et une poésie calme et suave sort de ce cadre, un des meilleurs de l'Exposition. Une mode qui commence, c'est le dyptique; jeunesse et vieillesse, fortune et misère, l'antithèse en peinture, enfin absurde. Le tryptique lui-même est représenté par M. le comte de Nouy. Le premier volet qui représente l'Odyssée a le caractère antique, mais le panneau central et l'Illiade de l'autre sont du poncif.

Le tableau de genre triomphe. Banal, il plaît à tout le monde; petit, il peut s'accrocher partout. Jusqu'ici il s'était borné aux modestes formats, maintenant il affecte les grands cadres. La Salle des gardes de M. Charmont représente des tons de tapisseries intéressants. Le Cadet de M. Gustave Popelin a beaucoup d'allure. M. Liebermann, dans sa Récréation dans un hospice, a étonnamment rendu les traînées du soleil perçant les arbres. Les Truands de M. Richter sont d'une très grande intensité pittoresque. L'Espagnol en noir pinçant de la guitare, de M. Émile Montégut, est une peinture de grand mérite à mettre en pendant avec l'Espagnole en colère, du sculpteur Falguière, qui est excellent peintre parce que Ingres était violoniste. El jaleo, de M. Sargent, un morceau de macabre espagnol à ressusciter Goya. Malgré le genre familier de M. Kemmerer, il faut louer son modelé d'une exquise et spirituelle précision.

Enfin, venons à ceux qui opèrent «l'évolution naturaliste». Ayant M. Manet pour porte-drapeau, M. Manet est un peintre chinois, ses tableaux sont des crépons français. Tout son caractère est dans la persistance du local. Or la teinte plate nécessite la suppression des demi-teintes et partant du modelé. N'est-ce pas là de la belle ouvrage? Le ton local n'existe pas dans la nature, parce que l'air fond les localités. On intitule cette manière barbare l'école du plein air, et c'est l'école sans air, puisqu'il faut regarder un tableau à vingt pas pour que l'air ambiant lui crée une perspective aérienne artificielle. Cimabué et les byzantins peignaient de la sorte, ainsi que les imagiers. M. Manet et sa bande ne font donc que retomber à l'enfance du procédé. M. Bastien Lepage a d'incontestables qualités de rendu, mais une prédilection des tons glauques et terreux, et faute d'air les plans ne sont pas marqués. Son Bûcheron, c'est de la vraie nature, mais vue à travers le parti pris d'un pinceau faussé. Dans le Salon carré s'étale le 14 Juillet de M. Roll, immense toile représentant une cohue sur la place du Château-d'Eau, et il faut bien l'avouer, cette grande vulgarité vaux mieux même artistiquement que l'Impératrice Eudoxie de M. Vencker qui est en face. Quant aux peintres de bodegones, de tableaux de salle à manger, leur genre est trop inférieur pour qu'on s'en occupe ici.

Et maintenant, s'il nous faut conclure, nous dirons que dans ce Han lin (forêt de pinceaux), comme dirait d'Hervey Saint-Deny, le sinologue, il y a beaucoup de peintres mais peu d'artistes; et ceux-là mêmes sont impuissants à s'élever jusqu'à l'idéal hors duquel il n'y a pas de grand art.

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